Radicalité animaliste: « La cause animale est loin d’être homogène »
Luttes internes pour déterminer les modes d’action légitimes, surveillance policière constante et intérêt médiatique accru nourrissent la radicalité animaliste. Dans S’engager avec les animaux, ouvrage qu’il codirige avec Christophe Traïni, Fabien Carrié, sociologue à l’UCLouvain et spécialiste du radicalisme, s’intéresse aux militants de la cause animale et à l’évolution du mouvement depuis ses origines.
D’un côté, il y a ces prises de position, toujours plus fréquentes, d’artistes ou d’intellectuels pour nous inciter à ne plus manger de viande. De l’autre, il y a ces boucheries attaquées par des végans, des abattoirs dans le collimateur d’antispécistes… L’engagement pour les animaux semble devenir un mouvement de fond qui traverse toute notre société. Mais que disent ces nouvelles formes de mobilisation sur notre rapport à l’animal ?
Ce mouvement en dit plus sur les transformations récentes de la cause animale, avec l’arrivée de nouveaux militants, avec l’apparition de nouveaux modes d’action, plus spectaculaires, mais il ne reflète pas nécessairement un bouleversement imminent des mentalités et des pratiques de la population à l’égard des animaux. Notre rapport aux animaux est sujet à des oscillations et relève de processus longs et aveugles. Même au niveau politique, la question reste assez floue. Sur le temps long, on constate une rationalisation progressive du rapport à l’animal au niveau des gouvernements et des Etats. Le développement du bien-être animal et la création de ministères dédiés à cette question en Belgique sont des expressions de cette rationalisation, même si elles restent considérées comme insuffisantes pour de nombreux militants de la cause animale.
L’antispécisme fut un moyen de légitimer la cause en l’adossant à d’autres mouvements.
Cet engagement en faveur des animaux est loin d’être récent. Ses origines ne remontent-elles pas au xviiie siècle en Grande-Bretagne, avec pour objectif d’éduquer les classes populaires ?
Le mouvement est alors porté par l’aristocratie et une partie de la bourgeoisie. S’impose alors une définition très moralisante, voire moralisatrice, de cette protection, en se centrant sur les animaux domestiques, sur les violences faites sur ceux-ci par les classes populaires. Cette première conception est bien sûr largement impulsée par la répulsion que provoquent chez les représentants des classes dominantes la » brutalité » des comportements du peuple à l’égard des animaux. Mais il y a aussi dans ce mouvement une idée sous-jacente qui est en quelque sorte de domestiquer les classes populaires, en leur inculquant des gestes de douceur par rapport à l’animal pour transformer leur façon d’être et d’agir, et les intégrer socialement à la nation. Se développent ainsi les premiers mouvements vraiment liés à la cause animale avec, en 1824, en Grande-Bretagne, la création de la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals, la première organisation de protection animale à un niveau national, ou en France, avec la Société protectrice des animaux en 1845, modelés sur cette logique-là.
Ensuite, à la fin du xixe siècle, en Grande-Bretagne encore, des protestations contre la physiologie expérimentale et les vivisections émergent parmi les intellectuels conservateurs. Ils vont se servir de ce discours moralisateur, construit contre les classes populaires, en l’opposant désormais aux chercheurs. C’est le début des lois pour encadrer les recherches scientifiques ?
En effet, le Cruelty to Animals Act voté en 1876 instaure un système de licences pour les scientifiques et le principe d’un contrôle par des instances publiques des pratiques des chercheurs sur les animaux. Le dispositif de contrôle n’est, dans les faits, que très peu contraignant, mais cela marque toutefois un tournant : une fraction de la population britannique réclame un droit de regard sur ce que font les savants et arrive à l’obtenir politiquement et socialement, ce qui est une première en Europe. En France, quand des antivivisectionnistes britanniques tenteront d’importer leur cause, cela ne fonctionnera pas à cause de la très forte légitimité des scientifiques et des savants comme Louis Pasteur. Cette différence importante permet d’expliquer les décalages qui s’observeront par la suite entre les mondes anglophone et francophone dans l’évolution de la cause animale, où ces premiers mouvements feront le lien avec les nouvelles déclinaisons qui émergeront par la suite.
Comme avec l’antispécisme, par exemple, qui apparaît dans les années 1960 ?
Tout à fait. Quand la notion se développe en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, elle fera le lien avec celle de racisme ou de sexisme. Elle est pensée par ses promoteurs, à l’instar de l’intellectuel australien Peter Singer, comme un prolongement des grandes luttes sociales du moment. Ce fut surtout un moyen de légitimer la cause en l’adossant à d’autres mouvements, en instaurant une continuité entre la libération des femmes, des minorités, ce qui a contribué à légitimer cette nouvelle expression de la cause animale dans les pays anglophones. L’émergence de l’antispécisme aura, par contre, énormément de mal à se faire dans un pays comme la France : les importateurs du concept se heurtent à de fortes résistances, à la fois au sein des milieux d’extrême gauche où ils évoluent, dans les sphères intellectuelles, mais aussi de la part d’acteurs établis de la protection animale. C’est perçu comme une cause suspecte, dénoncée par certains comme étant antihumaniste. Les choses commenceront seulement à évoluer à partir des années 2000…
Certains acteurs insistent sur les liens avec la question de l’esclavage, et la lutte pour son abolition.
Cela explique-t-il cette montée récente de phénomènes comme le caillassage de boucheries, l’investissement d’abattoirs par des militants dans nos pays ?
Cela renvoie pour une large part à l’arrivée de nouveaux militants, plus jeunes, qui ne se satisfont pas des formes d’action instituées au sein de la cause et qui cherchent à la redéfinir en prônant l’action directe. Ce qui se passe en France ou en Belgique aujourd’hui fait d’une certaine manière écho à des bouleversements qui ont lieu dans les années 1960 en Grande-Bretagne au sein de la cause animale, où là, aussi, de nouveaux acteurs de la cause animale ont pu s’opposer aux organisations anciennement établies et à leurs modes d’action, en prônant par exemple l’intensification d’opérations comme des sabotages de chasse pour empêcher les chasseurs de tuer des animaux. Pour se démarquer de la cause animale classique, ces militants vont d’ailleurs se saisir du terme de spécisme et d’antispécisme. D’autre part, il y a depuis quelques années une attention accrue en Europe de la part des institutions policières et judiciaires et des services de renseignement pour cette cause, comme le montre l’inscription, depuis 2008, par Europol, de » l’extrémisme animaliste » comme cinquième plus grande menace terroriste. Cette relation entre les luttes internes à la cause animale pour la détermination des modes d’action légitimes et l’intérêt de plus en plus marqué des institutions publiques – à quoi il faut ajouter l’intérêt médiatique accru pour cette cause ces dernières années est à la base de la radicalité animaliste.
Pourquoi la défense de la cause animale est-elle souvent récupérée par l’extrême droite partout en Europe ?
Tout le problème de la cause animale est qu’elle n’est pas homogène : elle varie d’une part énormément d’un pays à l’autre et d’autre part elle regroupe des militants aux sensibilités et convictions politiques différentes, qui vont chercher à imposer leur définition de la cause, ainsi qu’à mettre l’accent sur la contestation de certaines formes d’exploitation des animaux plutôt que sur d’autres, pour faire avancer leur agenda politique. Les tentatives de récupération, notamment sur la question de l’abattage rituel qui va être saisie par des militants d’extrême droite, sont des enjeux de lutte assez fréquents au sein du mouvement. Il faut toutefois souligner que les études existantes sur les convictions politiques des militants des groupes animalistes contemporains, tant dans les pays anglophones qu’en France et en Europe de l’Ouest, les placent plus souvent à gauche de l’échiquier politique qu’à droite ou à l’extrême droite.
Mais dans la rhétorique de certains mouvements, dès qu’il s’agit d’évoquer l’élevage ou l’abattage industriels, les références aux logiques concentrationnaires et génocidaires sont assez fréquentes non ?
Là encore, il y a des luttes militantes pour savoir ce qui est dicible ou pas. Certains groupes et acteurs de la cause insistent plutôt sur les liens avec la question de l’esclavage, en faisant une comparaison avec la lutte pour son abolition : bannir tout produit carné de son alimentation, par exemple, serait l’équivalent du boycott du sucre colonial produit par les esclaves africains. De manière générale, la question des analogies entre l’élevage et l’abattage des animaux et l’exploitation de populations humaines ou de séquences historiques de meurtres de masse suscite beaucoup de tensions dans l’espace public. Les comparaisons que dressent parfois certains militants et intellectuels qui soutiennent la cause ont ainsi pu apporter de l’eau au moulin des détracteurs de ses déclinaisons contemporaines comme l’antispécisme, lesquels accusent ce mouvement de porter atteinte au principe de la stricte unicité des personnes. Ainsi, lors de la première réception de ce mouvement en France, Luc Ferry (NDLR : philosophe français) l’a critiqué, en faisant un parallèle avec la juridiction nazie sur la protection animale, qu’il présentait comme la plus poussée, la plus avancée de l’époque.
S’engager pour les animaux, sous la direction de Fabien Carrié et Christophe Traïni, Presses universitaires de France, 112 p.
Bio express
1984 : Naissance à Saint-Germain-en-Laye (France).
2015 : Défense à l’université Paris Nanterre de sa thèse Parler et agir au nom des bêtes, consacrée à la nébuleuse idéologique » animaliste » en France et en Grande-Bretagne entre 1760 et 2010.
2018 : Auteur, avec Laurent Bonelli, de La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français (Seuil). Audition en commission de l’Assemblée nationale française sur les services publics face à la radicalisation.
2019 : Publie S’engager pour les animaux (PUF).
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici