Réduction des salaires des ministres et surprofits: pourquoi ces deux mesures sont indispensables à De Croo (analyse)
Des discussions budgétaires, deux mesures font l’actualité. L’une, réduire le salaire des ministres, est purement cosmétique. L’ autre, taxer les surprofits et les redistribuer, beaucoup moins. Les deux sont indispensables au gouvernement De Croo.
La non-indexation des salaires des ministres, c’est comme un but marqué à la 92e minute quand on est mené 0‑6. Ça ne sert à rien, les supporters sont tristes ou en colère, mais le commentateur de la télévision dit qu’on sauve l’honneur, et on se sent maigrement consolé. Et celui qui a marqué peut toujours l’ajouter à son CV.
Sauf que le but, ici, est de sauver l’honneur avant de commencer le match.
En annonçant qu’il déposerait, pendant cette semaine de discussions budgétaires, une note dite de « sobriété politique », le Premier ministre, Alexander De Croo (Open VLD), a pris la main alors que, depuis les tribunes, les supporters les plus hostiles ne cessent de crier leur énervement. Quelques heures avant, son président de parti, Egbert Lachaert, s’était montré favorable à ce que les émoluments des ministres ne soient pas indexés, et annonçait que lui-même distribuerait l’équivalent de son indexation à des organisations caritatives.
3 000 euros de plus par mois
Dans certains journaux populaires, d’émouvants tableaux, comme celui présenté ci-dessous, établissaient une réalité choquante : si l’indexation automatique de leurs revenus continuait à avoir cours, les vingt membres du gouvernement fédéral gagneraient chacun, à la fin de leur mandat, plus de 3 000 euros bruts de plus par mois. Comme dans la fonction publique, l’indexation se fait pour eux à chaque fois que l’indice pivot est dépassé, ce qui fait que leurs salaires, déjà parmi les plus hauts de la pyramide, tardent beaucoup moins que l’ordinaire des salariés du secteur privé à rattraper l’inflation. Les ministres, en fait, sont en Belgique ceux dont le pouvoir d’achat, déjà très élevé, est le mieux préservé, tel qu’il est gardé par un catenaccio (verrou) légal et réglementaire. Mais le passement de jambes primo-ministériel n’aura, exactement comme un but qu’on marque pour faire 1‑6 après 91 minutes d’humiliation, que des effets sous-marginaux sur le résultat de la partie. Il ne lui épargnera pas d’éventuelles huées.
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Les discussions budgétaires, cette année, devront en effet porter sur les exercices 2023 et 2024. Le Premier ministre lui-même a imposé cette rencontre en aller et retour à son équipe. Deux budgets, c’est, pour l’Etat fédéral, environ 300 milliards d’euros de recettes à redistribuer. Et, pour 2023, c’est un déficit de plus de trente milliards qui est prévu avant les discussions de cette semaine. Supprimer l’indexation de vingt ministres pour les années 2023 et 2024 offrirait un total de quelque 800 000 euros d’économie au trésor fédéral. Soit même pas un trente millième du déficit primaire pour la seule année à venir. Mais le symbole est fort, autant que le contraste entre les difficultés éprouvées par la population et les protections dont bénéficient ses élus.
Ce match dans le match, celui pour le but qui sauve l’honneur, toutefois, n’est pas encore gagné par Alexander De Croo.
« Pas de vidéo Facebook »
D’abord parce que l’intention de jouer sur l’indexation n’est pas partagée par tous les partis de la Vivaldi. A gauche, bien sûr, où verts et rouges craignent que cette exception à l’automaticité de cet auguste mécanisme, mis en oeuvre par Joseph Wauters après la Première Guerre mondiale, n’en appelle d’autres. Les socialistes ne se privent jamais de rappeler que sous Elio Di Rupo, en 2011, une diminution de 5 % des salaires des membres du gouvernement avait été imposée. Comme les écologistes, ils préféreraient plutôt baisser les salaires bruts, ou supprimer les indemnités, difficilement justifiables de nos jours et défiscalisées, de « logement et domesticité ».
A droite également, Georges-Louis Bouchez, pourtant pas le plus idolâtre défenseur de l’indexation automatique, se montrait aussi réticent à l’idée. « On risque de détricoter tout le système. Autant je comprends la force symbolique, mais je dis attention à ne pas ouvrir la boîte de Pandore. Au niveau macroéconomique, ça ne changera pas grand-chose », expliquait-il à nos confrères de 7sur7. be, avant d’ironiser à l’adresse de son homologue flamand Egbert Lachaert et du Premier ministre, en bon équipier qu’il est, que « ce que les gens attendent de moi, ce n’est pas que je fasse une vidéo Facebook pour annoncer que je renonce à l’indexation ».
Les ministres sont ceux dont le pouvoir d’achat, déjà très élevé, est le mieux préservé.
Ensuite parce qu’ Alexander De Croo ne décidera pas seulement de sa propre privation. Sinon le but qui sauve l’honneur lui serait trop facile. « On n’a pas dit que le saut d’index était la seule idée sur la table pour aller vers plus de sobriété en politique, hein. La question est : qu’est-ce qui est le plus juste ? », se demande-t-on d’ailleurs chez le Premier ministre. Réduction de salaire, suppression d’indemnités défiscalisées ou saut d’index, un effort sera quoi qu’il en soit demandé pour sauver cet honneur entaché. Mais il ne sera pas demandé qu’ aux ministres.
Les membres du Parlement doivent aussi se préparer à encaisser moins. Ils s’y attendent. Et certains, déjà, se défendent. Certains bureaux de parti, le 3 octobre, ont entendu quelques députés s’essayer à une incertaine contreattaque. Notamment en proposant que soit laissée aux parlementaires la liberté de donner à l’oeuvre de leur choix plutôt qu’ aux caisses de l’Etat les montants qui sont censés être économisés au titre de leur sobriété. Et comme les présidents de parti dépendent aussi de ces députés-là, l’espace laissé pour l’ambitieux débordement du Premier ministre pourrait se réduire.
Pas de prolongations
C’est pourquoi, après avoir traversé le terrain très vite, Alexander De Croo temporise. La note technique
promise pour le 3 octobre devant le kern n’avait toujours pas été déposée le 4.
Elle ne risquait pas de l’être aussi rapidement qu’annoncé. Parce que certains réflexes défensifs ont ralenti l’offensive, et la réorienteront certainement, bien sûr. Mais aussi, et surtout, parce que chacun sait que sauver l’honneur ne se fait de toute façon qu’à la fin du match. Celle-ci ne sera sifflée, probablement, que le 11 octobre aux petites heures du matin. Il est, en effet, prévu que le deuxième mardi du mois d’octobre, jour formel de la rentrée parlementaire, le Premier ministre vienne présenter sa déclaration de politique générale, et que ce discours ne puisse se faire qu’après un accord entre ministres sur le budget de l’année qui vient.
La tradition belge a déjà souffert d’exceptions, sous Charles Michel notamment. Mais Alexander De Croo ne compte pas jouer les prolongations. Il ne veut pas non plus seulement sauver l’honneur. C’est pourquoi ce symbole de la sobriété politique, qu’il voit encore aujourd’hui plutôt comme une cerise bien ronde sur un gâteau bien crémeux que comme un but inutile ne compensant pas une défaite honteuse, attendra les derniers moments des discussions. C’est surtout là que se gagnera le match.
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Les kerns se multiplient cette semaine, sur des questions matériellement beaucoup plus importantes que celle de la sobriété politique. Des rencontres nocturnes se tiendront, comme le veut l’usage, dans les derniers jours précédant la date fatidique. Et, chaque ministre espérant marquer un but, aucun ne laissera le Premier d’entre eux sauver l’honneur tout seul. C’est, à peu de choses près, leur dernière occasion de scorer, puisqu’il s’agit ici de s’accorder sur les budgets 2023 et 2024, et que 2024 sera une année électorale – législatives, européennes, régionales en mai, communales et provinciales en octobre. La sécurité a ainsi fait l’objet d’un kern dédié, lundi soir. Les sujets de mobilité – Georges Gilkinet est comme toujours fort offensif pour augmenter les moyens du transport ferroviaire – , ont déjà été examinés préalablement. Mais c’est bien sûr sur l’énergie que se dispute le grand match. Celui qui sera décisif. Avec Tinne Van der Straten, Alexander De Croo a formé un duo étonnamment solidaire, qui dérange notamment leurs équipiers libéraux francophones.
Quatre milliards
Ce duo est, jusqu’à présent, moyennement efficace. La tactique privilégiée de ces deux attaquants visait
à convaincre l’Union européenne de plafonner les prix. Elle s’est heurtée à la rudesse de la défense
allemande, alors même que quatorze autres pays de l’Union avaient rejoint leur équipe. Mais le Conseil
européen du 30 septembre, qui n’a pas pu s’accorder pour bloquer les prix, a adopté un règlement sur la
taxation des surprofits. On le promet presque aussi redoutable que le plafonnement des prix, et Tinne
Van der Straeten et Alexander De Croo se sont engouffrés dans la brèche.
La note déposée le 2 octobre au kern par la ministre de l’Energie prévoit non seulement de retranscrire le règlement européen – c’est obligatoire pour chaque pays membre – mais surtout d’aller plus loin. L’Union autorise à taxer les surprofits des producteurs d’électricité à 100 % à partir de 180 euros du mégawatt-heure. La Belgique, elle, les ponctionnera à partir de 130. Le rendement espéré pour l’électricité est de quatre milliards d’euros au total des années 2022 et 2023. C’est autrement plus vertueux que 800 000 euros d’indexation. Et c’est aussi nettement plus vigoureux que les quatre cents millions espérés l’été dernier, quand il n’était question que de taxer ces surprofits à 25 %.
Sauver l’honneur ne se fait qu’à la fin du match. Celle-ci ne sera sifflée, probablement, que le 11 octobre.
Mais face à cette offensive ambitieuse, la défense, déjà, s’organise. Les producteurs, Engie en tête, promettent de ne rien laisser passer. Et il faudrait, en plus, les convaincre de continuer à exploiter des centrales nucléaires dont ils ne pourront, dès lors, presque plus tirer de bénéfices. Ce n’est donc pas
gagné. Pourtant, c’est à ce prix que le match de l’équipe d’ Alexander De Croo sera remporté. Le bon
centre-avant sait que c’est nettement plus difficile de gagner un match contre une défense regroupée
que de sauver l’honneur contre un adversaire qui vous a humilié. Il sait aussi que dans les tribunes, le public ne s’y trompe pas.
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