Carte blanche
« Requiem pour l’Université »
L’idéal universitaire est menacé, depuis un quart de siècle environ, par deux facteurs déterminants : l’utilitarisme à courte vue, d’un côté ; la démagogie racoleuse, de l’autre.
Une lettre ouverte récemment publiée dans Le Soira mis en lumière les effets délétères du décret « Paysage », organisant l’enseignement supérieur en Communauté française de Belgique. Il est à craindre, toutefois, que les constats dressés dans ce texte ne soient guère suivis d’effets, tant ils vont à contre-courant d’une évolution regrettable – dont le décret critiqué n’est que la traduction lourdement bureaucratique -, qui est en train de tuer, progressivement mais inéluctablement, l’idée de l’Université telle qu’elle fut conçue depuis ses origines médiévales : « L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire » (Simon Leys, « Une idée de l’Université »). Or les valeurs ainsi inscrites au fronton de l’Université (recherche de la vérité, désintéressement) sont loin d’être mises en avant dans d’autres conceptions – en particulier, celle qui tend à dominer actuellement. L’idéal universitaire est en effet menacé, depuis un quart de siècle environ, par deux facteurs déterminants : l’utilitarisme à courte vue, d’un côté ; la démagogie racoleuse, de l’autre.
D’une part, tout concourt désormais à concevoir l’Université dans une perspective étroitement utilitariste : une université n’est rien d’autre qu’une « entreprise » qui preste à l’égard de ses « clients », directs (les étudiants) ou indirects (les entreprises qui embauchent les futurs diplômés), des « services » qui sont la mesure de son efficacité dont dépendra, en fin de compte, sa place sur le « marché » de l’enseignement supérieur puisque, sur ce « marché », règne une concurrence savamment organisée par des pouvoirs publics et privés. Dans cette vision, les programmes d’études doivent être « professionnalisants » : la place des disciplines jugées trop « théoriques » semble devoir être réduite à la portion congrue, alors même que les qualités que ces disciplines stimulent – rigueur, maniement des concepts les plus abstraits, capacité de prise de distance par rapport aux objets étudiés et aux discours tenus sur eux – pourront être d’une grande utilité dans la pratique. De même, il est de moins en moins question d’ouvrir l’esprit des étudiants en ne les enfermant pas d’emblée dans un cursus strictement technique : l’idée qui prévaut de plus en plus est que les médecins n’ont pas besoin d’être frottés de philosophie, que les ingénieurs n’ont que faire d’un enseignement de sociologie et que l’histoire de la littérature n’a pas grand-chose à faire dans un cursus de droit, puisqu’il s’agit de ne former que des experts étroitement cantonnés dans un savoir pointu, fussent-ils de parfaits ignares en dehors du domaine étroit de leur discipline.
L’idéal universitaire est menacé par deux facteurs: l’utilitarisme à courte vue, d’un côté ; la démagogie racoleuse, de l’autre.
D’autre part, à cette reductio ad commercium des universités, s’ajoute la démagogie ambiante, qui enjoint de « faire échec à l’échec » et de pratiquer « la pédagogie de la réussite ». Ces slogans creux – puisque l’on ne se donne pas les moyens, financiers, humains et intellectuels, de mieux former les jeunes gens dès l’enseignement primaire et secondaire – reviennent implicitement à encourager une certaine forme de laxisme dans les évaluations : quoi de plus facile, pour faire échec à l’échec, que d’être moins regardant sur la qualité minimale des prestations ? Ces slogans sont d’autant plus difficiles à contrer que, en Communauté française de Belgique, les universités sont essentiellement financées en fonction du nombre d’étudiants – ce qui revient à favoriser une course à la conquête de parts de marché d’autant plus perverse qu’elle consiste, ici encore, à traiter les étudiants comme des clients dont la satisfaction passe essentiellement par l’obtention d’un diplôme en fin de cursus. Le message est donc : pour conserver nos étudiants ou en rameuter de nouveaux, ne soyons plus aussi exigeants qu’avant – étant entendu que le seuil maximal d’exigence est de plus en plus vite atteint ces dernières années. Ce qu’il y a probablement de plus trompeur dans ce discours démagogique est qu’il prétend parer la massification de l’enseignement supérieur des vertus de la « démocratisation ». Or plus que de démocratisation de l’enseignement supérieur, c’est de démonétisation des diplômes accordés au rabais qu’il risque d’être question. Les premières victimes d’une telle politique sont les étudiants issus de classes sociales défavorisées car, la réussite scolaire étant pour eux le seul moyen de bénéficier d’un certain ascenseur social, la dévalorisation des diplômes ne saurait être compensée, comme c’est le cas pour les étudiants issus de classes sociales privilégiées, par des séjours coûteux à l’étranger pour y obtenir un diplôme complémentaire dans des universités qui, elles, auraient conservé un niveau élevé d’exigence ou, pour les plus médiocres d’entre eux, par des relations familiales ou d’affaires leur permettant, nonobstant la faiblesse de leurs titres universitaires, de trouver un emploi plus ou moins rémunérateur. Loin d’oeuvrer à la démocratisation de l’enseignement universitaire, une telle pente conduit donc à perpétuer, si ce n’est à accentuer, les inégalités sociales.
Pour ceux des enseignants du supérieur que ces évolutions désolent et inquiètent, un mot d’ordre semble surnager : malgré l’air du temps, ne céder ni sur la dérive professionnalisante au sens étriqué du terme, ni sur la tentation démagogique. A défaut, c’est l’idée même d’Université dans ce qu’elle a de plus noble qu’il faudra se résigner à enterrer.
Par Nicolas THIRION, Professeur à l’ULiège
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