Carte blanche
Radios et pluralisme
Il a fallu toute une législature au ministre Marcourt pour remodeler le décret sur les Services de Médias audiovisuels coordonné en 2009 (décret SMA) afin de permettre la concentration des radios privées entre les mains d’une paire d’éditeurs.
La tâche fut complexe : squeezer partiellement le Conseil d’Etat, contourner les avis négatifs de 2017 [1] et 2018 [2] du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), amadouer son partenaire au Gouvernement et minimiser les critiques acerbes de l’opposition en commissions parlementaires.
C’est le 14 juin 2018 par un décret [3] modifiant le décret SMA que le paquet fut ficelé :
- Remplacement du pluralisme des médias par celui des médias et/ou des services.
- Remplacement du critère de « détention de 24% du capital » par le « contrôle », effectif, lui, à partir de la détention de 50% du capital.
- Remplacement de la référence au contrôle conjoint de plusieurs personnes physiques ou morales par celui d’une seule.
Mais surtout, l’arme fatale imposée par le groupe RTL contre l’avis du reste du secteur radio :
- Le remplacement de l’évaluation des parts de marchés réelles [4] par des parts de marché virtuelles.
En quoi consiste l’astuce du groupe RTL ?
Le but est clair : faire sauter le carcan de 20% qui lui interdit d’augmenter ses parts de marché par le rachat ou la création d’autres radios et qui avait entraîné en 2009 l’éviction de la bande FM de MiNT, son 3e réseau.
La mise en oeuvre est simple : on garde le seuil de concentration de 20%, mais on remplace la mesure des PDM estimées par sondages, par l’évaluation des parts de l’audience potentielle cumulée, comme en France.
L’audience potentielle d’une radio ayant un seul émetteur est le nombre d’habitants résidant dans la zone où la radio peut, en théorie, être captée. Pour un groupe, l’audience potentielle cumulée (APC) est la somme de toutes les audiences potentielles des radios du groupe. En France, pour la radio analogique terrestre en FM ou en modulation d’amplitude, l’APC d’un groupe, limitée à 20% de l’APC totale de toutes les radios du pays, ne peut pas dépasser le plafond de 150 millions d’habitants.
Transposé tel quel en Fédération Wallonie-Bruxelles, ce critère APC aurait le même effet que le seuil de concentration en vigueur auparavant et interdirait au groupe RTL d’augmenter ses PDM actuelles : exit le retour de MiNT en FM.
On a donc adapté le critère et supprimé le plafond.
Le critère APC, arme fatale ou pétard mouillé ?
Les audiences potentielles évaluées par les services du ministre Marcourt le montrent clairement, attribuer tous les réseaux privés en FM comme en mode numérique, à deux éditeurs dominants, ça tient la route.
Voici deux cas de partage équitable entre deux éditeurs FM respectant le seuil de concentration de 20% :
1) Attribution des 3 premiers réseaux communautaires à l’éditeur E1 avec 19,15% d’APC et des 7 autres réseaux à E2 avec 18,97% d’APC [5].
2) Attribution de 5 réseaux (2 communautaires, 2 provinciaux et 1 multi-ville) à E1 avec 19,17% d’APC et à E2 avec 18,95% d’APC.
Contrairement aux apparences, ces partages ne sont pas du tout équivalents.
Si le critère APC prédit un équilibre 20% – 20% dans chaque cas, les PDM réelles (derniers chiffres du CIM) seraient de 42% – 9% pour le premier partage et de 30% – 21% pour le deuxième. Ces différences montrent que le nouveau critère n’est pas fiable.
Les chiffres sont sans appel. Si on compare les APC et les sondages du CIM, les écarts sont énormes, ils vont d’une sous-évaluation de 40% pour les réseaux les plus puissants à une surévaluation de 100 à 875% pour les réseaux provinciaux.
Une autre constatation étrange mérite réflexion. En FM, par kW rayonné [6] l’APC des réseaux privés est de 82.200 h/kW [7] et celui des radios indépendantes de 750.661 h/kW, soit 913% du score des réseaux.
Toutes ces anomalies s’expliquent facilement. La bande FM compte 355 points d’émission pour les radios privées. Les brouillages entre ces émetteurs, ceux de la RTBF et des pays voisins ne sont pas pris en compte pour le calcul des audiences potentielles ce qui induit des erreurs allant de 7% à plus de 700% selon les cas.
La non prise en compte des forts écarts de brouillage d’un émetteur à l’autre et leur distribution géographique inconnue rend caduc le critère de l’audience potentielle cumulée.
Disqualifié pour la FM, le critère APC doit aussi être écarté pour la radiodiffusion numérique. En effet, les valeurs des APC des blocs réservés à la RTBF et aux réseaux communautaires sont fausses (erreur de 11,14%) et l’ensemble des APC est évalué pour une architecture théorique du plan de fréquences qui surestime l’impact des radios indépendantes et non selon ce que sera le plan réel.
Dépouillé du plafond maximum à ne pas dépasser, le critère APC sauce RTL-Marcourt ça ne marche pas.
Il ne fournit même pas une estimation grossière des PDM réelles des éditeurs de radios.
Loin de priver le CSA de son rôle de régulateur l’inconsistance du critère APC lui permettra « notamment », selon l’article 7 §2 du décret SMA, de choisir ses propres critères pour assurer la sauvegarde du pluralisme du secteur radio.
Michael Tolley, ingénieur civil, docteur en sciences appliquées, professeur honoraire de l’ULB, « radiolibriste » depuis 1980.
[1] Sous la présidence de Dominique Vosters avis du 10 mai 2017 : http://www.csa.be/documents/2712
[2] Sous la présidence de Karim Ibourki avis du 29 mars 2018 : http://www.csa.be/documents/2810
[3] Moniteur Belge du 3 août 2018.
[4] La régie publicitaire de RTL, pas folle, utilise toujours les PDM réelles pour fixer les prix de sa publicité.
[5] Les % sont évalués à partir des chiffres publiés sur le site audiovisuel.cfwb.be.
[6] La puissance apparente rayonnée de chaque site d’émission est fixée par un arrêté publié au Moniteur du 27 février 2018.
[7] Habitants par kW rayonné
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