Réforme des retraites: un gouvernement peut-il passer outre les garde-fous démocratiques ?
Marc Verdussen Professeur de droit constitutionnel (UCLouvain)
La France dégaine son article 49.3, la Belgique recourt aux pouvoirs spéciaux. Ou l’art de gouverner à la hussarde pour imposer une politique…
Une réforme des retraites vaut-elle bien l’usage d’un 49.3?
Quand le 49.3 a été adopté en France en 1958, il s’agissait de rationaliser le parlementarisme et de renforcer les pouvoirs de l’exécutif afin d’éviter l’instabilité gouvernementale. Alors que le procédé se voulait exceptionnel, il fut mobilisé à foison. Avec la réforme des retraites, le 49.3 est utilisé comme une ultime arme de survie par un gouvernement sans majorité stable et qui est donc contraint de s’allier au cas par cas avec d’autres minorités politiques, elles-mêmes totalement dispersées. C’est l’absence d’alliance qui a amené le gouvernement français à dégainer ce mécanisme qui lui permet de faire passer en force un projet de loi sans le soumettre à la discussion et au vote de l’Assemblée nationale. Le résultat est là, la réforme des retraites a été adoptée sans être acceptée par une majorité d’élus puisque le vote intervenu le 20 mars portait sur la motion de censure et non sur la réforme elle-même. Entretenir la confusion entre ces deux notions est un artifice intellectuel. Tout gouvernement doit pouvoir poser la question de confiance, mais le recours qui est présentement fait au 49.3 instrumentalise et dévoie cette notion de confiance alors qu’elle est la pierre angulaire de tout régime parlementaire.
Marc Verdussen «Les exécutifs n’hésitent plus à banaliser des techniques brutalisant la démocratie représentative.
Le procédé relève de la confiscation du pouvoir?
Dans une démocratie parlementaire, le seul organe qui peut légitimement avoir le dernier mot sur ce qui est bon ou pas pour le peuple, c’est le Parlement, parce que lui seul représente le peuple dans sa diversité. Les vertus de ses délibérations sont d’autant plus cruciales que les réseaux sociaux créent aujourd’hui l’illusion de débats démocratiques ouverts alors qu’ils mettent en place un espace public chaotique là où, au Parlement, le débat démocratique a le mérite d’être structuré. Les échanges d’arguments peuvent y être véhéments mais ils sont raisonnés. Les décisions les plus importantes ne peuvent être le produit d’un exécutif qui agit verticalement en faisant du chantage à la démission. On assiste en France à une dérive démocratique dont le 49.3 est la figure paradigmatique, qui s’ajoute ici à d’autres manœuvres de muselage des élus. Bien sûr, il arrive un moment où le Parlement doit trancher, mais pas sans avoir d’abord cherché le consensus en son sein. C’est là le propre de la démocratie.
Un 49.3 à la belge serait choquant?
N’allons pas trop vite en besogne, n’ajoutons pas un mal aux maux existants, la Belgique fait déjà face à une autre forme d’affadissement de la démocratie. Le Parlement n’y est plus tant composé d’élus individuels que de groupes parlementaires, eux-mêmes largement inféodés aux instances du parti politique dont ils se réclament. Qu’il s’agisse de voter une loi ou de contrôler le gouvernement, la marge de manœuvre des élus est souvent réduite à l’espace concédé par les présidents de parti, spécialement quand le parti est au gouvernement. A maints égards, la Chambre des représentants est devenue une chambre d’entérinement de décisions prises en d’autres lieux.
Si la Belgique n’a pas de 49.3, elle dispose d’un régime de pouvoirs spéciaux. Cette autre façon pour un gouvernement de contourner l’obstacle parlementaire est-elle plus recommandable?
Les pouvoirs spéciaux sont aussi une manière de court-circuiter le Parlement mais l’affront est moins brutal que le 49.3. D’abord parce qu’un gouvernement ne peut recourir aux pouvoirs spéciaux qu’à certaines conditions, dont l’existence de circonstances de crise, et uniquement si le Parlement a préalablement donné son consentement. Ensuite parce que les arrêtés pris sur la base des pouvoirs spéciaux doivent être, après-coup, confirmés par les parlementaires. Là où le bât blesse, c’est que cette confirmation est généralement systématique et ne donne lieu à aucun débat approfondi.
Un programme d’austérité budgétaire, le respect des normes européennes de Maastricht, une privatisation d’entreprises publiques sont-elles des circonstances de crise?
On a abusé des pouvoirs spéciaux à plusieurs reprises, c’est clair. Ils ne sont d’ailleurs pas expressément inscrits dans la Constitution mais fondés sur une interprétation d’un article du texte constitutionnel. On peut concevoir l’usage de pouvoirs spéciaux dans un état d’urgence, comme une crise sanitaire ou terroriste, quand il peut être question de vie ou de mort. Mais une réforme des retraites ou d’autres chantiers socio- économiques requièrent-ils un tel degré d’urgence? La question se discute et c’est là que le débat parlementaire doit avoir tout son sens. La notion de crise et les moyens d’action qu’elle peut autoriser mériteraient d’être juridiquement clarifiés.
Le recours à des formules d’exception a-t-il tendance à se multiplier, donc à se banaliser?
Le phénomène n’est pas nouveau. Depuis des années, dans les démocraties parlementaires, l’exécutif cherche à occuper le centre du jeu politique. Mais aujourd’hui, trois données récentes sont observables. Un: le décalage entre le temps parlementaire et le temps gouvernemental est de plus en plus important, les uns n’avançant pas assez vite à l’estime des autres. Deux: les exécutifs affichent désormais leur prédominance de manière décomplexée, ils n’hésitent plus à banaliser des techniques brutalisant la démocratie représentative. Trois: ce rudoiement est d’autant plus insupportable que les citoyens ont ainsi le sentiment d’être écartés de toutes parts. Leurs représentants sont mis sous pression et eux-mêmes sont réduits à n’être que des intermittents de la démocratie alors qu’ils veulent se réapproprier leur destinée et revendiquent une démocratie plus impliquante et interactive.
User du 49.3 ou de pouvoirs spéciaux, c’est jouer avec le feu et attiser les braises d’une vraie crise de régime?
En tout cas, on n’est plus, en Europe, à l’abri d’un basculement vers des régimes autoritaires. La vigilance s’impose. La légitimité d’un gouvernement ou d’un chef d’Etat ne tient pas uniquement au soutien que lui procure une majorité d’électeurs, mais aussi au fait qu’il est capable de mettre en œuvre un projet politique en respectant les contraintes juridiques et le débat démocratique. En étiolant ce débat, l’exécutif contribue à saper sa propre légitimité. Ce n’est pas qu’une question constitutionnelle, mais aussi une affaire de culture politique. Le respect à l’égard du Parlement ne se décrète pas, il se cultive.
On s’exaspère régulièrement d’une lenteur ou d’une incapacité à réformer en profondeur. N’est-ce pas fondamentalement la question de l’efficacité en démocratie qui est posée?
En démocratie parlementaire, l’efficacité côtoie la légitimité, les deux doivent se concilier. Il y a des règles de droit à respecter. Un bon gouvernement doit agir mais il y a des actes qu’il ne peut poser seul et il reste toujours sous la responsabilité du Parlement. Même dans les crises les plus aiguës, la fin ne justifie pas tous les moyens. La récente crise sanitaire nous l’a rappelé avec acuité.
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