Philippe Lamberts
Quand la justice européenne blanchit le linge sale du gouvernement Michel
Si vous étiez lourdement endetté, et que vous aviez subitement la possibilité de récupérer près d’un milliard d’euros, que feriez-vous ? Vous me rétorqueriez probablement que la réponse va de soi. Ou encore que vous préférez ignorer les questions stupides. Mais c’est oublier un peu vite qu’au pays du surréalisme, tout est possible.
Notre gouvernement l’a encore magnifiquement prouvé récemment, en se félicitant de ne plus être obligé de récupérer 942 millions d’euros auprès de 35 multinationales ayant bénéficié d’un régime fiscal belge dénommé « excess profit ruling » (exonération des bénéfices excédentaires). Jusque-là, il y était contraint par la Commission européenne qui, en janvier 2016, avait conclu que les avantages fiscaux octroyés par la Belgique à ces entreprises étaient illégaux au regard du droit communautaire.
Déterminé à ne pas récupérer l’argent, le gouvernement Michel avait alors introduit un recours en annulation devant le tribunal de l’Union européenne (TUE). Celui-ci lui a donné raison le 14 février dernier, en estimant que la Commission a erronément considéré que le système belge relatif aux bénéfices excédentaires constituait une aide d’État illégale.
C’est une victoire pour le gouvernement Michel, qui voit dans le jugement de la haute juridiction l’occasion de se refaire une virginité fiscale. Comme l’a indiqué son ministre des Finances, Alexander De Croo (open Vld), « […] la Cour européenne de justice constate que la Belgique n’avait pas tort en ayant pris cette mesure, qui était une bonne mesure à cette époque« .
Quant à la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), elle pousse l’audace un cran plus loin, en saluant l’honneur retrouvé de notre pays, « victime de décisions politiques de la Commission européenne visant à réduire son autonomie fiscale« .
À en croire l’industrie et le gouvernement fédéral, le verdict du tribunal de l’Union ne viendrait finalement que confirmer le havre d’équité fiscale que serait la Belgique. Mais, ne soyons pas dupes.
Tout d’abord, avant d’analyser la décision de la haute juridiction, revenons-en aux faits. L’enquête menée par la commissaire européenne Margrethe Vestager a révélé que le régime belge d’exonération des bénéfices excédentaires a permis à certaines sociétés faisant partie de groupes multinationaux de réduire leur base imposable de 50 à 90% ! En leur accordant des avantages fiscaux substantiels, au détriment de plus petits concurrents, cette pratique a donc manifestement dérogé aux règles de l’UE en matière d’aide d’État et a engendré une distorsion très grave de la concurrence au sein du marché unique de l’UE.
Pourquoi le tribunal de l’UE a-t-il dès lors annulé la décision de la Commission, dont le bien-fondé semble indiscutable ? Tout simplement parce que, dans son arrêt, le TUE n’a pas jugé l’affaire sur le fond, mais uniquement sur la forme.
C’est en effet pour une erreur de droit et une erreur d’appréciation que la Commission a vu sa décision annulée. Selon la haute juridiction, celle-ci aurait erronément identifié les actes sur la base desquels le système des bénéfices excédentaires constituerait un régime d’aides et aurait considéré, à tort, que ces actes ne nécessitaient pas de mesures d’application supplémentaires.
En effet, la législation belge laisse le soin à l’administration fiscale de conclure des décisions anticipées avec les multinationales, sans prévoir un régime général qui pourrait être considéré comme une aide d’État illégale.
Autrement dit, la Commission s’est trompée de cible. Plutôt que de s’attaquer aux actes législatifs sur lesquels elle soutenait que le régime d’aide se fondait, elle aurait dû examiner les applications de cette législation, en enquêtant sur chacune des décisions anticipées octroyées aux différentes entreprises multinationales. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait dans le cadre des affaires Fiat au Luxembourg et Starbucks aux Pays-Bas, où des cas individuels de décisions anticipées ont fait l’objet d’une enquête approfondie de la part de l’exécutif européen.
Pour celles et ceux qui se battent en faveur de la justice fiscale en Europe, l’arrêt du tribunal de l’Union est certes une mauvaise nouvelle. Mais rien est perdu.
La Commission peut aller en appel dans les deux mois. Ou, alternativement, elle peut changer son angle d’attaque, en examinant, au cas par cas, les avantages fiscaux illégaux octroyés à certaines multinationales ayant utilisé par le passé le régime d’exonération des bénéfices excédentaires. Parmi celles-ci se trouvent le brasseur belgo-brésilien AB InBev, le groupe britannique pétrolier BP, le chimiste allemand BASF, ou encore le groupe belge de télécommunications Belgacom (devenu Proximus).
Au-delà du débat sur la légalité de ce régime fiscal préférentiel, il est essentiel de continuer à mener le combat politique pour mettre fin à la guerre fiscale que se mènent les États membres entre eux.
Si l’on souhaite que les multinationales payent leurs impôts là où elles génèrent de la valeur et des profits, nous aurons besoin d’une refonte radicale de notre système fiscal au niveau européen.
Ce sera l’un des enjeux majeurs des élections européennes de mai prochain. Et les solutions pour y remédier sont connues de longue date : une transparence fiscale accrue, une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) et un impôt minimum sur les sociétés dans l’ensemble de l’Union européenne.
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