Sanitaire, climatique, migratoire: gouverner, est-ce prévoir les crises? (débat)
Sanitaire, climatique, migratoire: les urgences qui s’amoncellent vont nous forcer à choisir à qui nous confions le soin de prévoir le futur pour mieux le maîtriser, souligne le juriste et philosophe Vincent Lefebve, chargé de recherches au Crisp. Entre voie démocratique et piste autoritaire…
Coronavirus, inondations, sans-papiers: les dirigeants politiques volent de crise en crise. Sont-ils donc voués à courir après les événements sans autre perspective que de les subir?
Nous assistons peut-être à une sorte d’accélération du temps en politique, face à des crises inédites et d’une ampleur exceptionnelle. Chaque crise paraissant depuis plus de quatre décennies en engendrer inexorablement, c’est la notion même de crise qui, par définition, est d’une durée limitée, qui perd de sa pertinence. Les bouleversements en chaîne ne sont pas près de disparaître, ce qui questionne notre rapport au temps devenu particulièrement instable depuis l’éclatement de la pandémie de Covid-19. Ce qui pose aussi la question du sens de l’action politique lorsque l’incertitude semble régner en maître.
Ne peut-on aussi y voir un défaut chronique d’anticipation face à des défis majeurs qui, pour certains, peuvent être prévisibles?
Cette question d’un défaut de prévoyance peut renvoyer à l’exemple, le plus frappant en Belgique, de la destruction des stocks de masques périmés et non renouvelés avant la crise sanitaire. Mais elle renvoie tout autant au reproche autrefois adressé à la ministre française de la Santé, Roselyne Bachelot, d’avoir dépensé inutilement de l’argent pour acquérir des masques de protection face à la menace d’une pandémie de grippe H1N1 en 2010. Chez nous, Laurette Onkelinx (PS), ministre de la Santé, avait essuyé des critiques semblables pour avoir acheté des millions de doses de vaccins afin de se prémunir de cette même menace. Se montrer trop prévoyant peut aussi exposer à la critique et c’est inhérent au système de démocratie représentative où les élus se soumettent et soumettent leurs décisions au regard des électeurs. On a toujours tendance à réécrire l’histoire en fonction de ce que l’on sait après-coup.
S’en remet-on à un berger-gouvernant qui s’occupe de tout prévoir pour son troupeau de moutons-gouvernés?
« Les gouvernants ne voient jamais rien venir », entend-on souvent. Reproche fondé?
Il peut l’être dans certains cas et ce n’est pas forcément se montrer ingrat que de le formuler si on intègre l’idée de responsabilité qu’implique l’exercice d’un mandat public. Mais cela ne doit pas nous dispenser d’interroger notre culture politique. Qu’attend-on au juste de nos dirigeants? Qu’ils répondent à l’intérêt général et pas seulement au souci de se faire réélire. Or, cette pathologie de la politique liée à sa professionnalisation peut être atténuée par le mécanisme de la démocratie directe, participative et délibérative, qui peut avoir un effet bénéfique en conduisant à faire de l’intérêt général la question centrale.
La pression citoyenne pour obliger les dirigeants à scruter des horizons plus lointains serait une des clés d’un devoir d’anticipation?
Lors du premier confinement dû à la crise sanitaire, on a vu les acteurs de la société civile souligner la fenêtre d’opportunité que ce moment exceptionnel pouvait représenter pour repenser notre façon de vivre ensemble. Les appels à une refondation du « monde d’après » se sont fait entendre alors que le monde politique était tout entier dominé par l’impératif de « gestion de crise ». Si le temps de l’action politique a été le présent, le temps de la société civile a plutôt été le futur. Sans aller jusqu’au « grand soir », certaines lignes ont commencé à bouger, c’est le cas notamment sur la question de l’urgence climatique. L’apport de cette insistance sur le futur et sur l’agenda politique peut être intéressant.
« Gouverner, c’est prévoir », c’est surtout vite dit?
La formule est questionnable mais réductrice. Le sens profond de l’action politique est en effet de maîtriser l’immaîtrisable . Mais prévoir a ses limites et, pour paraphraser la philosophe Hannah Arendt, « on peut prévoir des îlots de sécurité dans une mer d’incertitudes ». « Gouverner, c’est prévoir », au-delà de la fausse évidence de l’affirmation, encore faut-il se poser la question des arbitrages à faire collectivement. Qui prévoit et décide des pistes à privilégier, de ce qui doit être conservé, transformé voire abandonné dans nos modes de vie? Le peuple? Un despote éclairé? Ces questions renvoient à la conception de la politique. Choisit-on l’approche collective d’un enjeu commun ou bien s’en remet-on à une vision pastorale de l’action, celle du berger- gouvernant qui s’occupe de tout prévoir pour son troupeau de moutons-gouvernés? Cette réflexion débouche sur une autre interrogation: un gouvernement autoritaire est-il plus adapté qu’un gouvernement démocratique en temps de crise? C’est tout l’enjeu de l’adhésion dans les choix à poser pour faire face à une situation. Le populisme peut proposer des solutions radicales ou nier le problème à partir d’un contre-récit qui fera magiquement disparaître ce problème ou qui désignera un bouc émissaire. La tentation de recourir à un pouvoir fort pour sortir de l’ornière et remédier à une situation d’incertitude risque de croître dans un contexte où le sens de l’urgence devient permanent et omniprésent. La gestion de la crise liée au coronavirus a vu naître les accusations de totalitarisme sanitaire avec la mise entre parenthèses de certaines libertés publiques. A cet égard, la crise sanitaire, puis économique et sociale, que nous vivons depuis un an semble avoir agi comme un miroir grossissant.
Prévoir, n’est-ce pas avoir raison seul et trop tôt et dès lors s’exposer à l’impopularité?
Avoir raison seul en politique, c’est plutôt particulier. La politique, c’est l’affirmation du collectif. Il s’agit d’être à nouveau en mesure de nous projeter dans le futur, tout en tenant fermement en main les fils rouges de nos démocraties que sont les principes de liberté et d’égalité. Selon une telle approche, le temps de la crise ne devrait pas être conçu comme une parenthèse destinée à être surmontée, comme une anomalie ou une rupture dans le continuum temporel qui ne requerrait qu’une gestion efficiente et provisoire, mais comme un temps propice à l’action susceptible d’être mis à profit pour poser les fondations d’une nouvelle maîtrise de l’avenir. Maîtrise relative mais politiquement significative, car exercée collectivement.
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