Salut nazi: faut-il changer la loi pour mieux lutter contre l’incitation à la haine?
Chez nous, exprimer son adhésion à l’idéologie nazie est puni par la loi mais les circonstances et les motivations ne sont pas toujours claires. Faut-il aller plus loin et punir le geste sans tenir compte du contexte?
La scène restera dans les annales de l’institution: l’eurodéputé bulgare monte les marches vers la sortie de l’hémicycle, se retourne et salue la présidente, la main à plat et le bras bien tendu vers l’horizon, avant de tourner les talons. L’instant d’avant, Angel Dzhambazki avait clos son intervention dans un débat sur l’Etat de droit en Pologne et en Hongrie en clamant: « Vive la Bulgarie, la Hongrie, Orbán, Fidesz et l’Europe des Etats nations. » Sous le feu des critiques et exposé à de potentielles sanctions, le nationaliste a plaidé le malentendu, affirmant qu’il ne s’agissait que d’un « au revoir » adressé au Parlement et à celle qui en assure la présidence, Roberta Metsola.
On constate une recrudescence de l’idéologie nazie. Elle peut s’exprimer par des saluts mais plus couramment par des tags sur les maisons, les mosquées. »
Martin Fortez, juriste auprès d’Unia.
Ce qui frappe dans ce qui ressemble diablement à un salut nazi, c’est la relative décontraction avec laquelle Angel Dzhambazki, réputé pour ses positions réactionnaires et ses propos racistes, exécute ce geste dans ce lieu hautement symbolique. Signe d’une banalisation des dérives fascistes ou d’un terrible malentendu? « On a quand même vu dans la classe politique, y compris parmi les membres de la formation ECR (NDLR: le groupe des Conservateurs et réformistes européens) des condamnations et des réactions assez vives à cet acte, s’il s’avère qu’effectivement il y a des motivations idéologiques derrière. Ce n’est pas un geste anodin, même si certains pays ont encore un rapport à l’histoire qui reste plus sensible », évalue Benjamin Biard, docteur en sciences politiques et chargé de recherches au sein du secteur sociopolitique du Crisp.
En Belgique, plusieurs affaires récentes portant sur des saluts ont ravivé les inquiétudes quant à la circulation de l’idéologie nazie et à l’influence des groupuscules d’extrême droite: ceux de la policière devant la caméra de la cellule de l’aéroport de Charleroi dans l’affaire Chovanec, du militant d’extrême droite dans le fort de Breendonk (photo), d’un patron de café à Liège, d’un ex-conseiller communal carolo, d’un homme qui menaçait le virologue Marc Van Ranst à la gare de Malines, ou celui adressé, de manière raciste, à un joueur noir du Sporting de Charleroi. La liste est longue et elle n’est certainement pas exhaustive, la plupart de ces actes n’étant pas dénoncés.
La stratégie de ne pas assumer des comportements qui pourraient être préjudiciables à une carrière politique s’est développée. »
Benjamin Biard, docteur en sciences politiques et chargé de recherches au Crisp.
Ces dossiers font généralement l’objet d’un fort retentissement médiatique, ce qui pose la question d’un potentiel effet de loupe plutôt que d’une réelle augmentation des faits constatés. Chez Unia (ex-Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme), on penche plutôt pour la deuxième hypothèse. « Bien sûr, nous n’avons qu’une une vue partielle sur ce qui se passe mais on constate une certaine recrudescence de l’idéologie nazie. Elle peut s’exprimer par des saluts mais plus couramment par des tags sur les maisons, les mosquées. Beaucoup de faits allant dans ce sens sont portés à notre connaissance », décrit Martin Fortez, juriste auprès d’Unia.
Dépoussiérer la loi
Autant de faits qui tombent sous le coup de la loi Moureaux du 30 juillet 1981, qui permet de poursuivre les auteurs de certains actes « inspirés par le racisme et la xénophobie ». Or, dans les faits, les condamnations restent relativement rares. La disposition, vieille de quarante ans, ne serait plus en phase avec son temps, notamment pour faire face à une idéologie néonazie qui se propage à travers les réseaux sociaux. C’est ce qu’estiment trois députés, André Flahaut (PS), Ahmed Laaouej (PS) et Philippe Goffin (MR), qui ont déposé l’an dernier une proposition de loi visant à « interdire tout acte accompli sur le fondement d’une adhésion au nazisme ou à une idéologie apparentée ». Un texte destiné à lutter plus efficacement contre l’incitation à la haine et à la violence à travers des moyens d’expression « chargés symboliquement et non équivoques » (paroles, salut, chants, etc.) mais aussi contre les groupuscules qui « opèrent avec une sournoise habilité », exposent les auteurs. Deviendraient alors répréhensibles les actes et gestes pouvant être considérés comme une adhésion au nazisme mais aussi toute exhibition d’objets et de symboles à caractère nazi, à moins que celle-ci ne se fasse dans le cadre d’une démarche historique et mémorielle.
Une proposition destinée à combler des lacunes de la loi Moureaux qui laisse dubitative Marie-Aude Beernaert, professeure de droit pénal à l’UCLouvain. « L’objectif est sans doute d’arriver à un texte plus explicite sur le plan symbolique mais la loi Moureaux rend ce type de faits complètement punissables, y compris le salut nazi. D’ailleurs, il y a déjà eu jurisprudence en la matière… » Quand bien même le salut nazi serait explicitement visé dans la nouvelle disposition, encore faudrait-il prouver qu’il s’agit bien de cela. Ce qui est loin d’être évident, met en garde la pénaliste.
Des doutes quant à la nécessité de dépoussiérer la loi existante, c’est aussi ce qu’exprime le Conseil d’Etat dans un avis rendu en juin dernier. L’instance souligne que le texte législatif permet déjà de sanctionner le salut hitlérien, l’apposition d’une croix gammée ou d’une croix celtique, de même que le fait de décorer l’extérieur de sa maison avec des symboles explicites. Il rappelle également que, pour que ces actes soient jugés répréhensibles, il faut que l’auteur en ait fait la publicité. Son intention doit aussi être examinée pour juger de son adhésion à l’idéologie. Enfin, il estime que l’exception prévue par la proposition et qui ne s’appliquerait que dans un contexte « historique ou commémoratif condamnant sans ambiguïté le nazisme » est trop restrictive.
L’objectif est sans doute d’arriver à un texte plus explicite sur le plan symbolique mais la loi Moureaux rend déjà ce type de faits punissables, y compris le salut nazi. »
Marie-Aude Beernaert, professeure de droit pénal à l’UCLouvain.
« La question se pose déjà pour les bourses où on peut parfois trouver des objets de collection qui font référence au nazisme. Est-ce qu’on peut vendre Mein Kampf ou des croix gammées si leur utilisation se fait dans un cadre historique? Tout dépend du contexte. Si la personne ne vend que des objets liés à la guerre ou des livres qui font l’apologie du nazisme, ça interpelle évidemment… », illustre Martin Fortez.
Humour ou apologie?
C’est là que se situe le noeud du problème. Comment établir avec certitude un lien entre le geste, bras droit levé, main tendue, et l’incitation à la haine exprimée par celui qui l’exécute? Exemple: un étudiant qui, éméché, jugerait drôle ou provocateur de mimer Hitler en exécutant un salut nazi devrait-il être poursuivi? « Ceux qui le font dans le cadre d’une stratégie politique sont bien conscients de l’aspect punissable et connaissent bien les limites de la loi, poursuit Martin Fortez. D’autres ont davantage un profil de suiveur. Ils vont réagir sur les réseaux sociaux et se laisser aller à des propos racistes mais il n’y aura pas de stratégie derrière. »
Dans le cas fictif de cet étudiant à l’humour plus que douteux, répond le juriste, il est important de prendre en compte le contexte, l’intention particulière. N’est-il pas un peu facile de faire passer ses idées haineuses pour un trait d’humour? Dans quel registre faut-il classer la quenelle popularisée par Dieudonné, par exemple? On se souvient qu’en 2014, les deux avocats belges du polémiste condamné à plusieurs reprises pour injures raciales ou incitation à la haine avaient posé à ses côtés en mimant une quenelle. Des faits pour lesquels ils n’avaient écopé que d’une suspension de deux mois avec sursis total. Rien sur le plan judiciaire. « Encore une fois, il faut examiner les circonstances. Dans le contexte humoristique, on admet plus de choses mais si ça devient répétitif, on commencera à regarder s’il n’y pas une intention particulière cachée. Dieudonné est un humoriste mais quand il invite Laurent Louis (NDLR: condamné pour négationnisme) sur scène et quand il propose à Jean-Marie Le Pen d’être le parrain d’un de ses enfants, il ne fait plus rire. Dans le cas de l’affaire Chovanec, dans laquelle Unia s’est constitué partie civile, la policière invoque l’humour. Il faut essayer de comprendre les raisons mais le geste en tant que tel est une référence particulièrement nette et pose question, surtout pour une personne qui travaille dans la fonction publique. » Afficher son adhésion à une idéologie ou à des contenus incitant à la haine peut aussi avoir des répercussions à l’extérieur de la sphère pénale. En 2018, un comptable d’une asbl bruxelloise qui postait sur Facebook des liens qui renvoyaient à des mouvements soutenant la « quenelle » avait été licencié par son employeur. Appelée à trancher dans le litige, la cour du travail avait estimé, en première instance comme en appel, que « liker », c’est considérer que les idées émises par un autre sont aussi les siennes.
Le coup du malentendu
Plaider l’humour incompris, le terrible malentendu, le geste mal interprété: une stratégie payante? Assumer publiquement un salut nazi ou tout autre geste ou message sans équivoque est devenu rare dans la classe politique, analyse le politologue Benjamin Biard. « L’ extrême droite européenne a tendance à se dédiaboliser. On le voit bien avec Marine Le Pen ou Tom Van Grieken, qui ont mis en place des politiques d’exclusion à l’ encontre des auteurs de ces faits. Raison pour laquelle la stratégie de ne pas assumer des comportements qui pourraient être préjudiciables à une carrière politique s’est développée. » Les mouvements qui se risquent encore à afficher publiquement leurs convictions nauséabondes sont généralement ceux qui n’ont pas, ou peu, d’ambitions politiques. « C’est, par exemple, le cas d’ Aube Dorée, en Grèce, qui témoigne d’un néonazisme assumé et qui pratique un degré de violence nettement supérieur. »
« L’incident qui s’est produit au Parlement européen, estime encore Benjamin Biard, montre les limites de cette stratégie de dédiabolisation. Il y a encore quelques reliquats qui sont peu visibles mais qui peuvent faire mal. »
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