Carte blanche
Quel est l’impact des nouvelles méthodes managériales sur la santé ?
On consomme de plus en plus d’antidépresseurs, surtout en Flandre, titrait un article paru de ce journal. La dépression mal contrôlée peut être dangereuse pour la santé. Et par exemple elle peut mener aux cas extrêmes que sont les suicides au travail. Pourtant ils apparaissent comme des événements inacceptables, car évitables.
On a encore en tête la cascade de ceux-ci à France Telecom. Les procès pour harcèlement, cause d’angoisse, de dépressions et de suicides, sont aujourd’hui une réalité et celui, en cours, de l’ancienne directrice du magasin Tati-Barbes à Paris semble emblématique. Dans la lettre explicative de son suicide, la victime décrivait une atmosphère d’injonctions contradictoires, de propos humiliants et dégradants, d’augmentation de la charge de travail, d’isolement. Et en effet, bien que la cause de ces troubles psychiques profonds liés au travail soit souvent multifactorielle, les organisations de travail sont de plus en plus montrées du doigt.
Quel est l’impact des nouvelles méthodes managériales sur la santé ?
Le monde du travail est en mutation continue, ainsi que ses méthodes managériales. L’emploi par sa précarisation est une tendance lourde européenne. La question reste en suspens : quels impacts sur la santé des travailleurs, ces ‘nouvelles’ méthodes managériales ont-elles ?
Avec la mondialisation de l’économie, l’exclamation de Thomas Coutrot en 1998, reste d’une actualité brûlante : « Comment les salariés, pressurés et flexibilisés à tout va, peuvent-ils s’identifier à leur entreprise, coopérer et communiquer en toute confiance comme le voudraient les nouvelles conditions de la concurrence ? Comment diable ces entreprises « postfordistes » obtiennent-elles la mobilisation de leur intelligence individuelle et collective au service des nouveaux impératifs de la compétitivité, et au prix d’une intensification considérable de leur travail, sans leur offrir en contrepartie, ni garantie d’emploi, ni amélioration des salaires, bien au contraire ? » (L’entreprise néo-libérale nouvelle utopie capitaliste ?)
Oui, comment ce tour de force est-il possible et avec quel coût ?
Pour essayer de comprendre, revenons sur les expériences de Stanley Milgram du début des années 1960 concernant la soumission à l’autorité. Rappelons-nous ces films fascinants où l’on voyait une personne, sujet de l’expérimentation, appliquer des décharges électriques de plus en plus violentes et dangereuses à d’autres personnes (des acteurs qui simulaient) afin d’améliorer leurs capacités d’apprentissage, sous l’injonction constante d’un scientifique en blouse blanche qui représentait l’autorité légitime.
Une question essentielle fut soulevée concernant la validité d’une telle expérimentation sur des sujets « naïfs ».
Bruno Bettelheim, un pédopsychologue de renommée mondiale, professeur à l’université de Chicago, qui était passé par les camps de concentration nazis, porta un jugement sans appel sur cette expérimentation, qui « est si vile que rien de ce que montrent ces expériences n’a la moindre valeur« . Il ajouta durement : « Elles s’inscrivent dans la lignée des expériences faites par les nazis« . (préface de M Terestchenko concernant l’article de Stanley Milgram, publié en 1965 dans Human Relations, et traduit en français « Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’aurorité ».)
Il ne s’agit pas ici de faire le procès de Milgram, qui a d’ailleurs reçu de nombreux prix scientifiques. Mais de nous pencher sur les soi-disant ‘bourreaux ». Voilà des personnes « naïves », choisies au hasard, représentant diverses catégories de travailleurs, plongées dans un univers paradoxant où on leur demande de faire des choses impossibles à résoudre (‘les injonctions paradoxales’) : ici, risquer la vie d’autrui pour améliorer leur apprentissage. Le coût de santé des sujets naïfs, sujets de l’expérimentation, n’a malheureusement quasi pas fait l’objet de l’observation ‘scientifique’ et en cela, déjà l’objection de Bettelheim est justifiée. Or des quelques indications que l’on peut tirer du descriptif des observations, il apparaît une anxiété extrême chez la plupart des sujets soumis à l’expérimentation. Elle se traduit par une dissociation marquée entre le discours (je ne veux/peux pas le faire) et le geste (je ne peux pas ne pas répondre à l’injonction légitime de l’autorité). On sait, par d’autres situations extrêmes et paradoxantes, que cela va produire à terme, dans un certain nombre de cas, un syndrome post-traumatique plus ou moins profond. Et de cela, rien n’a été recherché !
Notre société ‘post-industrielle’, pour reprendre l’expression de Daniel Bell, se caractérise d’une part : par l’importance des services au sein des entreprises et des entreprises de service ; et d’autre part : par la primauté du savoir théorique et méthodologique.
Les méthodes organisationnelles post-industrielles sont généralement paradoxantes. Elles sont explicatives de l’exclamation de Coutrot, dans un univers capitaliste qui privilégie l’accumulation financière plutôt que le bien-être de ceux qui permettent cette accumulation, les travailleurs.
Dans le foisonnement des études portant sur la manière de diriger une entreprise (le management), généralement peu intéressantes et répétitives, certains auteurs réussissent néanmoins à se détacher.
Citons deux études déjà anciennes.
Meyer et Rowan (Institutionalized Organizations, 1977) allèrent encore plus loin que le « one size fits all » de McKinsey, puisqu’ils exposèrent la tendance isomorphique des entreprises, se copiant les uns les autres, face aux besoins institutionnels qui les structurent. Cela permettrait leur productivité et leur pérennité ? C’est un peu compliqué comme présentation. Simplifions en disant que les managements se légitimisent en faisant comme les autres, ils se singent mutuellement selon le gabarit proposé par leur environnement sociétal, et non, expliquent les auteurs, selon les besoins de leur secteur d’activité, qui leur semblent dès lors secondaires. Conformisme social, conformisme entrepreneurial. Or, la réalité du travail et de la productivité est d’une nature différente de l’institutionnalisme, mais cette dernière permet de rationaliser un même discours et une même structure entrepreneuriale, qui se renforcent par la répétition des uns et des autres et à laquelle le travailleur ne semble pas pouvoir échapper.
Nils Brunsson (The organiszation of hypocrisy, 1989) montre ensuite fort bien l’hypocrisie nécessaire utilisée par un management dans son discours rationaliste (le travail prescrit) et la réalité informelle dans laquelle les travailleurs sont plongés, ce que, moi et d’autres, appelons ‘ l’autonomie assignée ‘, pour pouvoir fonctionner et donner un maximum de rentabilité (le travail réel). Il y a une justification rationnelle a posteriori (légitimation) des réalités vécues à laquelle les travailleurs doivent activement adhérer.
Aubert et Gaulejac ont bien décortiqué ce mécanisme paradoxant, dangereux pour la santé, dans leur livre phare « Le coût de l’excellence » (1991).
Et cela fonctionne ! L’explication de l’exclamation de Coutrot se trouve notamment là.
La santé des travailleurs dans tout cela. Il n’y a pas de réponse simple. L’impact de santé est-il une résultante des facteurs extrinsèques propres à l’entreprise et intrinsèques propres à l’individu ? On peut penser que les traits de personnalité de chacun vont donner le plus souvent une réelle capacité à la résilience. Par contre, concernant les personnalités porteuses de troubles, à des degrés divers, de la personnalité (~ 40 % de la population), la question du risque de santé, de dépression, se pose avec plus d’acuité et certainement pour les troubles anxieux, qui sont les plus fréquents.
Dr Christophe de Brouwer
Profhre de médecine du travail – ULB.
Ancien président du Conseil supérieur fédéral belge de Prévention et de Protection au travail.
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