Renouvelable + nucléaire, l’autre avenir énergétique pour la Belgique
En prolongeant de dix ans deux réacteurs nucléaires, la Belgique rouvre, sans se l’avouer, la piste d’un avenir énergétique où la filière pourrait trouver sa place. Sous la forme de petits réacteurs modulaires, les fameux SMR, en 2040?
Il faut se rendre à l’évidence: la Belgique ne peut plus promettre que la prolongation de Doel 4 et Tihange 3 est le baroud d’honneur du nucléaire. Plutôt que d’en avoir tourné la page, elle l’a tout au plus mis entre parenthèses. «Quel que soit le ministre ou le gouvernement, la puissance installée en Belgique en production d’électricité sera toujours suffisante pour répondre par des moyens de production situés en Belgique aux pics de consommation annuelle. Il n’y a donc pas de lien entre l’abandon du nucléaire et l’importation d’électricité.» Telle était la promesse formulée à la Chambre, le 28 novembre 2002, par Olivier Deleuze (Ecolo), alors secrétaire d’Etat à l’Energie et au développement durable, quelques heures avant le vote de la loi de sortie du nucléaire.
« Plus de septante options de SMR sont en développement sur la planète. On aura sans doute des surprises, et de bonnes surprises. »
Vingt ans plus tard, la guerre en Ukraine a rappelé que la sécurité d’approvisionnement en gaz de l’Europe ne tenait qu’à un inacceptable fil diplomatique. Que le prix de ce même gaz conditionne celui de l’électricité sur les marchés. Et qu’en Belgique, l’option d’une combinaison renouvelable-gaz, dont l’empreinte carbone serait en outre particulièrement néfaste pendant au moins vingt ans, dans l’attente d’un hydrogène vert abondant, n’est pas (ou plus) nécessairement la plus raisonnable. Ainsi donc, «l’ADN d’Ecolo n’est plus “Nucléaire, non merci!”», comme l’ont récemment précisé dans Le Soir les coprésidents du parti, Rajae Maouane et Jean-Marc Nollet. Sans donner leur feu vert à la filière pour autant. «La grille d’analyse est la même: cela doit être moins cher, cela ne peut pas être polluant, ni dangereux. Et à ce stade, le nucléaire ne répond pas à ces critères», précisait Jean-Marc Nollet quelques jours plus tard, sur les ondes de Bel RTL.
Et pourtant. Les partisans de l’atome craignaient que la sortie du nucléaire enterre le savoir-faire belge en la matière, mettant en péril les opportunités futures de le retrouver sous une forme plus consensuelle (principalement sur le plan de la sûreté et de la gestion des déchets radioactifs). Mais l’accord sur la prolongation de deux réacteurs nucléaires lève cette incertitude. Il ouvre un chapitre hybride pour la filière, où cohabiteront le maintien du savoir-faire industriel et l’éclosion d’une expertise dans le démantèlement. Deux compétences qui ne s’opposent pas forcément, comme le relève Céline Parotte, chargée de cours au Centre de recherche Spiral de l’ULiège: «Cette obligation à penser de manière duale me semble essentielle. La complexité de cette filière impose de faire davantage le lien entre l’innovation et ce qu’on appelle l’exnovation, qui vise à assumer la fin d’un cycle et à prendre tout autant soin de déconstruire. Cela appellera le développement de nouvelles expertises et de nouveaux fleurons.»
«On est revenu à la raison»
Pour Thomas Pardoen, professeur à l’UCLouvain et président du comité consultatif scientifique du centre de recherche nucléaire de Mol (SCK-CEN), «le politique aura perdu beaucoup de temps, mais il est revenu à la raison. Il fallait garder une culture industrielle nucléaire. Arrêter entièrement la filière, pour ne compter que sur le centre de Mol, aurait été un peu faible. L’avoir sauvée est une bonne chose, d’autant qu’il n’est pas exclu que d’autres réacteurs nucléaires soient prolongés d’ici un an ou deux. Techniquement, ce n’est pas un problème. Politiquement, c’est autre chose.»
France, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Pologne, Finlande… En Europe, de nombreux pays ont fait le choix de poursuivre ou de reprendre la voie du nucléaire, singulièrement depuis la crise énergétique. L’accord de prolongation entre l’Etat belge et Engie, l’exploitant des centrales de Doel et de Tihange, s’apparente à un sursis. Contrairement aux nations citées plus haut, la Belgique ne prévoit pas, en effet, de construire un quelconque réacteur de troisième génération, dont le réacteur pressurisé européen, dit EPR, est l’un des fers de lance. Mais ce pont de dix ans pourrait bien permettre au pays de reprendre une voie nucléaire innovante à l’horizon 2040. «Pour atteindre nos objectifs climatiques, nous aurons besoin de toutes les technologies, dont le nucléaire», confirmait le Premier ministre, Alexander De Croo (Open VLD), en mai 2022. C’était à l’occasion du lancement d’un programme de recherche fédéral de cent millions d’euros sur les petits réacteurs modulaires (PRM), plus couramment évoqués sous l’acronyme anglais SMR), confié au centre de Mol.
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Toujours basés sur la fission, ces SMR, d’une capacité d’environ 300 mégawatts présentent quatre avantages par rapport aux grandes centrales. Un: «Même dans le cas d’un SMR de seconde génération, utilisant la même technologie que nos centrales actuelles, sa sécurité passive est plus grande, précise Thomas Pardoen. Elle est inhérente au réacteur. Puisqu’il est plus petit, il se refroidit d’autant mieux.» Deux: la capacité pilotable d’un SMR lui conférerait une flexibilité particulièrement compatible avec l’intermittence des énergies renouvelables. Trois: ces petits réacteurs peuvent aussi fonctionner comme une unité de cogénération, produisant non seulement de l’électricité, mais aussi de la chaleur à différents niveaux de températures. «Enfin, les versions utilisant des neutrons rapides pourront épuiser le combustible presque cent fois mieux et diviser dès lors d’un facteur 100 la quantité de déchets», poursuit l’expert. Ces dernières versions ne seront toutefois pas opérationnelles avant 2045.
Scénario renouvelable et SMR
Peu coutumière des analyses énergétiques prospectives et chiffrées, encore moins des politiques de planification permettant d’honorer ses objectifs (y compris de production renouvelable), la Belgique n’a jamais envisagé un quelconque scénario associant renouvelable et nucléaire, d’autant que sa loi de 2003 proscrit encore cette hypothèse. L’ année dernière, l’institut flamand EnergyVille a toutefois comparé trois pistes énergétiques d’ici à 2050: un scénario dit «central», intégrant un large éventail de filières et d’options technologiques (électrification, efficacité énergétique, hydrogène, capture du carbone…), un scénario «molécules propres», principalement axé sur l’import de carburants de synthèse comme l’hydrogène vert, et un scénario «électrification», combinant essentiellement un vaste parc éolien offshore (16 gigawatts en mer du Nord) et la mise en fonction de plusieurs SMR sur le territoire belge. Verdict: ce dernier apparaît comme le moins onéreux des trois pour réduire au maximum les émissions de gaz à effets de serre à cette échéance.
D’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), tous les scénarios susceptibles de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré par rapport à l’ère préindustrielle incluent un accroissement de la part du nucléaire dans la consommation d’énergie primaire. Sachant que la Belgique sera encore très loin de l’objectif 100% renouvelable dans les deux prochaines décennies, peut-elle encore se permettre d’évincer l’hypothèse d’un apport substantiel du nucléaire au-delà de 2035? C’est l’une des questions opposant partisans et détracteurs de la filière. Car, techniquement, il est concevable d’envisager la mise en fonction de SMR de seconde génération à cette échéance. «Ceux-là seront disponibles dès 2030, précise Thomas Pardoen. A l’heure actuelle, plus de 70 options sont en développement sur la planète. On aura sans doute des surprises, et de bonnes surprises. Avec l’espoir que leur coût diminue, notamment grâce à leur standardisation – en faire plus avec les mêmes pièces.»
Quelle que soit la place future du nucléaire, ses caractéristiques imposent la sauvegarde des connaissances existantes, jusqu’ici sous-estimées, considère pour sa part Céline Parotte. «Que l’on soit pour ou contre le nucléaire, la question de la mémoire est essentielle. Même pour le démantèlement, il faut continuer à travailler avec ceux qui ont opéré dans ces centrales, et si possible avec ceux qui les ont construites. On ne s’intéresse pas assez à ces travailleurs du passé, qui ont encore énormément de choses à nous apprendre. Tous leurs témoignages devraient être archivés de manière très fine: à quelles parties de l’infrastructure étaient-ils assignés, quelles étaient leurs pratiques, les pièces les plus difficiles à entretenir?» A l’image des archives de l’Etat, le caractère critique des installations et des déchets nucléaires justifierait la création d’un centre de documentation propre à la filière, indique la chargée de recherches FNRS.
Au-delà des potentiels SMR que la Belgique pourrait un jour adopter, la fusion nucléaire, ce Graal encore lointain augurant une énergie propre, sûre et abondante, ne sera pas envisageable avant 2060, dans le meilleur des cas. «Je dis toujours que c’est un cadeau que l’on fait aux générations futures, conclut Thomas Pardoen. Mais ce n’est pas elle qui sauvera la planète dans l’horizon temporel dont nous disposons. Ni procurera une électricité abordable aux deux générations à venir.» Après avoir surestimé à maintes reprises sa capacité à développer les énergies renouvelables dans les proportions escomptées, après ses intenables promesses dans un monde incertain, la Belgique ne peut plus se permettre l’indécision pendant vingt ans de plus.
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