Sandrine Couturier
Sandrine, victime des attentats : « J’ai besoin de paix et de liberté »
Mi-janvier 2018, je découvre de manière fortuite que l’État ne me reconnaît toujours pas comme victime des attentats du 22 mars 2016. J’ignore à cet instant la tempête que cette découverte va provoquer en moi.
Aujourd’hui, je suis en colère. Une colère intense, froide, dure et il me faut l’exprimer, car je me rends compte qu’elle me ronge.
Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Je pensais en être quitte. Depuis le 22 mars, je travaille quotidiennement pour accepter d’avoir été victime des attentats. Pour intégrer leur impact sur ma vie et ce basculement entre « avant » et « après ». L’acceptation est une étape préalable à ma reconstruction.
Or au moment où je pense que cette question est derrière moi et que la voie est libre pour commencer à penser ma vie « d’après », je réalise que l’Etat ne l’entend pas de cette manière. Avoir pris place dans le wagon du métro à quelques mètres du terroriste qui a décidé, à 9h11, de déclencher la bombe meurtrière qu’il porte sur son dos à la station Maelbeek ne suffit pas à faire de vous une victime au nom de l’État belge !
Voici presque deux ans, en pleine émotion collective, la ministre de la Santé publique, Maggie De Block, annonce qu’elle va mettre en place un « statut » pour les victimes. Nous sommes au mois d’avril 2016 ! Cette annonce m’émeut : l’État est donc à nos côtés. Il reconnaît que nous sommes des victimes politiques, que nous sommes sa chair et son sang et qu’à ce titre il nous doit une reconnaissance symbolique.
Durant les mois qui suivent, ce statut n’est curieusement plus évoqué. L’effet d’annonce devient alors dévastateur. Pourquoi en avoir parlé si tôt ? J’aurais préféré apprendre l’existence du projet de « statut » lorsque le texte de loi était déjà bien avancé, car je n’y aurais pas mis tant d’espoir et de charge émotionnelle. Dès lors, je sais que, quelle que soit la qualité de cette loi, avant même de l’avoir lue, je ne pourrai qu’en être déçue.
La loi est finalement adoptée le 18 juillet 2017, un an et quatre mois après les attentats. Personnellement, je n’en ai pas entendu parler, mais je reconnais que je ne suis pas très assidue à lire la presse : je me protège.
Fin 2017, je suis informée par certaines victimes qu’elles ont été contactées pour passer un examen médical dans le cadre du statut de solidarité nationale. Mon sang ne fait qu’un tour : est-ce qu’une fois de plus mon nom ne figure pas sur les listes, comme cela m’est arrivé à de nombreuses reprises depuis les attentats ? J’appelle le guichet unique d’aide aux victimes et j’apprends, stupéfaite, que si je n’ai pas été convoquée, c’est que je n’en ai pas fait la demande. Et si j’ignorais cette démarche, c’est parce qu’il n’y a pas eu d’information envoyée aux victimes en dehors des échos qu’en a fait la presse.
Nous sommes le 12 janvier 2018 et cet appel téléphonique est une bombe. Une nouvelle bombe.
Le mail qui me parvient à la suite de ce contact, reprenant toutes les informations nécessaires, vient de l’adresse « terrorvictims@… ». Je mettrai un mois à décider d’en prendre connaissance. C’est idiot. Je reprends le métro deux fois par jour mais cette adresse me rebute : je n’y vois pas le mot « terrorisme ». Seulement le mot « terreur ».
Les démarches à accomplir sont relativement simples : remplir un formulaire, joindre le PV de police de mon audition, et un dossier médical et le décompte de mes frais si je souhaite un complément de remboursement.
Ce n’est rien de compliqué, juste une montagne à surmonter. Depuis près de deux ans, je mets, chaque matin, un pied devant l’autre pour avancer. Ces formulaires sont comme un élastique qui me tire en arrière d’un coup sec et me ramène au premier jour. Or, ce premier jour, je n’y suis plus… Je ne parviens pas à compléter ce dossier.
Ce qui me met en colère, c’est que ni le Premier ministre ni le gouvernement de ce pays n’a estimé opportun, au moment où la loi est enfin adoptée, d’envoyer un courrier aux victimes pour leur dire ceci :
Vous avez été victime d’un attentat terroriste et à ce titre, l’État belge souhaite vous reconnaître symboliquement et vous soutenir financièrement à travers un statut de solidarité nationale. Voici la procédure à suivre si vous souhaitez en bénéficier…
Les démarches administratives n’en auraient pas été moins douloureuses, mais ce courrier aurait définitivement ôté tout doute quant au fait que nous étions des victimes, reconnues comme telles. Ces démarches seraient alors devenues purement administratives.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Nous ne sommes pas reconnus comme des victimes, mais nous pouvons en faire la demande. Les démarches administratives ne sont pas une formalité : elles constituent la première étape d’une éventuelle reconnaissance. C’est très différent. Et particulièrement condescendant.
Pourquoi cette reconnaissance est-elle si importante pour moi ?
A la station Maelbeek et à l’aéroport, les bombes ont frappé de manière aveugle des hommes, des femmes et des enfants, indistinctement. Nous n’étions pas visés en tant que personnes singulières. Par notre intermédiaire, c’est l’État belge que l’on voulait atteindre. A travers nos morts et nos blessures, nous incarnons l’attaque commise contre la société belge et ses valeurs. Si l’État, qui en est l’émanation, admettait qu’il a été attaqué, la reconnaissance des victimes irait de soi. Suggérer que nous demandions le « statut » de victime, c’est comme si l’État disait : je n’ai rien à voir avec ce qui est arrivé, mais je suis prêt à venir en aide aux victimes, au nom de la solidarité nationale.
Au-delà des mots et des discours, l’absence d’une reconnaissance inconditionnelle des victimes par l’État belge sonne comme le refus d’une reconnaissance symbolique, par l’État, de sa responsabilité politique dans les attentats dont la Belgique a été victime.
Dès lors, je m’interroge sur le récit commun que nous pouvons construire autour de cet évènement. Au-delà des histoires individuelles, quelle lecture politique collective faisons-nous de ce qui est arrivé ?
A vrai dire, je n’en sais rien et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles je me sens seule et démunie face à cette question. Pourtant, d’autres acteurs, tels que le tissu associatif et les travailleurs de première ligne par exemple, y réfléchissent. Comment se saisir de ce travail pour mener une réflexion ensemble, sachant que pour la société belge aussi, il y a un « avant » et un « après » ?
Dans cette perspective, la remise en question des règles de notre état de droit par le ministre de l’Intérieur, en janvier dernier, sur le vice de procédure dans le procès de Salah Abdeslam, m’est incompréhensible. L’État de droit n’est-il pas ce qui différencie d’abord notre organisation politique du projet des terroristes qui veulent imposer par la force et la violence leur structure étatique ?
Parmi nos valeurs fondamentales figurent les libertés et les droits individuels. N’est-il dès lors pas contradictoire de nous engager dans des réformes (réforme du secret professionnel, visites domiciliaires…) qui ont pour conséquence de les restreindre ? Notre combat ne doit-il pas plutôt être celui de leur préservation, notre rempart contre un régime répressif ?
J’ai été victime de la haine, de l’extrémisme religieux, du rejet de l’autre. Je ne peux pas me reconstruire sur l’escalade haineuse, en élevant de nouveaux murs. Les discours qui segmentent la population en catégories homogènes et définies une fois pour toutes n’ont pas de sens à mes yeux et m’inquiètent car ils exacerbent les différences, quand ils ne visent pas à exacerber les peurs. Or, la peur ultime, je l’ai éprouvée dans ce qu’elle a de plus intense et de plus intime, et je ne vois pas l’intérêt de l’attiser. Comment pouvons-nous faire société ensemble si nous avons peur les uns des autres ? Le conflit est inhérent à tout groupe humain, mais dans nos sociétés, nous avons décidé de le régler par le débat démocratique.
Pour me reconstruire, j’ai besoin de paix, de liberté et d’espace. Aujourd’hui, je me sens étouffée par le désenchantement ambiant, le climat sécuritaire et le repli identitaire.
Les attentats sont une brisure, un arrêt brutal dans nos vies. La société, elle, a continué sa route. L’État, certes, a pris des mesures. Mais nous sommes-nous arrêtés un instant pour nous demander : « Et maintenant quel destin commun avons- nous envie de reconstruire ? » « Quels chemins avons-nous envie d’emprunter ? »
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