« Sept incidents en cinq semaines », inquiétudes autour de l’usine Yara à Saint-Ghislain
« Sept incidents en cinq semaines: que se passe-t-il chez Yara? », s’inquiètent des riverains de cette usine chimique située à Saint-Ghislain, dans le Hainaut. Récit d’une guerre des tranchées appuyée par le récent renouvellement, pour vingt ans, du permis d’environnement de ce site classé Seveso.
Ses mises à l’arrêt ou redémarrages peuvent se faire entendre à des kilomètres à la ronde, de jour comme de nuit. Un grondement sourd envahit alors les alentours de l’écozoning de Tertre, à Saint-Ghislain, où l’usine Yara s’étend sur quelque 44 hectares. Parfois, c’est un nuage orange vif qui se dégage d’une cheminée, quand la mise en sécurité d’une unité libère de l’oxyde d’azote. C’est ici, au nord-ouest de Mons, que se situe le seul site belge du géant norvégien, pourvoyeur mondial d’engrais et de produits chimiques azotés, comme l’ammoniac et l’acide nitrique. A elle seule, l’usine de Tertre représente 3% du chiffre d’affaires du secteur chimique en Wallonie et 2% de la consommation annuelle belge de gaz naturel. Elle figure surtout parmi les 54 sites « Seveso » de seuil haut du sud du pays, que l’on retrouve essentiellement le long du sillon Haine-Sambre-Meuse. Cette dénomination européenne, héritée d’une catastrophe survenue dans la ville italienne du même nom en 1976, rassemble les sites industriels présentant le plus haut risque d’accidents majeurs.
Ces dernières années, nous avons déjà réduit de 90% nos émissions de N2O. Mais cela, les riverains ne le voient pas.
Depuis des années, les nuisances essentiellement sonores de Yara divisent les riverains en deux camps. D’un côté, ceux que l’activité de l’usine indiffère ou qui en bénéficient, puisqu’une partie des 280 personnes qu’elle emploie habitent à proximité. De l’autre, ceux qui la subissent ou qui s’inquiètent des conséquences sur leur santé et leur cadre de vie. Une guerre des tranchées parfois virulente sur les réseaux sociaux comme sur la scène politique locale, majorité contre opposition. Aussi, quand Yara commence en 2019 les démarches visant notamment à renouveler son permis d’environnement pour vingt années de plus, ses futures conditions d’exploitation suscitent d’emblée d’âpres discussions. Le contexte attise d’autant plus les tensions: quatre ans après la découverte d’une fragilité dans les fondations du stockage d’ammoniac, l’usine se voit toujours contrainte de fonctionner à flux tendu, occasionnant de bruyants arrêts et redémarrages.
Trois recours et des craintes
Nous sommes le 19 janvier 2021. Cinq mois après l’introduction d’une demande de permis unique auprès du Service public de Wallonie (SPW), Yara obtient son précieux sésame. Outre le renouvellement des autorisations d’exploitation, celui-ci lui permet de construire une nouvelle station de déminéralisation des eaux et d’enfouir deux conduites d’ammoniac pour une question de sécurité. Un document hypertechnique de 634 pages, où sont entre autres repris les avis (favorables ou favorables sous conditions) de nombreux services du SPW, de trois communes, des entreprises à proximité et de la zone de secours Hainaut Centre. Les citoyens qui le souhaitent, eux, ne disposent que de vingt jours pour l’éplucher. Trois recours collectifs – au moins – sont néanmoins déposés dans ce court délai, dont un avec l’aide du groupe Ecolo de Saint-Ghislain. Tous épinglent des garanties supplémentaires quant au bruit, à la qualité de l’air, au contrôle et à la sécurisation du site.
Car, une fois de plus, le contexte est particulièrement propice à la vigilance de certains riverains. Depuis ce début d’année, entre le 14 janvier et le 24 février précisément, ces derniers comptabilisent sept « incidents » chez Yara, suscitant presque toujours d’importantes nuisances sonores et autant d’inquiétudes. Chaque événement est en effet rapporté par l’usine elle-même, sur une plateforme consultable en ligne. Fin 2019, la mise en fonction d’un nouveau stockage d’ammoniac cryogénique, un investissement de quarante millions d’euros, devait permettre de résoudre les problèmes de flux de production de ces dernières années et, par la même occasion, de diminuer les nuisances envers des habitants à proximité du site. Pourquoi, dans ce cas, l’activité de l’usine connaît-elle autant de soubresauts ces dernières semaines?
Contacté par Le Vif, le directeur de Yara Tertre, Michel Warzée, apporte quelques nuances. « Il faut distinguer un incident de production, à savoir un presque accident qui occasionne une mise en sécurité, et un arrêt d’installation. En ce moment, nous faisons par exemple face à un manque de produits sur le marché. Nous sommes donc obligés d’arrêter certaines installations, ici d’acide nitrique, lorsque celle qui fournit la matière première, à savoir notre unité de production d’ammoniac, rencontre un incident. » Avec cette grille de lecture, Yara évoque plutôt trois incidents, survenus respectivement le 14 janvier (problème d’instrumentation entraînant la mise en sécurité du four principal), le 10 février (lié au gel) et le 17 février (défaillance d’un brûleur sur une chaudière de production de vapeur). Une autre mise en sécurité, d’une unité d’acide nitrique, le 8 février, apparaît dans l’historique des événements. « Nous ne le prenons toutefois pas en compte en tant que mise en sécurité, car il est lié à une erreur humaine et l’incident a été réglé dans la journée. »
Malgré la transparence que revendique Yara, les explications sur ces événements restent visiblement peu lisibles. Tous les trois mois environ, une commission sécurité-environnement du zoning industriel se réunit en vue d’un échange d’informations entre les autorités compétentes (Province, Région wallonne, communes), l’intercommunale Idea, les entreprises et quelques riverains. « Lors de la dernière commission, fin février, nous avons demandé à Yara des précisions pour cinq incidents, mais elle n’a répondu que pour les trois qui concernaient l’unité de production d’ammoniac », regrette l’un d’eux. D’autres vont jusqu’à dénoncer une « concertation de façade » de la part de Yara et des pouvoirs locaux, qui prendraient systématiquement sa défense. « Nous sommes parfois attaqués par des riverains qui s’étonnent que la proximité de leur habitation avec l’usine cause des nuisances, mais nous ne sommes pas responsables de cela, indique Michel Warzée. On peut toutefois regretter que certaines autorisations de construire aient été accordées dans ce périmètre. »
Certains riverains dénoncent une « concertation de façade » de la part de Yara et des pouvoirs locaux, qui prendraient systématiquement sa défense.
« Risques inacceptables »
Une partie des nombreuses conditions particulières d’exploitation du nouveau permis obtenu par Yara résulte de dépassements de normes ou de problèmes liés à la configuration du site. Notamment en matière de sécurité. L’avis rendu par le Département de l’environnement et de l’eau du SPW fait ainsi état de trois « risques inacceptables » pour le public, dans le scénario hypothétique d’une perte de confinement sur des stockages d’acide nitrique ou de leurs équipements connexes. Leur délocalisation est toutefois à l’étude, précise le document. Ce que confirme Sébastien Burton, responsable Environnement chez Yara: « Les autorités en charge de cette gestion de risque pour la population nous imposent d’avoir pris notre décision en ce sens d’ici à la fin de l’année. » L’usine aura ensuite jusqu’au 1er janvier 2024 pour y remédier. « A cette échéance, soit nous arrêterons les installations qui deviendront en infraction, soit nous les déplacerons. C’est cette dernière option que l’on étudie, même si on parle d’un investissement de 14 millions d’euros. » La mention de ces risques dans le permis est liée à l’évolution de normes européennes sur l’acide nitrique, dont la toxicité a été revue à la hausse. Les stockages qui n’étaient pas jugés problématiques auparavant le sont devenus depuis l’année dernière.
Dans son avis rendu dans le cadre du permis, l’Agence wallonne de l’air et du climat (Awac) pointe un dépassement du critère de qualité de l’air pour l’ammoniac. « Ce problème, causé par le transfert d’un flux vers une unité de combustion, à la demande des autorités, a depuis lors été résolu », souligne Sébastien Burton. Par ailleurs, le site a obtenu un délai de quatre ans pour remplacer le système d’abattement des oxydes d’azote (NOx) émis à la sortie d’une unité d’acide nitrique. Si ce délai est jugé trop long par certains riverains, Yara l’estime contraignant. « Ce n’est pas un équipement que l’on va chercher au Brico, il doit être conçu sur mesure », poursuit le responsable environnement. L’usine mise sur l’émergence prometteuse de nouvelles technologies pour en réduire le coût, sans nuire à la qualité de l’abattement attendu. « Là encore, c’est quelque chose qui était autorisé par le passé, ajoute Michel Warzée. Ces dernières années, nous avons déjà réduit de 90% nos émissions de N2O. Mais cela, malheureusement, les riverains ne le voient pas. Or, c’est une avancée majeure, puisque le N2O engendre un effet de serre 310 fois supérieur à celui du CO2. »
Dans l’un des recours déposés, certains riverains demandent l’installation d’une station automatique du contrôle de qualité de l’air, afin de mesurer également les éventuels dépassements de critères lors des phases d’arrêt et de redémarrage des unités. Il en va de même au niveau du bruit. Par le passé, Yara a déjà placé ponctuellement des sonomètres chez quelques particuliers. « Mais ces mesures ont toujours été réalisées quand il n’y avait pas d’incident à l’usine », critique l’un d’eux. Ils souhaitent dès lors qu’un délai contraignant soit mentionné dans le permis en vue d’assainir le site sur le plan acoustique. A cet égard, Yara bénéficie déjà, comme d’autres sites industriels plus anciens, de dérogations lui permettant de dépasser les normes de bruit. « Mais dès janvier 2023, le permis nous applique les limites sonores applicables à un nouvel établissement, conclut Sébastien Burton. Si on souhaite conserver une certaine latitude, nous devrons donc avoir réalisé une étude technico-économique sur cette question avant la fin 2022. » L’installation de silencieux ne peut toutefois se faire que lors des arrêts programmés, qui ont lieu tous les quatre ans. Le prochain est prévu pour mars-avril 2023.
Pour Yara, l’addition de toutes les contraintes du permis octroyé nécessitera des investissements de plusieurs dizaines de millions d’euros. Les riverains eux, attendent désormais le retour de l’administration wallonne sur les recours déposés.
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