Gordon Matta-Clark et Gerry Hovagimyan travaillant à Conical Intersect, rue Beaubourg, à Paris, 1975. © Harry Gruyaert/Magnum Photos

Rétrospective Gordon Matta-Clark à Paris

Michel Verlinden Journaliste

Le Jeu de paume revient sur l’oeuvre rebelle de Gordon Matta-Clark,  » anarchitecte  » américain qui se méfiait de la matière et prenait sa douche accroché aux horloges des gratte-ciel new-yorkais. Son credo ?  » Défaire relève, autant que faire, d’un droit démocratique « .

Etoile filante de l’histoire de l’art, l’Américain Gordon Matta-Clark (1943-1978) a laissé derrière lui, à sa mort, à 35 ans seulement, un legs artistique paradoxal caractérisé à la fois par une certaine rareté des traces matérielles directes – il ne reste quasi rien de son oeuvre si ce n’est des témoignages visuels à valeur documentaire – et à la fois par l’intensité d’un message dont les bâtisseurs d’aujourd’hui n’ont pas fini de mesurer la pertinence. Cet écartèlement ne surprend pas de la part d’un plasticien visionnaire qui a tracé un chemin entre le  » vide  » – une méthode d’intervention en creux totalement cohérente avec sa volonté de ne pas surcharger un monde déjà saturé d’objets – et le  » plein  » qu’incarne l’architecture, discipline avec laquelle il n’a eu de cesse de dialoguer. La conversation en question a été autant savante – l’université Cornell lui délivre son diplôme d’architecte en 1968 – qu’intuitive – sa pratique ayant souvent constitué une sorte de lutte à bras-le-corps bien réelle avec le bâti. Fils du peintre surréaliste chilien Roberto Matta et de la designer américaine Anne Clark, Gordon Matta-Clark a allié des vues théoriques solides, engendrées par une conscience aiguë du contexte socio-économique dans lequel il baignait, à une action artistique engagée soucieuse de ne pas se couper de la vie. Comme il le répétait, Matta-Clark avait pour ambition de  » sortir l’art des galeries et le conduire dans les égouts « .

Sortir l’art des galeries et le conduire dans les égouts »

Formatrice au service éducatif du musée du Jeu de paume de Paris qui consacre cet été une rétrospective à celui qui était un  » anarchitecte « , Eve Lepaon attire l’attention sur Clockshower, vidéo qui, selon elle, condense les enjeux du travail de l’intéressé tout autant qu’elle souligne la contribution des images mécaniques qu’il compilait avec frénésie, ces traces photographiques et vidéo s’avérant indispensables à la compréhension d’une oeuvre d’avant-garde ayant eu la déconstruction en ligne de mire. Présentée sur le seuil du parcours, cette séquence de près de 14 minutes a été tournée à New York en 1973. Ce qu’elle donne à voir déroute. La scène s’ouvre sur un plan serré montrant un homme vêtu d’une tenue noire imperméable et d’un chapeau de pluie. Muni de gants blancs, il se hisse précautionneusement sur une imposante feuille d’acanthe. Au bout de sa lente ascension, un mouvement de caméra dévoile une première fois le contexte de l’opération : la feuille en question s’avère être en réalité l’ornement d’une horloge aux dimensions nettement plus larges que l’homme qui lui fait face. L’homme ? Il s’agit bien sûr de Gordon Matta-Clark, dont le corps se tient en équilibre devant les énormes aiguilles.

Clockshower, 1973.
Clockshower, 1973.© Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong. 2018 The Estate of Gordon Matta-Cla

Le plasticien américain s’est engagé dans une performance qui n’est pas sans rappeler la gymnastique d’un Harold Lloyd accroché à un cadran similaire, quoique de plus petite taille, dans une scène restée culte de Safety Last, un film de 1923. En meilleure posture que l’acteur comique qui risquait à tout moment de s’écraser, Matta-Clark décide de prendre une douche en installant un tuyau sur l’une des aiguilles. Totalement détendu, il enchaîne une série de geste du quotidien : il fait sa toilette, se rase, se brosse les dents… jusqu’à installer une sorte de hamac rudimentaire pour faire une sieste. Pour peu, le spectateur se laisserait endormir par cette banale chorégraphie. C’est sans compter un autre mouvement de caméra qui vient donner sa juste dimension à la scène, quand un zoom arrière révèle l’édifice entier qui constitue le décor hallucinant de la saynète. Il s’agit en réalité d’une gigantesque tour sur laquelle est suspendu le créateur probablement à la hauteur d’un… cinquantième étage.

 » En improvisant une salle de bains en haut d’un édifice public, Gordon Matta-Clark livre la substance même d’une pratique fondée sur le décloisonnement des lieux, commente Eve Lepaon. La sphère intime et la sphère publique sont nouées de façon indissociable. Pour bien comprendre, il faut savoir que la tour escaladée est en réalité une résidence d’artistes fondée en 1972 par Alanna Heiss à qui l’on doit le MoMA PS1. Cet endroit a été pensé comme outil de réappropriation d’une friche urbaine par les artistes. La performance de Matta-Clark, qui prend ici de grands risques, est une réappropriation au carré, une tentative de hisser le corps à la hauteur de l’architecture, ce qui est un engagement fort. Il se met au diapason de l’espace, estimant que l’homme en a été dépossédé, et ne s’arrête pas en si bon chemin dans la mesure où il s’amuse aussi à inverser le sens des aiguilles, détraquant de ce fait la marche du temps. Symboliquement, c’est puissant car il s’agit de la mission qu’il revendique pour l’art : un programme qui n’est rien de moins qu’abolir ce qui sépare l’homme du cosmos. Le tout non sans une bonne dose d’humour comme le prouve l’allusion à la figure de Lloyd.  »

Habitants du Bronx peignant le Graffiti Truck de Gordon Matta-Clark, 1973.
Habitants du Bronx peignant le Graffiti Truck de Gordon Matta-Clark, 1973.© Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong – 2018 The Estate of Gordon Matta-Cl

Anatomie du gros oeuvre

Très tôt dans sa vie, Gordon Matta-Clark va mesurer l’impact concret de l’architecture et de l’urbanisme sur la vie. En 1955, il a à peine 12 ans quand la ville de New York, dans laquelle il s’est installé avec sa mère six ans plus tôt, inaugure le premier tronçon de la Cross Bronx Expressway, une voie rapide qui préfigure le sacrifice du piéton sur l’autel de l’automobile. Ce chantier colossal débuté en 1948 a littéralement éventré le tissu urbain, expropriant plus de 1 500 familles et réduisant en gravats des dizaines d’immeubles.  » L’art de Matta-Clark sera, pour l’essentiel, une réponse à ce type de dévastation de l’environnement bâti « , précise Eve Lepaon. En ce sens, l’exposition livre un panorama de sa pratique à travers deux sections dédiées chacune aux villes emblématiques de son engagement, New York et Paris.

Au sortir de ses études, le jeune diplômé s’établit dans la ville qui ne dort jamais. C’est là, dès 1972, qu’il opère ses premières interventions à même le paysage urbain. Son territoire ? Le sud du Bronx, un périmètre délaissé qui décline économiquement en raison d’un exode massif de la classe moyenne vers la banlieue.  » Les bâtiments abandonnés qu’il trouve vont devenir son terrain de jeu « , poursuit celle qui est également conférencière au Jeu de paume. Le plasticien démantèle les structures des bâtiments et procède à une sorte d’anatomie du gros oeuvre. Le résultat, qui se découvre au fil de photographies documentaires ( Walls) mais également d’images en offset colorisées à l’aquarelle ( Wallspaper), émeut en ce qu’il pointe un renversement choquant : les murs qui constituaient l’intimité des foyers sont désormais affichés au grand jour.  » Au coeur de ces images se lit la fragilité des destins individuels et des espaces dans une ère de planification urbaine désastreuse « , souligne Eve Lepaon.

Son geste est à la fois métaphorique, sculptural et social

Dans la foulée, toujours au coeur du Bronx décrépit, Gordon Matta-Clark entreprend une série d’ouvertures d’immeubles, les Bronx Floors.  » Il trace des formes géométriques dans l’espace puis les découpe. Son geste est à la fois métaphorique, sculptural et social. Héritier des démarches d’avant-garde comme Dada, il tranche, défait,  » fait voler en éclats « , perturbe le bâti qui impose à l’individu ses déplacements et ses points de vue « , résume la formatrice. Ce procédé  » en creux  » n’est pas banal : il retranche, et retire à la matérialité des constructions pour en exprimer les enjeux. La démarche est cohérente pour une personnalité qui s’est toujours méfiée de la matière, prenant soin de ne pas contribuer à la prolifération des objets, ni d’alimenter le marché de l’art – il gagnait sa vie en faisant des chantiers, voire en mettant sur pied un projet comme Food, un restaurant imaginé pour les artistes.

Gordon Matta-Clark travaillant à Descending Steps for Batan, Galerie Yvon Lambert, Paris, 1977.
Gordon Matta-Clark travaillant à Descending Steps for Batan, Galerie Yvon Lambert, Paris, 1977.© Harry Gruyaert/Magnum Photos

Un art de l’espace

Au fil du temps, Gordon Matta-Clark se voit conforté dans l’idée, théorisée par Georges Bataille, selon laquelle les productions monumentales de l’architecture seraient devenues les  » véritables maîtres sur toute la terre « , un processus inexorable au sein duquel les hommes ne représenteraient plus qu’une  » étape intermédiaire entre les singes et les grands édifices « . Le créateur va radicaliser ses prises de position ébranlant les postulats et les fondements de l’architecture moderniste. Il s’en prend au Vers une architecture de Le Corbusier, mettant en cause une modernité qui ne serait axée que sur la rationalisation et le renouvellement des formes. A l’opposé, Matta-Clark pointe la dimension psychologique cruciale de l’espace, un élément qu’il cultivera en portant une attention toute particulière au tissu urbain. Celle-ci s’incarne tout spécialement dans le travail documentaire photographique qu’il va consacrer, dès 1973, à la naissance du graffiti entendu comme interaction prenant la forme d’une appropriation mais également d’une réplique à  » la tristesse de l’expansion urbaine « .

Comme l’écrit Cara M. Jordan dans le catalogue de l’exposition, l’artiste américain enregistre ce faisant la dimension de  » voix des groupes marginalisés n’ayant guère l’occasion d’éprouver le sentiment d’une possession de l’espace public « . Dans la foulée, Matta-Clark convie des graffeurs à intervenir sur un van, le Graffiti Truck, dont il dispersera les éléments de carrosserie à la faveur de deux événements durant lesquels les passants seront invités à exposer chez eux  » comme une oeuvre d’art  » les morceaux emportés. Symptomatiques sont également deux oeuvres majeures de 1975 qui procèdent d’un même modus operandi : Day’s End (Pier 52), un entrepôt abandonné situé en bordure de la rivière Hudson que Matta-Clark va ouvrir sur l’eau et la lumière à la faveur d’une ouverture découpée à même la tôle, et Conical Intersect, de gigantesques entailles en forme de cône pratiquées sur deux immeubles parisiens en passe d’être démolis à proximité de ce qui deviendra le Centre Pompidou. Deux projets qui interrogent en version  » grandeur nature  » cette organisation du vivant qu’est la ville.

Conical Intersect, 1975.
Conical Intersect, 1975.© Courtesy The Estate of Gordon Matta-Clark et David Zwirner, New York / Londres / Hong Kong – 2018 The Estate of Gordon Matta-Cl

Gordon Matta-Clark. Anarchitecte : au Jeu de paume, à Paris, jusqu’au 23 septembre prochain. www.jeudepaume.org

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