Schoppach, l’emblème de l’urbanisation des villages wallons (Enquête)
Portée par sa proximité avec le Grand-Duché, Arlon ploie sous les projets immobiliers dans les quartiers urbanisés. Serait-ce le prix à payer pour une gestion raisonnée du territoire ? A Schoppach, c’est l’histoire d’une rupture entre des habitants et un cadre de vie qu’ils ne reconnaissent plus.
Ce n’est plus la campagne, ce n’est pas encore la ville. Au bord du centre d’Arlon, le quartier de Schoppach résume tant d’autres recoins de Wallonie, où pendant des décennies, le logement s’est déployé en bandeau le long de routes plus ou moins cabossées. Ligne droite entre la E411 et le coeur de ville, l’avenue du Bois d’Arlon, la N850, est l’un de ces déversoirs à voitures où la limite de vitesse n’est souvent que théorique. De part et d’autre, le flambant neuf côtoie le vieillissant, les Tesla immatriculées au Luxembourg les vieilles Peugeot et les jardins en jachère les pelouses coupées au ciseau. Etrange contraste que cette ville frontalière, qui semble perpétuellement hésiter entre la Belgique rurale et l’opulent Grand-Duché.
La Ville ne propose ni contrat clair ni contrepartie aux habitants.
Une fracture s’est même dessinée parmi les 30 000 habitants de la commune. D’un côté, les Arlonnais pure souche, dont certains déplorent l’invasion engendrée par l’économie grand-ducale voisine. De l’autre, les travailleurs transfrontaliers, qui y voient un port d’attache idéal (une cité-dortoir ? ), vu les prix encore plus exorbitants de l’immobilier luxembourgeois – comptez 515 000 euros pour un studio de 27 m2 dans le nouveau quartier de la Cloche d’or, à Luxembourg-ville. Ces derniers y représentent près de 60 % de la population active. L’attractivité d’Arlon est donc avant tout une histoire d’opportunisme. Environ 230 nouveaux habitants s’y installent chaque année. Logiquement, un tel taux de croissance attire les promoteurs immobiliers. Selon l’opposition Ecolo+, plus de 2 000 nouveaux logements pourraient voir le jour dans les prochaines années, essentiellement dans ou à proximité du centre-ville. De quoi faire face à l’arrivée des 3 000 à 6 000 nouveaux Arlonnais attendus d’ici à 2035.
Depuis fin octobre 2019, Schoppach s’est illustrée dans les médias par son ancienne sablière, devenue une zone à défendre (ZAD). Plusieurs militants étrangers à Arlon, des » zadistes « , s’y sont installés pour protester contre un projet de zoning pour PME. A moins d’un kilomètre de là, c’est pourtant un tout autre combat qui anime le quartier. Bernard Pierre, riverain hyperactif, nous emmène en repérage. Ici, les Terrasses du Luxembourg, un projet de 170 appartements en passe d’être finalisés. Là, deux immeubles qui constituent l’Ilôt vert, bientôt complété par un nouvel ensemble de 40 appartements et de huit maisons. Plus haut, une briqueterie vouée à céder la place à 80 logements. Et puis, en apothéose, ce vaste projet qui cristallise les tensions depuis cinq ans : un écoquartier de 213 lots, sur deux plateaux, en lieu et place de vertes prairies et d’un manège déjà rayé du paysage depuis que le chantier a débuté.
Rupture avec le cadre de vie
En à peine un kilomètre carré, l’addition de nouveaux logements est plutôt salée. Sans compter les véhicules qui s’ajouteront sur les routes, déjà saturées. A cet égard, les mesures du plan communal de mobilité, actuellement soumis à enquête publique, pourraient gommer une partie du problème. Mais les inquiétudes dépassent largement ces questions-là. Schoppach raconte une histoire semblable à celle que vivent beaucoup d’autres Wallons : celle d’une rupture fondamentale entre les habitants et leur cadre de vie. Qualifiés illico des partisans du phénomène Nimby ( Not in my backyard, pas dans mon jardin), ils en viennent alors à agacer les pouvoirs publics soucieux » d’avancer « . » C’est sûr que si on venait construire derrière chez moi, je ne serais pas particulièrement heureux, reconnaît le bourgmestre CDH Vincent Magnus (Liste Arlon 2030). Mais si l’offre de logements ne suit plus la demande, les prix augmenteront encore plus. Et ceux qui rouspètent parce qu’on construit près de chez eux sont aussi ceux qui dénoncent le coût de l’immobilier. »
Fait indéniable : les communes wallonnes doivent limiter ce que les experts appellent l’étalement urbain. Fini d’étendre le logement de façon tentaculaire, toujours plus loin des coeurs de ville ou de village. Ou, pire encore, de parachuter un lotissement en rase campagne. Le territoire épargné de béton est devenu une denrée rare, précieuse. Chaque année, l’artificialisation du sol phagocyte encore 10 à 12 km2 au sud du pays, soit trois hectares par jour. Dans ce contexte, la Wallonie a établi un Schéma de développement du territoire (SDT), qui n’est toutefois pas encore entré en vigueur. Celui-ci vise à limiter puis à stopper l’artificialisation des terres à l’horizon 2050, en encourageant le développement des futurs nouveaux logements dans les zones déjà urbanisées.
Six ans pour une feuille de route
Proche de la gare d’Arlon, le quartier de Schoppach en fait assurément partie. En 2014, la Ville a décidé de se doter d’un schéma de développement communal, pour fixer des lignes directrices relatives aux futurs logements. Il faudra attendre encore un an environ avant son adoption définitive. » L’avant-projet sera bientôt finalisé et présenté au conseil communal, précise Cécile Francescangeli, conseillère en aménagement du territoire et urbanisme à la Ville. Il faudra ensuite compter six mois pour la réalisation de l’étude sur les incidences environnementales, puis le soumettre à enquête publique. » Plus de six ans pour faire aboutir cette feuille de route ? L’opposition y voit le reflet de l’inaction de la précédente majorité, déjà conduite par le bourgmestre Vincent Magnus. » Elle n’a pas été très proactive, pour ne pas froisser les propriétaires fonciers « , commente Romain Gaudron, chef de groupe d’Ecolo+. » Je ne peux pas accepter que l’on dise qu’on n’a rien fait, se défend Vincent Magnus. Pour réaliser toutes les études nécessaires, je vous assure qu’il faut bien quatre ou cinq ans. »
Ceux qui rouspètent parce qu’on construit près de chez eux sont aussi ceux qui dénoncent le coût de l’immobilier.
Le futur schéma définira la densité de l’habitat en fonction du type de zone : 25 à 60 logements par hectare selon les quartiers urbains, 15 à 20 par hectare dans le centre des villages et huit par hectare en périphérie. » A Schoppach, on sera aux alentours des 40 logements à l’hectare, contre huit à l’heure actuelle, annonce l’échevin de l’aménagement du territoire, Ludovic Turbang (MRMC). Si on ne peut pas y développer du logement, alors dites-nous où il faut construire au regard du plan de secteur. » Pour les habitants concernés, une telle perspective n’est pas acceptable : bon nombre d’entre eux ont à l’époque fait le choix d’une vie semiurbaine, bien qu’aux portes de la ville. Loin d’imaginer que leur cadre de vie serait à ce point remanié, quelques années après, sans qu’ils aient été entendus. » Avant que Ludovic Turbang devienne échevin, personne, au sein de la majorité, n’avait jamais pris la peine de venir à notre rencontre « , relèvent plusieurs voisins du projet d’écoquartier de Schoppach.
Des tuyaux, plus de chevaux
Derrière le jardin de Michel Lemaire, trois gros tuyaux en béton dédiés à l’évacuation des eaux de pluie du futur ensemble jaillissent désormais en direction du petit ru qui le borde. Qu’elle est loin, la belle vue de jadis sur les chevaux et les prairies. Mais pour les riverains, le combat face à ce projet de Thomas et Piron semble perdu depuis que le permis d’urbanisation a été octroyé, en mai 2017. A l’époque, les habitants n’ont pas pu faire valoir leur droit de recours dans le délai imparti. Tout au plus s’accrochent-ils aujourd’hui à l’espoir d’une potentielle irrégularité liée à la classification du cours d’eau évoqué plus haut.
Disparition d’espaces verts immédiats, perte d’intimité, routes et écoles saturées… Serait-ce le prix à payer pour un aménagement du territoire raisonné ? » Si la population augmente, il est évident que nous devons adapter nos écoles, nos clubs de foot, notre offre culturelle ou encore notre mobilité, affirme Vincent Magnus. Outre le plan communal de mobilité et le schéma de développement communal, la Ville s’est dotée d’un schéma pour le sport, les commerces et d’un plan qualité-tourisme. Tous évoluent en même temps. »
Plusieurs experts extérieurs pointent pourtant le manque persistant de vision à Arlon. Mais aussi la dérive technocratique qui consiste à s’appuyer presque uniquement sur le nombre de logements à l’hectare. A cet égard, l’écoquartier de Schoppach ne serait pas pour autant un exemple en matière de développement raisonné. » Ne plus construire dans les vertes campagnes, cela ne veut pas dire qu’il faut nécessairement se ruer sur les moindres dents creuses, même en zone urbanisable « , commente Hélène Ancion, chargée de mission chez Inter-Environnement Wallonie et auteure d’un dossier de 130 pages intitulé » Stop Béton « , un plaidoyer pour une gestion parcimonieuse du territoire. » Pendant des décennies, la Wallonie a préféré la rurbanité, y écrit-elle par ailleurs. Il ne faudrait pas qu’en voulant réinvestir les villes et les villages, sa démarche fasse fuir encore plus de monde, que ce soit par une augmentation des prix de l’immobilier ou à cause d’opérations coup de poing qui priveraient d’intimité et d’aménités les habitants actuels. Cette approche est délétère à court et à moyen terme pour le quartier et ne bénéficie qu’aux promoteurs de ce type d’implantation. »
« Pas une valeur en soi »
Pour Jacques Teller, professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire à l’ULiège, l’exemple d’Arlon est symptomatique de ce que rencontrent plusieurs petites et moyennes villes wallonnes. » La densification de l’habitat ne doit pas être une valeur en soi, indique-t-il. La finalité reste bien de produire du logement de qualité pour le plus grand nombre, en veillant aux relations avec le voisinage et aux équipements à proximité. Or, pour les riverains, il y a une absence totale d’informations sur ce que va devenir leur territoire. C’est un vrai problème qui se pose dans la politique de la lutte contre l’étalement urbain. Dans l’attente d’un schéma de développement communal, on peut comprendre leur réaction, puisque la Ville ne propose pas de contrat clair aux habitants, ni de contrepartie. »
Il est vrai qu’à Schoppach, les nouveaux logements, dont beaucoup sont encore conçus sur le modèle du tout-à-la-voiture, poussent bien plus vite que les parcs ou les pistes cyclables. La commune, elle, se retranche derrière ce chiffre : 12 % du territoire serait urbanisé et 7 % seulement serait effectivement construit, si l’on exclut les jardins. Les chiffres de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps) indiquent par ailleurs que la part de superficie artificialisée à Arlon, tous usages confondus, s’élevait à 19,2 % en 2019 (la moyenne de l’arrondissement étant de 11,9 %). Soit une progression de 0,6 % par rapport à 2009, similaire à la cadence moyenne wallonne. Mais c’est bien la répartition de ces zones préservées qui pose problème. » Il y a peu d’espaces verts dans le centre d’Arlon, poursuit Jacques Teller. Et la grande majorité de ceux qui sont présents dans la première couronne n’ont jamais été aménagés. » Parmi les contreparties à inscrire dans le futur schéma de développement communal, il propose entre autres d’y définir une distance maximale de 300 mètres vers un espace vert public au départ de chaque habitation. » A condition que les pouvoirs publics gardent la main pour aménager des espaces verts déjà existants « , ajoute Hélène Ancion.
Pour cette dernière, la clé pour produire du logement de qualité doit d’ailleurs venir du bâti actuel, bien avant d’envisager de faire sortir de terre des nouveaux quartiers. » Regardons le potentiel de ce qui est déjà construit, conseille-t-elle. Il est possible d’éviter que le bâti soit négligé. Quand on intègre le coût psychologique lié à la production de nouveaux ensembles, la rénovation devient nettement plus avantageuse. Les vrais écoquartiers, ce sont les quartiers déjà habités. » La majorité, elle, revendique son rôle proactif dans la requalification de plusieurs bâtiments abandonnés, qu’elle a parfois elle-même rachetés. » Nous avons bien la maîtrise de l’urbanisation, mais ce n’est pas toujours nous qui décidons « , conclut Vincent Magnus.
Sans une gestion plus concertée et plus intégrée des nouveaux logements, cette tension entre les habitants actuels et ceux de demain, au départ d’un paysage jugé bien trop mouvant, risque de s’accentuer, avertissent les experts. Personne, pas même les promoteurs, n’y gagnerait. A Schoppach comme ailleurs, le cadre de vie se profile toujours plus comme un autre grand combat du xxie siècle.
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