Delhaize franchisés: la protection de la CCT 32bis, mais pour combien de temps ?
Lundi, la direction de Delhaize a dévoilé la liste des quinze premiers supermarchés qui seront repris par des entrepreneurs indépendants. Entre les fermes promesses de l’enseigne au lion et les inévitables inquiétudes du banc syndical, à quoi peut objectivement s’attendre le personnel des points de vente prochainement franchisés ?
Blocages au dépôt, arrêts de travail, piquets de grève, manifestations… La vague de contestation qui a gagné le personnel de Delhaize durant de longues semaines n’aura pas eu raison de l’entêtement de la direction. En dépit d’un contexte social explosif, l’enseigne au lion a officialisé lundi son plan de franchisation en dévoilant la liste des quinze premiers points de vente qui seront repris par des indépendants dans le courant des mois d’octobre et novembre. Une première étape cruciale pour Delhaize, dont l’objectif ultime est de franchiser la totalité de ses 128 supermarchés belges dans les mois à venir.
Pour le personnel du Delhaize de Nivelles, notamment (retrouvez ci-dessous la carte interactive des 15 premiers magasins franchisés), le choc est total. Les travailleurs, qui ont débrayé lundi après-midi en guise de contestation, s’inquiètent de leur sort. Si la direction de Delhaize assure que l’ensemble du personnel concerné par une franchisation conservera son emploi ainsi que ses conditions de travail et salariales actuelles, qu’en est-il en pratique ?
1. La protection de la CCT 32bis, mais pour combien de temps ?
En droit belge, le transfert conventionnel d’entreprise est régi par la convention collective de travail 32bis. Cette CCT prévoit que les travailleurs concernés par un transfert gardent leur emploi, leur salaire et leurs conditions de travail. « Le cessionnaire (le nouveau propriétaire, ndlr) est tenu de reprendre les obligations qui résultent des contrats de travail existant à la date du transfert », précise le texte. Sur papier, donc, les garanties sont là. Une confirmation écrite, dans une lettre signée par Delhaize et par le repreneur indépendant, sera d’ailleurs envoyée à chaque membre du personnel, assure l’enseigne.
Là où le bât blesse, c’est que ces conditions sont garanties au moment de la reprise, mais pas forcément sur le long terme. « Ce qu’on ignore, c’est la durée de l’engagement du repreneur. Est-ce qu’après six mois, le franchisé peut dire ‘ce n’est plus tenable financièrement, donc je dénonce la CCT ?’ C’est assez flou », observe Christophe Sancy, rédacteur en chef de Gondola, magazine spécialisé en retail. Cela étant, la modification unilatérale des composantes principales du contrat (rémunération, fonction, lieu de travail) semble peu probable sans risquer la rupture de celui-ci.
Pour Myriam Delmée, présidente du Setca, les promesses de Delhaize sont « de la poudre aux yeux. » « Le jour où le personnel passe en franchise, Delhaize n’en est plus responsable du jour au lendemain. En pratique, il peut arriver tout et n’importe quoi chez le franchisé, l’enseigne s’en lavera les mains », déplore la syndicaliste.
2. L’incertitude liée aux coûts salariaux
Une autre inconnue réside dans la capacité, pour les repreneurs, à composer avec des coûts salariaux de plus en plus élevés. « Une série d’indépendants ont concédé que, si les conditions sont les mêmes que celles pratiquées dans les magasins intégrés, ils ne pourraient pas être en mesures d’être plus rentables que ces derniers », rappelle Christophe Sancy. Dès lors, les syndicats s’inquiètent d’un recours massif à des contrats plus précaires, tels que des contrats étudiants. « Je ne pense pas que le changement de modèle représente une menace réelle à ce niveau-là, tempère Christophe Sancy. Le recours au travail étudiant est extrêmement cadré en Belgique et est limité au-delà d’un certain volume. Ce n’est d’ailleurs pas une situation spécifique aux magasins franchisés : les magasins intégrés font massivement appel aux étudiants, sans que cela ne pose de problème. »
3. Des licenciements collectifs ? Peu de risques
Alors que certains travailleurs ont déjà démissionné, préférant jeter l’éponge plutôt que de passer sous la coupe de directeurs indépendants, d’autres craignent des licenciements collectifs. Sur papier, les risques sont très minimes. « Le changement d’employeur ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou pour le cessionnaire, dit la loi. Afin d’assurer le maintien de la relation de travail sans modification avec le cessionnaire, il est donc interdit de procéder à un licenciement dont la cause serait le transfert lui-même et qui aurait pour conséquence de priver le travailleur du bénéfice de la protection offerte par la CCT 32bis. »
4. Des primes de transition
Le personnel concerné par un transfert bénéficiera de mesures d’accompagnement, assure la direction de Delhaize. Les primes pour les collaborateurs en crédit-temps, notamment, seront maintenues, les heures supplémentaires déjà prestées seront comptabilisées et des primes de transition d’au moins 1500 euros seront octroyées aux travailleurs. Mais pour Myriam Delmée, ces mesures s’apparentent plutôt à des « arrangements cosmétiques ». « La prime de transition, par exemple, est liée aux résultats financiers du magasin et au non-absentéisme du travailleur en question. Ce n’est autre qu’une carotte que Delhaize est en train d’agiter pour inciter le personnel à davantage de productivité et le dissuader de faire grève malgré la situation. On pourrait appeler ça une prime de présentéisme et d’efficacité, ça n’a rien d’un cadeau », insiste la présidente du Setca.
5. La disparition de la représentation syndicale
Parmi les sources d’inquiétudes syndicales figure également la disparition de la concertation sociale dans les magasins franchisés. « C’est une des plus grosses différences induites par le changement de modèle », indique Christophe Sancy. La représentation syndicale ne sera en effet plus garantie dans les enseignes reprises par des indépendants. « Les travailleurs devront défendre leurs intérêts, seuls face à leurs nouveaux employeurs », regrette la présidente du Setca.
6. Aucune fermeture d’ici 2028
Alors que la liste des quinze premiers supermarchés franchisés a été révélée lundi, Delhaize entend annoncer la suite de sa transition vers le modèle indépendant dans les prochains mois. La chaîne assure qu’un repreneur sera trouvé pour chacun des 128 supermarchés belges. Elle s’engage donc à ne fermer aucun point de vente « au moins jusqu’à la fin de l’année 2028 ». Une mesure qui, à première vue, peut rassurer le personnel concerné. « Cela n’a rien à voir avec des garanties d’emploi, peste toutefois Myriam Delmée. Si un jour, un franchisé fait faillite, il n’y a aucune garantie pour le personnel d’être reconduit dans sa totalité puisque la CCT 32bis ne s’applique pas dans les mêmes termes lorsqu’il s’agit d’une reprise après faillite. C’est le curateur qui définira à ce moment-là la partie du personnel nécessaire ou non. »
Si les inquiétudes du banc syndical sont palpables, Christophe Sancy appelle à éviter une lecture manichéenne de la situation. « Les indépendants ne sont pas tous des croque-mitaines. Dans le passé, certains magasins ont déjà été franchisés, et cela ne s’est pas mal passé. Dire que travailler pour un indépendant, c’est de l’esclavage moderne, c’est de la caricature. » Pour l’expert, il y aura autant de situations que de repreneurs indépendants : tout dépendra du tempérament et du style de gestion de chacun. A noter que plusieurs études ont prouvé que la satisfaction du personnel est en moyenne meilleure chez les indépendants que chez les intégrés : « Le côté familial de l’entreprise ressort davantage, l’atmosphère est différente. Il y a certes de mauvais indépendants, mais généralement, les gérants franchisés sont bons », précisait Gino Van Ossel, expert en commerce du détail, dans nos colonnes en mars dernier.
Quoi qu’il en soit, les mois à venir représenteront un véritable test, tant pour la direction de Delhaize que pour le personnel. « Il sera extrêmement instructif d’analyser comment les premières conversions vont se dérouler en octobre et novembre », conclut Christophe Sancy.
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