Publifin : tous touchés, à qui le tour de couler ?
L’opération mains propres est lancée sur la Cité ardente. Elio Di Rupo a frappé fort mais tard. Son parti tangue. Lui aussi, tandis qu’à Liège, tout le monde tente d’affronter la tempête du siècle. Et pas seulement au PS. Qui en réchappera ? Réponse en cinq escales d’une galère sur la Meuse.
1. LE PS ESSAIE DE NE PAS SOMBRER
Elio Di Rupo est un capitaine au long cours qui n’aime pas vieillir. La tempête de ces dernières semaines le rajeunit de douze ans. En 2005 éclatait le scandale de La Carolo, dont les répliques, infinies et variées (l’ICDI, les faux collèges, les démissions, etc.) menèrent au ressac communal de 2006, puis au naufrage législatif de 2007 : Didier Reynders, président libéral, pouvait enfiler le ruban bleu de premier parti wallon. Il sait, le vieux capitaine au noeud papillon, qu’après 2017 viendront 2018 et ses communales, puis 2019 et ses générales, aussi implacablement que 2006 et 2007 succédèrent à 2005. Il n’ignore pas qu’on fit de Charleroi un synonyme de corruption, tout autant qu’un équivalent de socialisme. Il doit éviter cette chaîne lexicale à tout prix : contenir le débordement à un lieu, et pas à une formation. Le fait que le système Publifin ait prospéré dans une forme d’unanimité liégeoise pourrait le sauver. Pour cela, il lui faut ériger des barrages. Appliquer, disaient joliment nos confrères de L’Avenir, » une théorie des digues « , qui préserverait le Boulevard de l’Empereur d’un raz-de-marée. Il en installe deux, de digues : une digue entre Nethys et ceux sur qui il compte à Liège, de une, et une digue entre Liège et Bruxelles, de deux. L’offensive a commencé le dimanche 5 février sur les plateaux télé. Deux jeunes mousses, Bruno Lefèbvre et Patrick Prévot, députés wallons hennuyers réputés proches du vieux capitaine, ont posé les éléments de langage : » Ce n’est pas un problème wallon, ni un problème de gouvernement, ni un problème de parti : c’est le problème de quelques-uns, à Liège « , dit-on en substance depuis quelques jours à tous les étages socialistes. » Une bande de copains qui s’en sont mis plein les poches « , a même lancé Patrick Prévot sur RTL-TVI.
Certes. Mais le vieux capitaine a un problème.
Pas un problème wallon, ni un problème de gouvernement. Un problème de digues. Car leur étanchéité est douteuse.
Certes son parti n’est pas le seul responsable du scandale, les Liégeois s’étant montrés plus partageux que leurs homologues carolorégiens. Mais il en est le principal protagoniste, si bien que les libéraux, comme à la grande époque carolo, gonflent leurs voiles du vent mauvais du » système PS « , et qu’ils ne manqueront pas de souffle.
Certes il a fait prendre, le 6 février, des dispositions fortes, suspendant André Gilles et Stéphane Moreau et validant le principe d’une commission d’enquête wallonne, à son bureau de parti. Mais il y a plusieurs semaines que, jusque dans son propre parti, on les réclame, ces dispositions. Car il ne les avait pas prises. Il a dû affronter une mutinerie dont tous se souviendront et dont Le Vif/L’Express a parlé dans son édition du 3 février : celle des vieux loups de mer, ces députés-bourgmestres qui reprochaient au président de préserver les Liégeois et de frapper ceux qui ne le méritaient pas, à savoir eux-mêmes.
Certes il a pris le bon cap. Mais la propulsion est poussive.
Car certes il en a marre des parvenus. Mais c’était déjà le cas il y a douze ans. Et le capitaine a vieilli, tandis que des parvenus étaient encore bien là. Il les a fait quitter le navire si tard qu’on peut croire qu’il en reste quelques-uns. Et que tous étaient bien nourris.
2. LE CLUB DES 5 EST SUR UN BATEAU. ANDRÉ ET STÉPHANE TOMBENT À L’EAU…
Di Rupo en a marre des parvenus. Mais c’était déjà le cas il y a douze ans. Et le capitaine a vieilli
Liège était une île, donc, et la fédération liégeoise du Parti socialiste une forteresse, sur laquelle le porte-avions bruxellois n’avait aucune prise. Admettons. Aujourd’hui, Elio Di Rupo sanctionne Stéphane Moreau et André Gilles. Mais eux deux, avec Alain Mathot, Willy Demeyer et Jean-Claude Marcourt, formaient ce fameux » Club des 5 « , qui gouvernait Liège comme on hâle une péniche sur un petit canal : sans bruit et toujours tout droit. Mais le Club des 5 n’est plus sur une intangible péniche. Aujourd’hui, il navigue sur le radeau de la Méduse. Deux de ces cinq marins d’eau douce ont déjà enfilé leur gilet de sauvetage. Certaines voix poussent pour qu’Alain Mathot, qui s’était » mis en société » pour pouvoir percevoir des rétributions d’une filiale de Nethys sans se voir appliquer le plafond des 150 %, soit envoyé par le fond, même s’il a régularisé sa situation le 3 février, à l’insistante invitation des présidents de sa fédération et de son parti.
Bref, le » Club des 5 » était sur un bateau. André et Stéphane sont tombés à l’eau. Alain se cramponne au bastingage mais il a les doigts de pieds qui trempent. Qui reste-t-il ? Jean-Claude et Willy, accrochés à une bouée. Ils n’en menaient pas large, le 6 février, en bureau de parti. » Jean-Claude n’a pas dit un mot, un fantôme, comme depuis plusieurs semaines. Et Willy était blanc comme un linge « , explique un membre du bureau. » Ils ont compris, tous les deux, qu’ils sont les prochains sur la liste, et qu’ils pourraient ne pas en sortir… »
C’est qu’ils sont les deux seuls membres du » Club des 5 » à avoir une ambition nationale, et donc ceux censés jouer les tampons entre le Boulevard de l’Empereur à 1000 Bruxelles et la Place Sainte-Véronique à 4000 Liège, où se trouve le siège de la fédération d’arrondissement. Et c’est qu’il leur sera fort difficile de dire qu’ils ne savaient rien.
Primo, parce que Willy Demeyer est bourgmestre de Liège depuis 1999 et président de la fédération liégeoise du PS depuis 2005. Et qu’il est à la fois la figure de proue et la vigie du quintette principautaire. Le Léviathan Publifin a grandi avec lui. Son intervention en bureau de parti, le 6 février, le démontre. » Il a égréné les mesures prises par la fédération liégeoise, mais il n’a tout de même pas voulu céder sur la transparence des rémunérations, au prétexte que cela contrevenait à la protection de la vie privée « , poursuit un autre témoin. Et puis, surtout, si les socialistes veulent mouiller Daniel Bacquelaine et Pierre-Yves Jeholet, présidents des fédérations liégeoise et verviétoise du MR, ils doivent faire plonger Demeyer. Quitte à ce qu’il en émerge. » Il sera mouillé, mais il pourrait s’en sortir, parce que, contrairement à Gilles, Moreau, et Marcourt, il dispose d’un vrai socle électoral, et puis, remarquez déjà comme vos confrères le décrivent en grand rénovateur : c’est la position qu’il va tenter de tenir « , signale un socialiste hennuyer.
Secundo, parce que Jean-Claude Marcourt est ministre wallon de l’Economie depuis 2004, et chef de groupe socialiste au conseil communal de Liège depuis 2012. Le Léviathan Nethys a grandi avec lui aussi. Ses récentes interventions médiatiques sur le sujet le démontrent, lorsqu’il considère » inappropriée » la sortie de Laurette Onkelinx contre Stéphane Moreau, ou lorsqu’il développe, pour nos confrères de L’Echo, une analyse qui pourrait figurer sur le prospectus d’entrée en Bourse de la SA Nethys. Son rôle dans l’adoption du décret wallon électricité, dans les dernières heures de la législature précédente, et celui dans la désignation des membres des comités de secteur et de sous-secteur, notamment, l’exposeront inévitablement à la canonnade de la commission d’enquête.
Est-ce qu’ils savaient ? Peut-être pas. Est-ce qu’ils ont cherché à savoir ? Peut-être pas. Est-ce qu’ils auraient pu savoir ? Evidemment oui, comme on dit à Thuin. Juste avant de tomber à l’eau.
Frédéric Daerden, qui a fait adopter par son conseil communal unanime – avec le PTB, Ecolo, le MR et le CDH – une motion réclamant plus de transparence chez Publifin, et Jean-Pascal Labille, qui est toujours là où son ambition le porte, et même au-delà, se verraient bien remorquer ce qui restera, au bout du compte, du fier cinq-mâts liégeois. Probablement une épave.
3. TOUS LES ÉLUS LIÉGEOIS SONT MOUILLÉS
Il a beau jeu de pérorer, le président du CDH, Benoît Lutgen. Bien sûr, son navire humaniste ne vogue pas sur une mer d’huile, en raison de son association au PS dans la majorité régionale wallonne, et depuis le début en 1981, à l’exception de la législature arc-en-ciel entre 1999 et 2004. Mais au niveau de la province de Liège, rappelle-t-il, le PS est en majorité avec le MR, sans interruption depuis… 1981. » Et pour éviter tout amalgame, ce sont eux les actionnaires principaux de Publifin et Nethys « , insiste le Bastognard. Qui appuie là où cela fait mal, entre deux partis désormais à couteaux tirés.
Il a beau jeu, le président du CDH, car c’est peut-être lui qui a le moins à perdre dans cette affaire – avec Ecolo et le PTB, s’entend. Tout d’abord, la province de Liège est redevenue une terre inconnue pour les navigateurs à pavillon orange depuis le retrait de Melchior Wathelet (qui a quitté la politique), Anne Delvaux (qui faisait partie des comités de secteur de Publifin) ou Marie-Dominique Simonet (qui s’est retirée à la tête de l’aéroport après avoir vaincu son cancer). Ensuite, et surtout, le » lanceur d’alerte » dans l’affaire Publifin est un échevin CDH, de la petite commune d’Olne, Cédric Halin, habilement propulsé administrateur de Publifin après le retrait des CDH préexistants. Un » monsieur Propre » spécialisé en finances, qui offre un avenir au CDH.
Entre PS et MR, en revanche, le ton monte à la hauteur de ce que ces deux partis risquent, politiquement. Les libéraux ont durement frappé leur partenaire socialiste, réclamant – avec Ecolo – et obtenant la démission du ministre socialiste des Pouvoirs locaux, Paul Furlan. » L’affaire Publifin/Nethys est le résultat de l’hégémonie socialiste, il faut en être conscient « , clame sans cesse Pierre-Yves Jeholet, chef de groupe MR au parlement de Wallonie. Sur l’air marin de l’abordeur-sabordé. Le Vif/L’Express a révélé que sa soeur avait été chef de cabinet du député provincial Georges Pire et que la commune dont il est bourgmestre, Herve, a voté à l’unanimité toutes les décisions de Publifin. » Quand vous êtes à la pointe d’un combat pour la vérité, vous êtes forcément exposé « , dit-il, en réfutant les accusations de complicité.
Alain Mathot se cramponne au bastingage mais il a les doigts de pied qui trempent
Au-delà de l’homme, ce sont les libéraux que l’on vise. Si les socialistes se sont finalement ralliés à la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire, c’est aussi pour se sentir moins seuls en fond de cale. » On parle d’André Gilles, mais il y avait aussi Georges Pire « , s’émeut le député wallon Dimitri Legasse (PS) sur les plateaux télé du premier week-end de février. Homme clé du système Publifin/Nethys, l’ancien député provincial MR a finalement été rappelé à l’ordre par son président de parti, en raison de son cumul et de ses rémunérations indécentes.
» Nous en avons assez d’entendre parler de système PS alors que tous les partis étaient concernés, ramasse un autre député socialiste wallon. J’ai personnellement été choqué par l’attitude du MR lors des débats parlementaires, notamment l’attitude arrogante de Virginie Defrang-Firket quand on lui a fait remarquer qu’elle devait savoir. » Vice-présidente du conseil d’administration et du bureau exécutif de Publifin, cette dernière a démissionné de ses fonctions le 12 janvier dernier. » Le MR fait de ces affaires une partie de théâtre au parlement wallon, ajoute cet élu PS. Mais les gens attendent autre chose, ils veulent que l’on prenne ses responsabilités. »
La commission d’enquête, mise en place sans aucun élu liégeois, aura pour ambition de montrer que le problème n’est pas uniquement socialiste, mais liégeois, au sens large. En ligne de mire, notamment : l’homme fort du MR liégeois, le ministre des Pensions Daniel Bacquelaine. En attendant, le CDH Benoît Lutgen offre ses services aux libéraux pour la mise en place d’une majorité régionale alternative. Mais l’offre n’est pas dénuée de cynisme : pour autant » que le MR agisse là où il est capable « , précise-t-il, narquois…
4. NETHYS EN TRÉSOR ENGLOUTI
On ne lance pas un abordage sans lorgner un butin. Si le galion liégeois sombre, la chasse au trésor ne sera pas seulement politique. Nethys, c’est aussi et peut-être surtout un authentique magot. Une entreprise puissante, née de l’idéal d’André Cools. Un fonds souverain né de son front souverain, propriété de la Province, et qui repose sur un principe : la concentration de tous les leviers économiques publics. La capitale économique de la Wallonie n’en manquait pas : le gaz, l’électricité, la télédistribution, le fonds de pension, voire les assurances. Tous se sont progressivement installés à la tour de la rue Louvrex, siège de l’intercommunale-société anonyme et de sa flotte de filiales, où les bénéfices de l’une financent les investissements de l’autre, et vice versa. Ailleurs en Wallonie et en Belgique, les regroupements se sont faits par élargissement géographique. A Liège, pas. Brutélé a fédéré plusieurs intercommunales de télédistribution wallonnes et bruxelloises, Orès plusieurs intercommunales de distribution de gaz et d’électricité wallonnes, Publifin plusieurs intercommunales liégeoises.
Mais l’héritage d’André Cools est menacé par la tempête. Que le navire coule, et les pirates seront nombreux. Certains ne se cachent pas de déjà voguer sur le vaisseau en détresse et de s’en approprier de bias bouquets. Le président d’Orès, dans Le Soir, s’est déclaré prêt à discuter. Les Flamands de Telenet s’intéressent depuis longtemps à VOO. Belfius voudrait se renflouer de la dépouille d’Ethias, jadis promise à Nethys. Et on dit Rossel très préoccupé par l’avenir de L’Avenir et des autres (Moustique, Nice Matin, etc.). Les commandants des vedettes liégeoises, du coup, conservent une remarquable unité : entre les déclarations de Daniel Bacquelaine et de Jean-Claude Marcourt, d’accord pour toujours plus privatiser le modèle autant que pour garder le trésor en bord de Meuse, il n’y a pas, comme dirait Willy Demeyer, » l’épaisseur d’un papier à cigarettes « . Les Liégeois, décidément, traversent cette mer déchaînée tout serrés sur le pont de leur bateau. Qu’il les ramène sur leur île au trésor ou qu’il les mène au naufrage.
5. LES PRATIQUES WALLONNES DANS LA TEMPÊTE
Nous en avons assez d’entendre parler de système PS, tous les partis étaient concernés
L’opération mains propres touchera aussi toute la Wallonie. En profondeur. » L’encre d’une réforme est à peine sèche que certains cherchent déjà à la contourner « , soulignait le ministre-président Paul Magnette en présentant des réformes visant à faire de la Wallonie » un modèle en Europe « . L’ingénierie publique y équivaut à la plus cynique des ingénieries fiscales. » Les événements de ces dernières semaines vont permettre d’approfondir les réformes que j’avais entamées « , constate, depuis le banc de touche, le ministre sortant des Pouvoirs locaux, Paul Furlan (PS). Les mesures annoncées en matière de décumul et de transparence devraient concerner » des centaines de mandataires » en Wallonie – ce n’est que le début de la tempête.
Paul Furlan s’interroge à deux niveaux. Le premier : comment est-il possible que quelques-uns cumulent encore dix-huit mandats malgré la limite des trois mandats exécutifs et le plafonnement à 150 % de la rémunération initiale ? Certains élus, rusés, accumulent les petits mandats et les petites rémunérations. » C’est légal, même si ce n’est pas dans l’esprit de la loi et c’est incompréhensible pour le citoyen « , commente l’ancien ministre. Le deuxième niveau est plus grave encore : ce sont ceux qui se font désigner dans des structures à titre privé, dans des structures privées ou dans des filiales de filiales de filiales. » Nethys, ce n’était pas de mon ressort « , rappelle Paul Furlan.
Selon l’ancien ministre, une mesure » très simple » règlerait tout : la publication des déclarations fiscales. » Quand je l’avais proposé, je me suis fait attaquer par les libéraux, mais pas uniquement eux « , constate-t-il. Au PS et au CDH aussi, certains renaclaient. La mesure n’est toujours pas envisagée. » Pour des raisons de protection de la vie privée, des couples et des héritages, relève-t-il. Mais personne n’empêche quelqu’un de faire de la politique. Je constate d’ailleurs qu’un député libéral, Jean-Luc Crucke, propose désormais cela en évoquant l’indépendance à l’anglo-saxonne. C’est précisément ce que je défendais. »
Dans le tsunami Publifin, Paul Furlan est passé par-dessus bord. C’est désormais son successeur, le Rochefortois Pierre-Yves Dermagne, qui est chargé de mener à bien les réformes de gouvernance nécessaires pour éviter qu’à l’avenir, la Wallonie ne soit à nouveau comparée à une » mafia « . Au vu des révélations qui ne cessent de se succéder, et alors que l’air du large est à la transparence absolue, on peut considérer avec certitude que la grande lessive n’est pas terminée. Elle touchera tous les partis, et tous les niveaux de pouvoir.
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