Ian Kershaw © Karoly Effenberger

Septante ans d’Europe : « Vladimir Poutine est loin d’être Adolf Hitler « 

Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

En dépit de tous les scénarios dramatiques pour l’avenir de l’Europe, il se peut fort bien que l’Union européenne continue simplement à patauger pendant des années. L’historien britannique, Ian Kershaw, n’y verrait même pas d’inconvénient. « Les électeurs doivent-ils vraiment aimer l’UE ? »

« Peut-être entendons-nous aujourd’hui de faibles échos des années 1930 », explique Ian Kershaw. « Mais si vous comparez, vous voyez les différences plutôt que les similitudes ». Auteur de Roller-Coaster: Europe, 1950-2017, le Britannique âgé de 75 ans est avant tout un expert faisant autorité de la Seconde Guerre mondiale, à qui l’on doit une biographie en deux tomes sur Adolf Hitler. La question est donc assez évidente. « Les différences sont vraiment grandes. La crise économique de 2008 n’était pas du même ordre que la dépression des années 1930, le populisme que nous voyons aujourd’hui n’est pas du fascisme, et il n’y a pas de groupes paramilitaires qui marchent dans les rues. Aujourd’hui, le racisme revient plus souvent, mais les protestations contre le racisme sont nettement plus fortes qu’avant. Et il n’y a personne qui menace la paix en Europe comme Adolf Hitler. Vladimir Poutine en est loin. »

Vladimir Poutine
Vladimir Poutine© M. Svetlov/Getty Image

Maintenant que cela a été dit, il est temps d’aborder les sujets plus triviaux. Angela Merkel, présidente de la CDU chrétienne-démocrate depuis 1998 et chancelière d’Allemagne depuis 2005, a annoncé son départ à la présidence de la CDU – et donc la fin de sa carrière politique en 2021. Surtout depuis l’élection de Donald Trump aux États-Unis, ses fans ont aimé la voir comme le leader du monde occidental. Mais en Allemagne, elle s’est fait tellement d’ennemis avec son approche de la crise des réfugiés que c’était sa seule option.

Comment l’histoire jugera-t-elle Angela Merkel ?

Ian Kershaw : Cela reste à voir. Aujourd’hui encore, l’image est assez ambiguë. On se souvient surtout de son rôle dans la crise des réfugiés, qui a ouvert les frontières allemandes à plus d’un million de Syriens en 2015. Cela a finalement eu des conséquences qui ont mené à la fin de sa carrière politique. Il y a des choix qui sont moralement bons, mais politiquement mortels.

Merkel avait-elle vraiment le choix ? Ces Syriens étaient déjà devant la porte.

Mes amis allemands me disent la même chose, mais la manière dont Merkel a pris cette décision suggère fortement qu’elle la soutient. Avant de donner sa fameuse conférence de presse au cours de laquelle elle a dit « Wir schaffen das », elle avait seulement consulté le chancelier autrichien. Elle aurait tout aussi bien pu convoquer une réunion européenne de crise et examiner ce qui était possible. Au lieu de cela, elle a imposé sa propre volonté. C’était si atypique de sa part, qu’on ignore quel sera son héritage. Angela Merkel était la chancelière qui voulait reporter les décisions le plus longtemps possible, éviter les confrontations majeures et préférer rechercher le consensus jusqu’à ce qu’elle ne puisse vraiment rien faire d’autre que prendre une décision. Elle a toujours été très prudente et a préféré ne pas prendre d’initiative. C’est pourquoi la crise économique dans la zone euro menée par l’Allemagne a duré quatre ans, alors que les États-Unis avaient résolu leur crise en 18 mois. En fait, les véritables problèmes de la zone euro ne sont toujours pas résolus : on a seulement pansé la plaie.

Angela Merkel
Angela Merkel © AFP

Vous commencez votre livre en 1950 : l’Europe a connu un renouveau inimaginable après avoir été complètement détruite par deux guerres mondiales. Dans quelle mesure devions-nous cela aux Américains ?

Leur rôle était crucial. Essayez de penser à cette période en excluant les États-Unis : dès le départ, l’avenir de l’Europe semble beaucoup plus incertain. Pendant la Guerre froide, les États-Unis sont également restés au centre de notre politique.

En attendant, pouvons-nous déjà nous passer des États-Unis ?

Pas vraiment. Pourquoi avons-nous été si enthousiastes à propos de l’élection de Barack Obama, et si bouleversés par la victoire de Donald Trump ? Les États-Unis restent un facteur déterminant du développement de l’Europe. Sans les États-Unis, l’OTAN s’effondrerait. L’Europe n’est pas en mesure de mobiliser une force militaire capable de nous défendre comme le font encore les Américains aujourd’hui. Bien sûr, la coopération en Europe s’améliore. Peut-être pas tant lorsqu’il s’agit de cas militaires réels, mais contre des menaces telles que les cyberattaques et le terrorisme.

Dans votre livre, vous arrivez à la conclusion que la coïncidence est souvent un facteur important dans l’histoire. Quelle coïncidence a eu le plus grand impact sur l’avenir de l’Europe ?

Günter Schabowski (image d'archive).
Günter Schabowski (image d’archive).© Capture d’écran

Personne n’a vu venir la chute du mur de Berlin en 1989. J’étais souvent en Allemagne de l’Ouest à l’époque, et je vivais même à Berlin-Ouest lorsque le mur est finalement tombé. Mais personne ne pensait que le système s’effondrerait si vite. Plus tard, bien sûr, tout le monde a vu les faiblesses : les historiens sont généralement très bons pour faire des prédictions par la suite. Mais quelle coïncidence y avait-il dans le jeu ? C’était probablement la conférence de presse non préparée du politicien de la RDA Günter Schabowski, le 9 novembre de la même année. Cet homme ne savait pas ce qu’il faisait lorsqu’il a répondu à la question d’un journaliste selon laquelle les Allemands de l’Est pourraient se rendre à Berlin-Ouest à partir de ce moment. Le mur de Berlin a ensuite été pris d’assaut par une foule. C’était une coïncidence, mais ce n’est évidemment pas une surprise totale que dans le chaos de l’époque il ait commis une telle erreur. Le mur de Berlin aurait fini par tomber de toute façon, parce que la RDA était vraiment faible.

« Ian Kershaw voit peut-être les choses différemment, mais Roller-Coaster: Europe fournit de solides arguments pour une interprétation marxiste de notre histoire récente », écrivait le journal néerlandais NRC Handelsblad.

En effet, je n’ai jamais été marxiste. (rires) C’est intelligent de commencer par Karl Marx – il reste très important – mais ce ne l’est pas de terminer par lui. De plus, je n’ai pas vraiment besoin de Marx pour comprendre l’importance de l’économie, alors que d’autres facteurs peuvent bien sûr aussi être décisifs. Le rôle personnel joué par Mikhaïl Gorbatchev en tant que président et président du parti communiste à la fin de l’Union soviétique ne peut être surestimé. Les facteurs économiques ont conduit à l’affaiblissement de l’Union soviétique, mais à cette époque Gorbatchev était vraiment d’une importance indéniable.

Vous pensez même que Gorbatchev est le plus grand homme politique des septante dernières années en Europe.

En effet. Je pourrais vous donner une liste de personnalités influentes et peut-être décisives dans l’histoire récente de l’Europe, mais il se distingue des autres.

Que pensez-vous de la Première ministre britannique Theresa May?

Je crains que mon avis ne soit pas très favorable. (rires) Il n’y a pas grand-chose de bon à dire sur elle, tout comme sur son prédécesseur, soit dit en passant. Après tout, c’est David Cameron qui a organisé le référendum sur le Brexit en 2016. Pendant la campagne, May défendait aussi timidement l’UE, et ce n’est qu’ensuite qu’elle s’est laissée emporter par le zèle du converti. Tout comme Merkel, elle aurait dû agir beaucoup plus prudemment. Elle aurait dû donner plus de marge de manoeuvre à l’Angleterre pendant les négociations.

Septante ans d'Europe :
© AFP

Le noyau des négociations n’est-il pas simple ? Les Britanniques doivent décider s’ils veulent rester ou sortir du marché unique de l’UE. S’ils restent, ils doivent respecter les règles, s’ils sortent, ils doivent couper tous les liens avec le reste de l’UE.

C’est une façon de voir les choses : l’UE en tant que club où tous les membres doivent simplement respecter les règles. Mais il y a d’autres variantes possibles, comme en Suisse, non ? L’UE pourrait être un peu plus flexible et développer des relations similaires avec l’Angleterre et la Suisse. Après quarante ans d’adhésion à l’UE, les liens avec l’Angleterre sont si complexes qu’ils ne sont plus faciles à couper. Regardez le problème de la frontière avec l’Irlande, personne ne veut d’une véritable frontière avec l’Irlande du Nord là-bas. Mais cela ne peut être résolu. C’est vraiment une tragédie. En Angleterre, on ne peut plus mener de discussion sensée entre les brexiteers et les remainers. Ils ne font que se mettre en colère. De toute ma vie, je n’ai jamais connu mon pays aussi divisé que ces dernières années. Bien sûr, la majorité des Britanniques, qui ne s’intéressent pas vraiment à la politique, ne peuvent plus entendre le mot Brexit non plus.

Depuis le continent, il est également frappant de voir comment un tel point de discorde peut paralyser un pays. Vous ne parlez vraiment de rien d’autre.

C’est aussi une question existentielle sur l’avenir de l’Angleterre. Après quelques semaines, tout le monde parle des résultats des élections. C’est beaucoup plus fondamental, c’est ce qui détermine l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants. Tout le monde est déçu en ce moment. May ne sera pas en mesure de trouver une solution qui satisfasse une grande majorité des Britanniques. Je pense qu’elle finira par pouvoir négocier un accord avec l’Union européenne. L’UE reste une petite usine où les compromis se succèdent. Mais cet accord sera-t-il approuvé par le Parlement britannique ? Cela me semble douteux. Et ensuite? De nouvelles élections, un nouveau référendum ou un nouveau Premier ministre avec les mêmes problèmes.

Vous espérez un second référendum?

Je suis contre les référendums, mais dans ce cas-ci je l’espère. Je sais que le premier référendum a été clairement remporté par les Brexiteers par 52 contre 48%. Mais ce n’était pas non plus une victoire écrasante. La question était également très simpliste : dedans ou dehors. C’est beaucoup plus complexe que la plupart des électeurs ne l’imaginaient à l’époque. Il est donc peut-être logique de demander à ces électeurs – maintenant qu’ils voient quelles sont les conséquences réelles de leur choix – s’ils sont vraiment sûrs de vouloir le faire. D’autre part, l’UE a pour tradition s’organiser des référendums jusqu’à ce qu’elle obtienne le résultat qu’elle souhaite. Ce n’est pas le but non plus.

Le président français Charles de Gaulle a opposé son veto à deux reprises à l’adhésion de l’Angleterre dans les années 1960. Aura-t-il tout de même raison?

Septante ans d'Europe :
© Reuters

Je ne crois pas, non. Cette adhésion a été extrêmement bénéfique pour l’Angleterre. Lors d’un référendum en 1975, 67% des Britanniques étaient également favorables à l’adhésion. Si nous avions pu adhérer dans les années 1960, nous aurions peut-être pu négocier de meilleurs accords et devenir un véritable membre à part entière. Les conditions d’adhésion étaient défavorables. C’est aussi la raison pour laquelle Margaret Thatcher a frappé son sac à main sur la table dans les années 80 et a voulu récupérer son argent. L’Angleterre se sentait désavantagée.

La Pologne et la Hongrie appartiennent-elles au fond à l’UE ?

Bien sûr que oui. Il serait très artificiel de tracer une nouvelle frontière autour du groupe des pays de Visegrad, dont la République tchèque et la Slovaquie. L’Europe centrale a également joué un rôle central dans l’histoire de ce continent. Mais j’espère qu’on trouvera bientôt un moyen pour mieux gérer ces pays et qu’ils se conformeront à nouveau aux règles européennes.

Ne devrions-nous pas faire preuve d’un peu plus d’affabilité à l’égard de ces pays, plutôt que de menacer de les punir ? Leur expérience de la démocratie est beaucoup plus fragile que la nôtre.

Quoi qu’il en soit, l’UE n’ira pas loin avec ces sanctions. En fin de compte, ces pays peuvent bloquer eux-mêmes les sanctions au Conseil européen des chefs de gouvernement. L’UE s’est engagée à faire respecter ses règles, mais il reste à voir jusqu’où on peut aller. La Pologne est un pays profondément divisé : les grandes villes pensent très différemment des campagnes. Mais en Hongrie Viktor Orban est soutenu par une grande majorité de la population. Il est très populaire. L’UE veut-elle vraiment aller à l’encontre de cela et dire aux Hongrois qu’ils devraient voter pour quelqu’un d’autre ?

Je ne sais pas quelle est la bonne solution à ce conflit est-ouest, et il n’y a peut-être pas de solution du tout. Je recommanderais au moins de garder toutes les voies diplomatiques ouvertes avec ces pays, en espérant peut-être que la crise des réfugiés s’apaisera un peu. C’est la raison de nombreux désaccords. Si ce problème devient moins important, il pourrait devenir plus facile de parvenir à un consensus en Europe. Mais au fond, c’est un voeu pieux.

En effet: la réalité c’est que des pays tels que l’Italie et l’Autriche se mettent sur la ligne de Viktor Orban.

C’est vrai. L’UE y réagit également. Les frontières sont plus strictement surveillées qu’avant, donc quelque chose bouge. Mais il est difficile de voir comment couper l’herbe sous le pied aux populistes. Après les élections européennes de mai 2019, il n’y aura plus que des populistes et des nationalistes au Parlement européen.

Les commentateurs les plus pessimistes voient l’UE se désintégrer encore davantage.

C’est trop pessimiste. Regardez l’évolution de l’UE au cours des 70 dernières années. Ce n’est pas parfait, tout le monde le voit, mais tout le monde doit aussi admettre que l’UE apporte d’énormes avantages. Après les États-Unis et la Chine, l’UE est le troisième plus grand bloc commercial du monde. Tout le monde regarde les traités commerciaux que nous concluons. Je ne peux pas imaginer un tel effondrement d’un jour à l’autre. Il ne s’agit pas d’une vision très romantique et attrayante de l’avenir, mais il se peut fort bien que l’UE continue à se comporter comme elle le fait actuellement pendant de nombreuses années. Personne n’a compris comment le Saint Empire romain pouvait fonctionner, et il a tout de même duré mille ans.

À l’exception de la Grande-Bretagne, aucun État membre ne souhaite quitter l’UE.

C’est vrai. Personne ne veut suivre l’exemple de l’Angleterre, et ce n’est pas seulement parce qu’ils voient les conséquences dramatiques et néfastes qu’une telle sortie peut avoir. Des pays comme la Grèce, le Portugal et l’Espagne, qui ont beaucoup souffert de la crise de l’euro, ne veulent pas non plus quitter la zone euro. L’Italie, où la Liga et le Mouvement 5 étoiles sont maintenant au pouvoir, n’a pas non plus l’intention de le faire. Les Italiens font beaucoup de bruit, mais même pour eux, les avantages l’emportent toujours sur les inconvénients.

Ce n’est pas une défense très enthousiaste d’un projet politique.

Je sais, plus personne n’est enthousiasmé par l’Union européenne. Mais cela doit-il être le cas ? Les électeurs doivent-ils vraiment aimer l’UE ? L’Union européenne a contribué à garantir la paix sur ce continent depuis 70 ans. Les risques que la France et l’Allemagne déclenchent une nouvelle guerre sont devenus très minces. En outre, l’UE établit aujourd’hui une norme mondiale pour la réglementation en matière de sécurité alimentaire, d’écologie et de questions sociales. N’est-ce pas suffisant pour une telle organisation ? Mais personne n’ose le défendre ardemment. Nous n’entendons parler que des problèmes et des crises.

Pour les septante ans de l’Europe, vous utilisez l’image d’un grand huit qui monte et descend, qui fait des virages serrés et qui prend des virages surprenants. Mais l’histoire européenne des dernières décennies n’est-elle pas une ligne qui monte surtout en flèche ?

Je voulais juste éviter ce triomphalisme. Il y a effectivement eu des crises majeures : la crise pétrolière des années 1970 ou la crise financière de 2008, par exemple. Nous voyons la fin du communisme comme une victoire, mais pour les Européens de l’Est, cela signifiait avant tout beaucoup de misère. Après ça, les choses se sont mieux passées. N’oublions pas la terrible guerre en Yougoslavie dans les années 1990 et le conflit en Ukraine qui se poursuit encore aujourd’hui.

Vous écrivez que l’Europe n’a jamais été aussi pacifique, sûre et prospère qu’aujourd’hui. Pourtant, à la fin, vous esquissez une image sombre de l’avenir. Est-ce là le paradoxe de notre époque ?

Je ne pense même pas que ce soit un paradoxe. Les progrès matériels par rapport à mon enfance sont énormes. La médecine aussi a progressé de manière incroyable, tout comme notre cadre de valeurs. Le racisme est moins accepté et les femmes sont plus émancipées. Cependant, aujourd’hui, l’avenir de l’Europe semble incertain, je ne peux pas dire le contraire. Mais il est exagéré de dire que nous sommes au bord du gouffre. En fin de compte, je pense que nous surmonterons les problèmes d’aujourd’hui, ou du moins que nous trouverons un moyen de les maîtriser. Je suis optimiste de nature, et cela n’a pas grand-chose à voir avec l’analyse historique. Si j’avais écrit l’histoire de l’Europe en 2000, comme l’a fait mon collègue Tony Judt, j’aurais probablement été beaucoup plus positif. Aujourd’hui, je suis vraiment inquiet.

Cette préoccupation est-elle la raison pour laquelle vous vouliez raconter cette histoire ?

Non, c’est parce que mon éditeur me l’a demandé. (rires) Parfois, l’explication est très banale.

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