Sang Hoon Degeimbre, chef de L’Air du temps: « Ma recette? De bons produits, une technique, de l’émotion » (entretien)
Quinquagénaire, le chef de L’ Air du temps continue à tracer sa route singulière, entre audace et liens à la terre. A ses yeux, la gastronomie n’échappera pas à l’introspection après la crise. Ni à la nécessité de mettre davantage les gourmets en abyme.
La route est étroite, qui court au milieu des champs. A la chapelle Notre-Dame de Lourdes, le demi-tour s’impose: il fallait donc faire confiance au faucon crécerelle qui volait, comme suspendu à un fil, au-dessus du grand bâtiment blanc. C’est là, dans cette ancienne ferme tout en briques, que le chef Sang Hoon Degeimbre imagine ses menus comme on crée un jardin japonais, élément après élément. Et puis les goûte, tous sens en éveil. A 51 ans, ce sommelier de formation, à la tête du restaurant étoilé L’Air du temps et de cinq autres implantations, reste curieux de tout. Surtout, ne jamais s’arrêter, ni se contenter de quoi que ce soit, pas même du succès. Les années qui passent le voient de plus en plus les mains plongées dans la terre, au propre et au figuré. Le vaste potager qu’il a aménagé à l’arrière de son restaurant, dans cette Hesbaye secouée par les vents, lui procure, par le plus court des circuits courts possibles, les légumes et les herbes qui garnissent ses assiettes. « Le jardin est mon professeur. Et il est philosophe », résume ce jongleur de goûts, derrière sa barbichette. Si la nature lui réserve toujours des surprises, son organisation n’en souffre aucune. Ici, le respect de la planète est le maître mot et rien n’est laissé au hasard. Les motifs végétaux sur lesquels les clients ont vue représentent d’ailleurs le S, première lettre du prénom du chef, et l’idéogramme chinois de l’homme. Il faut toujours faire confiance aux faucons crécerelles…
Il y a une recherche d’une certaine pureté. C’est le bénéfice collatéral de la crise.
En ces temps de pandémie, donc de fermeture des restaurants, comment vont vos équipes?
Je vois mes collaborateurs un par un, pour prendre la température, écouter, rassurer quand il faut. Ils sont un peu isolés et perdus ; tous ont besoin de soutien. Ces rendez-vous, entre autres, permettent de maintenir le restaurant vivant. Chaque fin d’année, même hors virus, j’organise ces rencontres individuelles pour voir comment va le moral de chacun et où il en est par rapport à ses ambitions, afin de pérenniser l’équipe pour un ou deux ans. Du fait de la crise sanitaire, certains ont décidé de quitter la maison. C’est normal, c’est un métier prenant et ils ont envie de privilégier leur vie privée. En restauration, on trouve rarement des gens de 40 ans. Ici, ce sont plutôt des jeunes de 22 à 27 ans, sans véritables attaches familiales encore, et ambitieux pour leur carrière. J’essaie de réduire les heures d’ouverture du restaurant pour veiller à cet équilibre entre passion professionnelle et vie privée, en limitant le temps de travail à quatre jours par semaine, même intenses.
Cette crise vous incite-t-elle aussi à changer de métier?
Pas du tout. Elle me conforte. C’est une période très révélatrice des personnalités et des mentalités. Et un bon moyen de savoir si l’on est bien dans ce qu’on fait. C’est le cas pour moi. Je suis près de la terre. Et j’observe que l’esprit de durabilité que l’on applique ici me permet de passer les crises et de me projeter dans un futur à moyen et long terme.
Ce souci de la durabilité, il est présent depuis toujours chez vous?
Oui, mais auparavant, personne ne le savait. Nous nous sommes installés ici, à Eghezée, en Hesbaye, parce que c’est le grenier de la Belgique. Dans un premier temps, j’ai cherché des petits producteurs locaux pour les produits de base, comme les oeufs et le beurre. Aujourd’hui, je travaille avec 30 à 35 artisans – ou plus exactement artistes – locaux. Nous sommes autonomes à 95% pour les légumes. J’ai même trouvé un producteur d’agrumes, à Huy.
Vous êtes sommelier de formation. Comment avez-vous franchi le pas?
Mon parcours est atypique puisque je ne suis pas cuisinier. A mes yeux, la cuisine, c’était d’abord une discipline d’organisation puis de transmission, via les recettes. Ce qui m’intéressait peu: je reproduis une recette, mais pourquoi? Moi, j’ai envie de savoir. Alors je me suis intéressé à la chimie et à la physique des aliments et des goûts, de manière à avoir toutes les cartes en main pour créer quelque chose de nouveau. C’était l’époque de la cuisine moléculaire, dans les années 2000. Pour moi, la recette de la créativité, c’est l’addition de produits, d’une technique et d’une émotion. Les produits, j’ai essayé de les trouver, d’emblée. Et je me suis créé une technique parce que je n’en avais pas.
Pensez-vous que le confinement a permis à une majorité de gens de renouer avec l’alimentation comme vraie source de plaisir?
Aujourd’hui, j’observe que l’on a très peu de prise sur la marche du monde, dirigé par quelques-uns. Même si on élit nos représentants, la politique menée ne reflète pas toujours ce que souhaite la population. Or, l’humain a besoin d’avoir un impact sur les choses pour se sentir vivant. Sur l’alimentation, ce qu’on mange et comment on la prépare, on a encore la main. Il y a toujours une représentation de l’alimentation dans les moments de crise. D’ailleurs, nos grands-parents parlent toujours des rutabagas qu’ils ont mangés durant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il y a un retour à la valeur de la terre, de la vérité. La population est demandeuse de vérité, y compris sur ce qui a trait aux produits alimentaires. On nous donne de jolis légumes, mais ils sont masqués par des pesticides et mauvais pour notre santé. Ce n’est pas ça, la vérité. Il y a une recherche, chez ceux qui se soucient de tout ça, d’une certaine pureté. C’est le bénéfice collatéral de la crise.
D’où vous vient cet intérêt pour la nature?
Je suis arrivé de Corée en Belgique à l’âge de 5 ans. Jusqu’à mes 18 ans, j’ai connu sept maisons différentes, à la ville, à la campagne ; j’ai vécu dans une ferme. Ça nous paraissait normal, d’être connectés à la terre. Aujourd’hui, je suis fort intéressé par la question du réchauffement climatique. Parmi les pistes qui existent pour y répondre, 30 à 40% sont liées à l’alimentation. La réduction des déchets alimentaires est, selon certaines études, la deuxième solution la plus efficace. Et manger plus de légumes, la troisième. C’est incroyable! Quand vous voyez le nombre de restaurants qui existent dans le monde, alors que nous sommes les premiers consommateurs de matières premières et producteurs de déchets… Mon grand combat, c’est de lutter contre le gaspillage alimentaire, dont les restaurants gastronomiques sont les champions. On n’y trouve pas nécessairement une réflexion sur les déchets: quand on n’utilise pas tout le produit, souvent on jette le reste. Ici, au contraire, on peut utiliser l’intérieur d’un topinambour et garder la pelure pour la torréfier et en faire du café de topinambour. On conserve nos légumes pour l’hiver, dans l’esprit des fermes. En fait, ce n’est pas si difficile de vivre en autarcie.
Etes-vous encore connecté aux saisons?
Oui. Ici, on ne sert pas la même chose en septembre et en avril. Mais je peux proposer des tomates en janvier, même si ce n’est pas la saison, parce que je les produis moi-même et que donc je sais comment elles ont été conservées. Alors oui, je peux les ressortir en janvier pour donner un petit coup de fouet aux plats d’hiver. Ici, on pratique une fermentation typiquement coréenne, qui apporte une forme d’acidité, de la fraîcheur et un goût original.
Comment avez-vous découvert et exploité les vertus de la fermentation?
Après la cuisine moléculaire, je me suis intéressé aux associations de parfums, ce qui m’a permis de découvrir comment apparenter les kiwis et les huîtres, par exemple, ou le caviar et le chocolat blanc. Ensuite, j’ai eu envie de me reconnecter à des principes comme le kimchi. Il s’agit d’une fermentation chimique avec des micro-organismes très identitaires, c’est-à-dire qu’ils transforment des produits en y apportant des parfums typiques d’une région. En Belgique et en Corée, un kimchi composé des mêmes ingrédients n’aura pas le même goût parce que les bactéries sont différentes dans les deux pays. En 2009, j’ai commencé à travailler avec un ami chimiste sur la fermentation du kimchi. Ce qui m’embêtait avec le kimchi, c’est qu’il avait un côté aléatoire parce qu’il pouvait être contaminé par de mauvaises bactéries qui se trouvent dans l’air. Après plusieurs opérations, nous avons obtenu un produit techniquement parfait mais sans identité, normé, stéréotypé. Donc inintéressant. Une fois que j’ai compris comment tout cela fonctionnait, j’ai repris une méthode traditionnelle: je sais ce qu’il faut faire pour que le kimchi ne soit pas contaminé mais je laisse agir les bactéries qui sont dans l’air, avec le côté identitaire et aléatoire du processus.
Vous semblez être en formation continue…
Oui, toujours. C’est peut-être ce qui est perturbant dans le travail avec l’équipe: on sent que certains ont besoin de certitudes. Je n’en ai pas, mais j’ai des étapes. Que je remette en question notre mode de fonctionnement, ça peut paraître fatigant pour les autres. Quand vous regardez la nature, elle revient chaque année mais jamais de la même manière. Si nous proposons chaque année la même chose aux clients, cela veut dire que l’on a oublié de s’enrichir du quotidien. Sur ce plan, je ne suis pas toujours en phase avec mes contemporains parce que je ne les trouve pas dans une évolution naturelle. Cette remise en cause permanente, moi, elle ne me fatigue pas, elle me dope. Le plus difficile consiste à faire son travail avec le même enthousiasme qu’au premier jour ; on n’a cette sensation que quand les choses se renouvellent.
J’ai réussi à faire ce que je voulais. J’ai mes propres étoiles, en fait, et j’agis en fonction.
Diriez-vous qu’il y a une dimension spirituelle dans votre approche?
Non. Mais le jardin est un philosophe. Quand on en construit un, on essaie d’imposer à la nature une certaine manière d’être et finalement, le résultat n’est pas celui qu’on escomptait. Alors que faire? On le balance ou on s’en accommode? Il y a un parallèle entre la gestion d’un jardin et celle d’une équipe. J’appelle ça le permanagement, c’est-à-dire le management par la permaculture. Quand, en permaculture, on mélange cinq plantes ensemble dans une parcelle, on sait pourquoi: l’une protège, l’autre avertit en cas d’attaque, etc. C’est la même chose dans une cuisine: une personne est plus perméable au stress, une autre va davantage sentir les tensions. Contrairement aux plantes, mes collaborateurs ont le don de la parole mais ce n’est pas forcément par la parole que ça passe. Cela peut être par le langage non verbal, auquel il faut être attentif. Mon rôle est de « cuisiner » les individus pour essayer d’en sortir le meilleur. Comme avec les produits alimentaires.
Vous avez décroché deux étoiles. Cet esprit de compétition vous motive-t-il?
C’est surtout une compétition avec soi-même. Si c’est par rapport aux autres, je pense que ce n’est pas sain. Quand j’ai commencé dans le métier, une étoile, pour moi, cela renvoyait à une idée de luxe. L’ étoile est ensuite devenue à mes yeux la récompense d’un parcours, que l’on ne doit pas calquer sur l’idée que l’on se fait de ce qu’est une étoile. Il faut se créer son propre chemin. Se fixer un but pour que tout soit le plus parfait possible pour soi, avec plaisir et sans obsession. On me demande chaque année si je ne suis pas déçu de ne pas avoir décroché une troisième étoile. Je ne suis pas déçu. Je pense que je ne suis pas prêt. Quand on met tout en place pour atteindre son but, est-ce à ses propres yeux ou aux yeux du Guide Michelin? J’estime que j’ai fait tout ce qu’il fallait en vertu de mes propres critères. C’est une frontière très compliquée. Et puis qu’est-ce que c’est, une troisième étoile? Quand j’en parle avec mon équipe, chacun en a une définition différente. Comme ça part dans tous les sens, je pense que je dois recadrer mes troupes. Mais ce faisant, je reformate les individus alors que je souhaite qu’ils puissent exprimer leur personnalité. Je les enferme dans une boîte. La limite est très mince. Il va falloir que je procède à des arbitrages et que j’explique bien les choses: je guide et on y va ensemble. Dans tous les cas, cette troisième étoile ne constitue pas un objectif pour moi. Je ne pleurerai pas si je ne l’obtiens pas à la fin de ma carrière. En revanche, je serai beaucoup plus touché si je n’arrive pas à faire ce que je voulais: diriger le premier restaurant totalement durable, y compris dans la gestion des eaux. J’ai mes propres étoiles, en fait. J’ai l’impression que les critères de Michelin sont très traditionalistes.
Craignez-vous que les gens ne viennent plus au restaurant une fois que les interdictions seront levées?
En mai, c’était notre première crainte. Mais à la fin du premier confinement, les clients sont revenus. J’ai nettement moins peur aujourd’hui. Cela dit, on ne peut pas rester sur cet acquis. Les choses ont changé et les gens vont attendre que les restaurants changent aussi. Ils veulent une expérience en plus. Nous avions déjà pris ce chemin avant le confinement et nous avions bien fait.
De quel genre d’expérience supplémentaire parlez-vous?
Cet été par exemple, on a ouvert un bar dans le champ, pour que les habitants du village viennent boire un verre là, alors qu’ils considéraient que le lieu n’était pas pour eux. Avant le confinement, nous voulions aussi lancer le projet « terroir intime »: emmener un groupe de clients dans le potager, un autre à la cave où l’on produit notre propre vin, un troisième dans les serres, pour qu’ils découvrent tout ce qui précède l’expérience gustative. Ne doit-on pas faire quelque chose en plus pour mettre les gens en abyme, même si, déjà, c’est toujours une surprise quand ils portent la fourchette à la bouche? Les choses ne doivent pas être figées. Il y a des éclaireurs qui modifient un peu le paysage. Les autres ont aussi quelque chose à changer.
Vous êtes connu jusqu’au Pérou. Comment vivez-vous cette notoriété?
C’est la force des réseaux sociaux et de la communication, qui ont aussi un côté dommageable. La gastronomie ouvre des frontières énormes: on sait maintenant ce que fait un cuisinier de Singapour ou de Patagonie. Et chacun peut s’identifier ou se retrouver dans la manière de procéder et d’être d’un chef. Au Pérou, des gens m’appelaient quasiment par mon prénom alors que je ne sais pas qui ils sont. Cette proximité n’est pas toujours simple à vivre pour moi qui suis timide de naissance et qui me suis soigné par mon métier. Mais comme cuisinier et chef d’entreprise, j’ai vite compris que la communication serait utile dans mon métier et me permettrait de continuer à le faire.
Votre double attachement culturel enrichit-il votre pratique?
S’il y a bien un mot clé fondamental, pour moi, c’est l’honnêteté. Extérieurement, on voit que je suis coréen. Si on me parle, on sait que je suis belge, avec même une petite pointe d’accent. C’est très perturbant, même pour moi. Avant de me rendre en Corée pour la première fois, je me considérais comme Belge à 95%. Lorsque j’y ai débarqué, je me suis dit: « Je connais, ici. » J’ai retrouvé des odeurs qui remontaient à ma toute petite enfance. Depuis que j’ai découvert la cuisine coréenne, parfaite, moderne, je l’utilise. Je dirais que je cuisine à 70% façon européenne, à 30%, façon coréenne. Quand je recours à cette autre cuisine, je le fais très honnêtement. Je ne la grime pas. Et je l’ai d’abord comprise, profondément, avant de la transformer.
Bio express
- 1969: Naissance à Miryang (Corée du Sud)
- 1974 : Adoption par un couple de Belges
- 1997 : Ouverture du premier L ‘Air du temps, à Noville-sur-Mehaigne.
- 2000: Première étoile au Guide Michelin.
- 2008 : Deuxième étoile au Guide Michelin.
- 2012 : Inauguration du nouveau L’ Air du temps, à Liernu.
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