Rik Torfs : « les années 70 et 80 paraissent presque libertines si on les compare à aujourd’hui »
Catholique et fervent défenseur de l’Eglise, Rik Torfs se veut aussi le défenseur des libertés qui s’étiolent. « On ne s’autorise plus rien ». Rencontre.
« Au début de cette année, j’étais encore le recteur de la KU Leuven et aujourd’hui je suis devenu journaliste », nous souffle Rik Torfs lorsqu’on le retrouve dans une brasserie de Grez-Doiceau. « J’aime ce genre de période de transition. Cela permet de ne pas trop rouiller. Et j’ai le temps de faire des choses nouvelles. Ma vie est aussi plus calme et donc plus agréable. »
A vous entendre, on a l’impression que l’année écoulée fut bonne.
Pour ne rien vous cacher, la période des élections pour le rectorat ne fut pas des plus plaisantes. On a pu lire beaucoup de choses autour des élections au sein de l’université de Gand, mais à Louvain ce ne fut pas bon enfant pour autant. Ici aussi on a eu droit à une bonne dose d’intrigues et de scandales. Toutes sortes de vieux dossiers sont remontés à la surface et ont fleuri dans les colonnes du Standaard ou du Tijd. Devant un tel afflux, il était devenu impossible de se défendre.
N’est-il pas normal que des journalistes se penchent sur ses sujets ?
En ce qui me concerne, pas vraiment. Il y a des choses plus fondamentales qui ont lieu en ce moment. Depuis que Donald Trump a évoqué les fake news, les journalistes sont comme investis d’une nouvelle mission. Ils veulent pourfendre les contrevérités. C’est aussi dans cette optique qu’on investit à nouveau dans du journalisme d’investigation. Ce qui me dérange là-dedans ce n’est pas que les journalistes cherchent la vérité, mais qu’ils la remplacent parfois par leur vérité. Je vois le même phénomène se reproduire dans le domaine scientifique alors que dans les sciences sociales, par exemple, on ne révèle qu’une fraction de la vérité.
Les journalistes et la science seraient devenus des cibles depuis l’élection de Trump. Vous prenez le contrepied de ce point de vue.
Je ne fais que prévenir des extrêmes que je vois poindre. Les journalistes et les scientifiques risquent de se faire submerger. Ils feraient bien de se montrer plus modestes plutôt que de crier aux orfraies.
Est-ce que la foi vous aide dans des périodes comme celle qui vient de s’écouler ?
Naturellement, même s’il faut veiller à ne pas définir cette spiritualité de façon trop restrictive. Une visite à une loge peut aussi bouleverser une vie. Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre, moi-même n’y connaissant rien. (Petit rire). Bref, ma foi permet à ma vie de suivre son cours, de rester dans son lit, telle une rivière. Dans les moments les plus aigus de la vie, comme la perte ou la mort d’un proche, la foi n’est cependant pas d’un grand secours. Les peines brutales et subites ne peuvent être adoucies par la foi. Celle-ci se révèle par contre d’une aide précieuse par la suite. Elle donne une base sur laquelle s’accrocher.
Est-elle aidée par des rituels ?
Si je dois croire les journaux, je serais le seul flamand qui irait encore tous les dimanches à l’église. C’est vrai que j’en retire beaucoup de plaisir. La messe me relie à des générations et des générations qui ont suivi ces mêmes rituels. Je trouve passionnant d’imaginer ce que ressentaient les gens lorsqu’ils écoutaient les chants grégoriens. Nous pensons souvent que la génération actuelle est la plus savante et que celles qui nous précédaient ne savaient rien. Cette idée me dérange. Nous ne sommes pas mieux. Nous avons, au mieux, d’autres tabous qu’auparavant.
Lesquels ?
Il est plus difficile d’aborder ouvertement certains sujets. Par exemple, peut-on encore avoir une franche et nuancée discussion autour du racisme ? Tout le monde campe sur ses positions d’entrée de jeu et envoie des reproches à ceux qui pensent différemment. Or une conversation qu’on aborde sans reproches préalables est pourtant l’un des quelques rituels qui permettent de garder une certaine cohésion.
Or chaque jour, à l’image des tableaux de Jeroen Bosch, nous écrivons le dernier jugement de quelqu’un. Et les médias y sont pour quelque chose. Lorsqu’on était encore dans une société divisée en piliers, une période à laquelle je ne souhaite retourner pour rien au monde, les journaux étaient peut-être partisans, mais ils sont beaucoup plus moralisateurs aujourd’hui. Ils nous disent ce que l’on peut faire et ce que l’on ne peut pas. Chaque époque à son mal. Ce qui était possible il y a encore 15 ans ne l’est plus aujourd’hui. Au point que les années 70 et 80 paraissent presque libertines si on les compare à aujourd’hui.
Je remarque que l’air du temps a changé. Il y a une différence entre une blague et le sentiment qui se cache derrière. Les blagues racistes par exemple. Je ne peux en rire que lorsque je suis absolument certain que celui qui la raconte n’est pas raciste. Cette confiance fait défaut aujourd’hui. Or si la confiance domine, on peut prendre des libertés. Et faire des blagues ou dires des âneries. Sans ces dernières on ne pourrait plus rien dire qui ai du sens. Ce sentiment de méfiance plane déjà depuis quelque temps. Depuis les attentats du 11 septembre, l’angoisse prend de l’ampleur. Cela rend les gens bizarres. Le fait que l’Europe n’occupe plus une place centrale et que l’on doit se contenter d’un second rôle engendre aussi des frustrations. On ne sent plus assez bien dans notre peau que pour être vraiment libre.
Il y a quinze ans, vous ne vous sentiez, vous non plus, pas vraiment appelé à défendre la liberté.
C’est vrai. Bien que j’aie toujours exigé et défendu la liberté, j’en ressens davantage le besoin aujourd’hui. On peut vraiment de moins en moins. Une étude de santé vient de paraitre et il en est ressorti que les Flamands sont vraiment très stricts les uns envers les autres. On ne peut plus fumer, boire et ainsi de suite. Les gens ne s’accordent plus rien.
Ce n’est pas une bonne chose, par exemple pour l’alcool au volant ?
La question est plutôt de savoir jusqu’où l’on va. Cela peut devenir très extrême.
Allons-nous déjà trop loin ?
Dans le discours certainement. Vous vous rappelez le cas de cette politique suédoise (Aida Hadzialic, ndlr) qui a traversé le pont en face de Copenhague avec 0,2 dans le sang? On l’a obligé à démissionner et elle a avoué dans la foulée qu’elle avait fait là la plus grosse bêtise de sa carrière. Je ne peux pas croire que conduire lorsqu’on a bu une bière ou deux soit la plus grosse erreur qu’on puisse faire dans une vie. Cette tolérance zéro n’est bonne pour rien ni personne. Elle absout les gens du devoir de penser. Pour ceux qui défendent la tolérance zéro, il n’y a pas de différence entre dépasser la vitesse autorisée d’un kilomètre ou de soixante. La tolérance zéro, c’est échouer à reconnaître que personne ne peut jamais contrôler totalement sa vie. Nous nous retrouvons à nouveau dans une atmosphère répressive, alors que nous étions, jusqu’il y a peu, si heureux de nous en être débarrassés.
Nous attendons de nos politiques une pureté totale. Dans le passé, pas un seul projet de construction ne pouvait être accordé sans qu’on ne donne un terrain au bourgmestre. Ce n’était bien sûr pas normal. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse. Et au plus on demande au politicien d’être pur, au plus il va se comporter de manière hypocrite.
Un des moments délicieux de cette année est lorsque Willy Borsus, le nouveau ministre président de la Wallonie, s’est fait prendre au volant sous influence. He bien, on ne lui a pas demandé de démissionner. Il y a donc encore de l’espoir.
Sur Twitter vous balancez régulièrement des saillies cinglantes envers le PS…
Je ne suis en effet pas très fan du PS. C’est un parti de pouvoir à l’ancienne comme on n’en connaît plus en Flandre. Jusqu’il y a peu, dans certaines régions, il n’était pas toujours évident d’être ouvertement contre le PS. Lorsque j’étais recteur, je pouvais collaborer avec les autres recteurs flamands sur des projets académiques. Du côté francophone, on devait souvent encore passer par le ministre. Tout cela me rend tout de même relativement sceptique envers ce parti.
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