Sihame El Kaouakibi © ID

Sihame El Kaouakibi s’est-elle vraiment fourvoyée ? (portrait)

Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Jusqu’à il y a quelques semaines, tous les politiciens, dirigeants d’entreprise, ou personnalités culturelles au nord du pays, voulaient poser aux côtés de la femme politique Sihame El Kaouakibi. À présent, des soupçons d’enrichissement personnel risquent de détruire sa réputation. S’est-elle vraiment fourvoyée ? Ou y a-t-il autre chose en jeu?

Lundi, pour la première fois, la députée flamande Sihame El Kaouakibi (Open VLD) s’est adressée aux médias : « je suis une boxeuse, et j’ai été K.-O. On peut m’enlever beaucoup de choses, mais je tiens énormément à mon intégrité. »

Depuis début février, les « dossiers-El Kaouakibi » – au pluriel – défraient la chronique en Flandre. Une première série d’allégations concerne la (mauvaise) gestion commerciale de son organisation Let’s Go Urban, un projet culturel destiné aux jeunes (défavorisés) autour de la danse et l’expression corporelle. Un audit, auquel a même participé un détective privé, révèle des flux d’argent inexpliqués provenant du programme subventionné Let’s Go Urban vers des organisations dirigées par El Kaouakibi et/ou sa partenaire. L’affaire fait la une des journaux lorsque la VRT annonce le 2 février que le tribunal du commerce d’Anvers a nommé un administrateur provisoire à la suite d’une plainte déposée par trois administrateurs indépendants – aujourd’hui ex-administrateurs, car ils démissionnent.

Deux jours plus tard, un autre volet politique vient s’ajouter, lorsqu’on apprend qu’El Kaouakibi a reçu 50.000 euros de soutien de l’Open VLD lors des dernières élections. Cette nouvelle renforce l’image de grappilleuse d’El Kaouakibi. La situation s’aggrave encore lorsqu’on avance qu’elle ne perçoit pas 50 000, mais 103 000 euros au total. Dans une opinion parue sur Knack, le politologue Bart Maddens y voit une possible infraction de la loi sur les dépenses électorales. L’administrateur provisoire, l’avocate Annemie Moens, commence déjà à vérifier les comptes. Au nom de la ville d’Anvers, l’échevine Jinnih Beels (sp.a) annonce une enquête séparée sur les subventions de Let’s Go Urban. Le parquet d’Anvers ouvre un dossier de fraude. Entre-temps, cette tâche a été reprise par l’Office Central pour la Répression de la Corruption (OCRC). La ministre flamande de l’Économie Hilde Crevits (CD&V) ordonne une enquête pour savoir si les primes corona doivent être remboursées. Tout cela pour une jeune femme aux racines marocaines et aux allures de mannequins Vogue aux pieds de laquelle la moitié de la Flandre et tout Anvers se trouvaient encore il y a peu. Que s’est-il passé ?

Projet de hiphop

Sihame El Kaouakibi naît en 1986 au sein d’une grande famille de sept enfants à Boom. Le 4 mai 2005, un journal mentionne son nom pour la première fois. Het Laatste Nieuws rapporte que les élèves de l’Athénée royal de Boom en avaient assez de leur cour de récréation délabrée. « Âgée de 18 ans Sihame El Kaouakibi (photo) a mis un dossier solide sur la table », et a convaincu le directeur de son projet de rénovation, appelé « Extreme Make Over », écrit le quotidien.

Ce n’est qu’à l’automne 2009 qu’elle revient dans la presse. Jeune enseignante, elle participe aux universités d’été d’Anvers, où elle attire l’attention de Marleen Van Ouytsel, initiatrice et politicienne de l’Open VLD. Elle la met en contact avec les décideurs politiques d’Anvers. Résultat rapide : le samedi 24 octobre, le journal Gazet van Antwerpen s’intéresse à un tout nouveau « projet hip hop » où une vingtaine de danseurs confronteraient le public du Sportpaleis à la danse urbaine lors des Night of the Proms à Anvers. Un mois plus tard, El Kaouakibi devient la vedette du programme VTM Stille weldoeners. Un millionnaire du Limbourg la voit sur scène, et « époustouflé », transfère 17 500 euros à Let’s Go Urban.

Sihame El Kaouakibi est un succès, avant tout auprès d’un public anversois/flamand populaire généralement assez hésitant à embrasser de « nouveaux compatriotes » méritants. El Kaouakibi a parfaitement senti cette suspicion flamande. « Dans la rue, les danseurs de hip-hop sont fréquemment perçus comme une nuisance », explique-t-elle. « Nous leur montrons la voie vers une bonne infrastructure, avec des enseignants professionnels. Avec nos 30 à 35 nationalités, nous sommes l’incarnation de la diversité. Il y a des Marocains et des Juifs. Il y a des filles et des garçons. Dans certaines cultures, les filles ne sont pas autorisées à danser, dans d’autres, ce sont les garçons qui sont exclus de la danse. » Une femme de moins de 25 ans aux racines marocaines qui laisse les filles s’éclater librement sur une scène, avec des garçons qui préfèrent danser plutôt que de jouer au football : les médias flamands ne connaissaient pas encore un tel profil d’allochtone. Le monde des affaires non plus. Sans parler de la politique.

Son succès n’est pas seulement dû aux qualités artistiques de Let’s Go Urban. El Kaouakibi est la bonne personne au bon moment dans la bonne ville. Lors des élections communales de 2006, le bourgmestre Patrick Janssens (SP.A) réussit à faire plier son challenger Filip Dewinter (Vlaams Belang). Janssens n’est pas un socialiste, ni même un vrai social-démocrate. Il se considère comme un entrepreneur social. Il sait que, malgré la défaite de Dewinter, il doit s’attaquer de toute urgence au « problème de société » urbain que représentent les allochtones, en particulier les musulmans. À Anvers, « le problème de la société » est à la base du succès électoral du Vlaams Belang. Qu’il s’agisse ou non d’une analyse injuste des musulmans n’a aucune importance pour Janssens. Beaucoup trop d’Anversois pensent et votent de cette façon, et c’est là son problème.

Sihame El Kaouakibi
Sihame El Kaouakibi© Belga Image

L’échevine de la jeunesse Leen Verbist (sp.a) donne à Let’s Go Urban une place de choix dans la programmation d’Anvers en tant que capitale européenne de la jeunesse en 2011. El Kaouakibi fait sensation. Auprès des citadins progressistes, mais aussi auprès de ceux qui se méfient des femmes voilées. Auprès de l’avant-garde culturelle, mais aussi d’une large classe moyenne. Un bon deux ans plus tard, les honneurs commencent à affluer.

Évidemment, les politiciens lui tournent autour- qui ne voit pas en elle de potentiel pour obtenir des votes ? Au printemps 2012, elle est invitée en tant qu' »indépendante politique » à un congrès de de l’Open VLD. Pourtant, El Kaouakibi se dérobe. Du moins, temporairement. Le 18 septembre 2012, elle déclaré au Belang van Limburg : « Je ne suis pas encore prête pour un parti politique. D’abord, Let’s Go Urban doit être capable de se débrouiller tout seul. Alors, je serai prête pour la politique. »

Quelques semaines plus tard, la Stadslijst de Patrick Janssens (28,6 %) subit une défaite cuisante aux élections communales d’Anvers face à la N-VA de Bart De Wever (37,7 %). De Wever présente les élections municipales comme une confrontation ultime entre un modèle de société flamand et un modèle de société socialiste. Il les transforme en véritable kulturkampf, sauf qu’on ne touche pas à la star culturelle de sa ville. Sous le bourgmestre De Wever, Sihame El Kaouakibi devient encore plus populaire que sous Patrick Janssens. En tout cas, Let’s Go Urban perçoit encore plus de subventions de la ville.

Sihame El Kaouakibi s’intègre mieux dans le discours de De Wever. Patrick Janssens devait encore tenir compte des sensibilités progressistes. De Wever s’en prend sans pitié aux « gens de gauche » et à leur approche du secteur social de la ville multiculturelle. Les nouveaux Flamands n’ont qu’à faire la même chose que les Flamands : montrer qu’eux aussi sont des Flamands travailleurs. El Kaouakibi est l’exemple parfait d’une entrepreneuse entreprenante et autodidacte. Elle parle également un « néerlandais parfait » (avec un léger accent anversois) et donne à l’identité flamande un pigment supplémentaire en intégrant des formes de danse « ethniques » ou « urbaines » telles que la streetdance, le hip-hop ou le reggae dans la culture flamande. Elle fait ce que les autochtones flamands ne peuvent pas faire eux-mêmes, mais ce qu’ils aiment voir: elle apporte à Anvers et à la Flandre cette touche de couleur supplémentaire dont chaque ville et chaque pays a besoin pour rester visiblement à la page.

Maison Jacob Jordaens

Sihame El Kaouakibi devient le chouchou du Collège communal de centre-droit d’Anvers (N-VA/CD&V/Open VLD). Les subventions continuent à augmenter, jusqu’à 35 000 euros par an – c’est beaucoup d’argent. En outre, la nouvelle échevine de la Jeunesse, Nabilla Ait Daoud (N-VA), aide Let’s Go Urban à résoudre un problème persistant : l’hébergement. C’est plus qu’un simple cadeau lorsque, en septembre 2018, la salle des fêtes du Kiel est mise à la disposition de Let’s Go Urban. La rénovation peut coûter 3,5 millions d’euros. Mais voilà, c’est connu, parfois les travaux s’éternisent et en 2020, la crise du coronavirus provoque un retard général. Un initié : « Les ordres du conseil communal ont été très clairs : « on a promis 3,5 millions d’euros de subventions. Dépensez-les ».

C’est la raison de l’achat de la fameuse « cuisine mobile », qui fait l’objet de tant de débats lors de l’audit : il n’y avait pas de place pour elle dans le centre urbain, qui était encore en construction. C’est pourquoi la cuisine est entreposée dans la maison Jacob Jordaens – baptisée « JJ House ». Ce bâtiment historique est géré par une petite entreprise, Point Urbain, dont Sihame El Kaouakibi était copropriétaire. La semaine dernière, elle a fait faillite. Cela n’a rien à voir avec « Let’s Go Urban », ajoute-t-on à la hâte.

Formellement, c’est vrai. Et pas vrai. Comme la fondatrice de Let’s Go Urban est devenue si importante pour Anvers, on décide de la soutenir également sur le plan commercial. Outre les nouveaux donateurs publics, en particulier la N-VA, des chefs d’entreprise et des gestionnaires se manifestent et veulent soutenir Let’s Go Urban avec des fonds privés.

Les nouveaux amis n’apportent pas seulement de l’argent mais aussi du savoir-faire. Ils conçoivent même une toute nouvelle structure pour Sihame El Kaouakibi. « Jusqu’alors, Let’s Go Urban était une ASBL – littéralement et factuellement, une association à but non lucratif », explique-t-on à Knack. « Après, Sihame El Kaouakibi est persuadée par des directeurs et des chefs d’entreprise, pour la plupart des amis et des connaissances des dirigeants de ténors N-VA de la ville, d’intégrer l’ASBL dans un environnement corporate plus large : « Tout devait être plus commercial ». En même temps, l’ASBL Let’s Go Urban reste dépendante de subventions urbaines exceptionnellement importantes. Afin de séparer et d’intégrer tous ces flux financiers publics et privés, on élabore une structure assez complexe. »

Six ans plus tard, un audit écrit « qu’il existe un degré élevé d’interdépendance entre les activités de l’ASBL et certaines des organisations (ou entreprises) où Sihame El Kaouakabi est impliquée ». Notamment : A Woman’s View – nom commercial : Nextgenity. Il y a également WannaWork (une SARL), WannaChange (une SARL), WannaCatch (une SARL), Point Urbain (une SA)/Point Urbain Deli ((une SARL)) – et We Love BXL (une ASBL solitaire). N’était-ce pas le but?

We Love BXL est d’ailleurs créé à la demande de Jan Jambon (N-VA). En tant que vice-premier ministre et ministre de l’Intérieur, il est impressionné par l’enthousiasme d’El Kaouakibi. Le ministre, qui a vu des musulmans danser après les attaques terroristes à Molenbeek, demande à la plus célèbre danseuse urbaine de la ville de mettre sur pied un projet social dans le « Hellhole Brussels ». C’est ainsi qu’est né We Love BXL. Un observateur : « Jambon a été impressionné par le discours de Sihame : elle ne veut pas materner les jeunes. Mais elle n’a jamais pris la peine de s’impliquer dans le tissu local de Molenbeek. »

Johan Leman, qui travaille avec Foyer sur des projets d’intégration dans le difficile quartier du canal de Molenbeek, voit la situation d’un mauvais oeil. Soudain, We Love BXL vient d’Anvers et reçoit 200 000 euros de Jan Jambon (N-VA), contre l’avis initial des politiciens de Molenbeek. Je n’ai jamais vu les gens de We Love BXL ici. Tout au plus, Molenbeek a reçu un courriel rempli de langage managérial en anglais. Et cela dans le quartier le plus pauvre de Bruxelles, où la grande majorité parle français ou arabe. »

« Chief believer »

Il s’agit de la nouvelle identité visuelle de Let’s Go Urban 2.0. Les spécialistes du marketing Ann Maes et son mari Herman Toch font partie (ou faisaient) des nouveaux réalisateurs qui inspirent El Kaouakibi. Ensemble, ils ont écrit le livre (en néerlandais) The Positive Sum Game. Le livre est un long crédo d’un modèle commercial où s’estompe le contraste entre le lucratif et le non-lucratif. Les auteurs encouragent les entrepreneurs à « chercher l’or dans la zone grise entre le noir et le blanc ». Sihame El Kaouakibi reste au conseil d’administration, désormais en tant que « chief believer ». Ce langage s’inscrit dans une nouvelle culture de gestion qui s’éloigne des analyses, des idéaux et du jargon du secteur social, et cherche une nouvelle argumentation plus branchée. L’ancien Forum des minorités est remplacé par Join.Flanders. L’organisation de Youssef Kobo s’appelle « A seet at the table ». Un vétéran du secteur de l’intégration à Bruxelles soupire. « Les organisations libérales ont le vent en poupe », dit-il. « Les cabinets n’utilisent plus guère le mot ‘intégration’. Des termes comme ’empowerment’ sont plus en vogue. »

Leman considère plutôt des personnages comme Sihame El Kaouakibi comme les victimes d’un système. « Comment cet argent à Anvers a-t-il pu passer à des sociétés pendant des années? À Bruxelles, la Commission de la Communauté flamande nous demande d’engager un auditeur. L’administration contrôle également nos dépenses ». Selon lui, le problème à Anvers est surtout structurel : « Je ne blâme donc pas tant Sihame que les autorités. »

Reste à voir si Sihame El Kaouakibi réalise à quel point elle s’est éloignée de son projet initial. Let’s Go Urban et tout ce qui l’entoure est devenu en partie une entreprise familiale, où les entreprises fournissent des services à l’organisation à but non lucratif et cette dernière avance de l’argent et des biens – le décompte correct de tout cela fait l’objet d’une enquête. El Kaouakibi est elle-même metteur en scène, tout comme son jeune frère Youssef – également danseur. L’audit mentionne aussi sa soeur Fatima. Et il y a une partenaire commerciale, Erika Xuan Ngueyn, une amie d’El Kaouakibi.

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