A la tête de Publifin en 2006, André Gilles et Stéphane Moreau ont ignoré la décision de leur ministre de tutelle. © Denis Closon/ISOPIX

Publifin: quelle est cette convention secrète qui bâillonne les lampistes?

David Leloup Journaliste

Les ex-membres des comités de secteur de Publifin ne pourront pas se retourner judiciairement contre les architectes du système. En remboursant une partie des montants perçus, ils ont dû signer une convention « strictement confidentielle » qui les en empêche.

Le courrier est arrivé mi-novembre. Paul-Emile Mottard, l’homme qui a remplacé André Gilles à la présidence de Publifin en mars 2017, y propose aux membres des anciens comités de secteur à l’origine du scandale Publifin de signer une « convention de transaction » avec l’intercommunale. Entre juin 2013 et décembre 2016, 26 élus répartis dans trois comités de secteur (Energie, Liège-Ville, Télécoms) ont touché des rémunérations mensuelles fixes comprises entre 1.340 et 2.871 euros brut pour grand maximum quatre réunions par an où ils ne décidaient de rien. Une des recommandations adressées au conseil d’administration de Publifin par la commission d’enquête du parlement de Wallonie, l’an passé, consistait à « organiser le remboursement volontaire par les membres des comités de secteur des sommes indûment perçues et en cas de refus d’un ou plusieurs membres, de saisir le juge compétent ». D’où la convention. Les membres des comités avaient jusqu’au 30 novembre pour la renvoyer signée, et jusqu’au 15 décembre pour verser le montant réclamé.

Cédric Halin (ex-CDH):
Cédric Halin (ex-CDH): « Pourquoi se réfugier derrière le secret des affaires alors qu’il s’agit de litige public? »© BENOIT DOPPAGNE/belgaimage

Le Vif/L’Express s’est procuré cette convention « strictement confidentielle » et l’a soumise à deux acteurs clés du scandale: Cédric Halin, l’échevin olnois (ex-CDH) qui a révélé le pot aux roses, et le député wallon Stéphane Hazée (Ecolo), membre influent de la commission d’enquête parlementaire. Trois points leur posent problème.

1. La convention n’a pas pour but de rembourser des rémunérations indûment perçues. Elle vise à réparer un prétendu préjudice causé à Publifin par l’absence d’un membre à une ou plusieurs réunions d’un comité de secteur. C’est le scénario mis au point par les juristes de l’intercommunale: « Publifin estime que les absences injustifiées de [X] aux réunions du comité de secteur [Y] sont constitutives d’un manque d’éthique dans le chef de [X] et que, si une action civile devait être introduite à l’encontre de celui-ci/celle-ci par Publifin, une faute pourrait le cas échéant être reconnue dans le chef de [X] par le Tribunal saisi. » De son côté, le membre « conteste le fait que ses absences injustifiées aux réunions du comité de secteur soient de nature à engager sa responsabilité civile vis-à-vis de Publifin ».

Publifin: quelle est cette convention secrète qui bâillonne les lampistes?

Voici donc le « litige », construit de toutes pièces, qui opposerait l’intercommunale aux ex-membres de ses comités de secteur. Pour le clôturer, le membre absent à une ou plusieurs réunions sans certificat médical est invité à payer une « indemnité forfaitaire, unique, globale et définitive […] pour solde de tout compte entre parties, en rapport direct ou indirect avec le litige ».

On est donc à mille lieues d’un remboursement de rémunérations indûment perçues… « Rembourser un paiement indu, ça signifie qu’on a touché quelque chose indûment et qu’on doit le rendre, analyse un ex-membre qui souhaite garder l’anonymat. On parle ici d’émoluments qui ont été taxés et qui ont fait l’objet d’une fiche fiscale. S’il y a remboursement, il doit aussi y avoir une fiche fiscale négative, émise par Publifin, qui contrebalance l’écriture initiale à concurrence du montant du remboursement. Rien de tout ça ici! »

Activez plein écran ci-dessous pour pouvoir consulter la convention anonymisée (strictement confidentielle)

2. Ce scénario « du préjudice » a pour effet de légitimer le bien-fondé des comités de secteur. A entendre Publifin, si le membre avait assisté aux réunions, il aurait  » fait son travail « . Et l’intercommunale n’aurait pas été préjudiciée. « C’est absurde, commente un ex-membre d’un autre comité de secteur. En quoi Publifin aurait été préjudiciée par une de mes absences à une réunion où on ne préparait rien, où on ne décidait de rien, où on ne faisait remonter aucun avis au CA? »

Stéphane Hazée est très surpris: « La logique retenue par le CA pour calculer l’indemnité est fondée uniquement sur la présence aux réunions. On laisse donc de côté l’illégalité de la rémunération, le caractère antistatutaire de la création de ces organes et la question des prestations insuffisantes voire nulles au sein des comités. Les « bons élèves », qui ont assisté à toutes les réunions, ne doivent rien rembourser du tout! Ça légitime le système illicite mis en place. » Résultat, moins de 300.000 euros ont été réclamés par le CA sur un coût direct de deux millions d’euros. C’est moins de 15% de ce que les comités de secteur ont coûté aux contribuables liégeois!

3. Les architectes du système ne pourront pas être inquiétés par les « lampistes ». La clause qui a le plus choqué certains ex-membres est l’article 3 de la convention. En contrepartie du paiement par l’ex-membre d’une indemnité personnalisée, Publifin s’engage à renoncer à toute poursuite judiciaire et exige une réciprocité élargie: « Pour sa part, [l’ex-membre du comité de secteur] renonce à toute revendication, plainte ou demande généralement quelconque à charge de Publifin, des sociétés de son groupe et/ou des membres de leurs organes, en rapport direct ou indirect avec les comités de secteur et/ou les fonctions qu’il y a exercées. »

Gil Simon (ici au côté de Bénédicte Bayer), épinglé par la commission d'enquête pour avoir délivré des
Gil Simon (ici au côté de Bénédicte Bayer), épinglé par la commission d’enquête pour avoir délivré des « informations non conformes à la réalité ».© Valentin Bianchi/ID photo agency

« Celui qui signe se prive définitivement de la possibilité d’action au civil contre tout dirigeant, actuel ou ancien, qui serait reconnu responsable par la justice pénale de la mise en place de ce système d’emplois fictifs et de sa dissimulation », s’indigne Stéphane Hazée. « Les instigateurs du système sont protégés de toute éventuelle demande de dommages et intérêts venant d’un ex-membre d’un comité de secteur tenté de se retourner contre eux », enchaîne Cédric Halin.

A qui profite le crime?

A la tête de l’intercommunale fin 2006 lors de l’absorption de la Socolie par Tecteo (future Publifin), André Gilles et Stéphane Moreau ont ignoré la décision de leur ministre de tutelle, Philippe Courard (PS), qui autorisait la création d’un tout premier comité de secteur Socolie à condition que ses membres ne soient pas rémunérés (Le Vif/L’Express du 3 novembre 2017). Le schéma a été reproduit fin 2010 lors de la création du comité de secteur Gaz (avec l’absorption de l’Association liégeoise du gaz par Tecteo), puis en juin 2013 (avec l’absorption par Publifin d’une partie du réseau électrique d’Intermosane). Chaque fois, pour recaser des mandataires des entités absorbées. En 2013, un comité de secteur Télécoms a été créé sans la moindre absorption correspondante, donc sans personne à recaser.

Stéphane Hazée (Ecolo):
Stéphane Hazée (Ecolo): « On en revient au cancer présent de manière organique chez Publifin. »© BRUNO FAHY/belgaimage

Le secrétaire général de l’intercommunale, Gil Simon, est lui aussi épinglé dans le rapport de la commission d’enquête parlementaire. Notamment pour avoir entravé, dès mai 2013, les investigations de Cédric Halin, pour avoir délivré « des informations non conformes à la réalité » à l’assemblée générale de Publifin en juin 2016 et pour avoir supprimé une phrase « centrale » dans le procès-verbal du CA du 21 juin 2013 instaurant les rémunérations litigieuses transmis à la tutelle en janvier 2017. Tout ça avec la bénédiction de Bénédicte Bayer, directrice générale de l’intercommunale. « On en revient au cancer présent de manière organique chez Publifin, résume Stéphane Hazée: la recommandation de la commission d’enquête demandant la mise à l’écart de ceux dont la responsabilité est largement engagée dans le scandale reste lettre morte. Il note aussi l’absence de toute référence, par le CA de l’intercommunale, aux trois fédérations politiques concernées, « alors que leur rôle dans la mise en place des comités de secteur est indéniable et que leur intérêt financier était significatif puisque chacune a prélevé sa commission au passage ».

Enfin, si l’article 3 de la convention bâillonne les lampistes judiciairement, l’article 4 les bâillonne médiatiquement: « La présente convention est strictement confidentielle, son contenu ne peut pas être révélé et elle ne peut être transmise à un tiers, que ce soit en original ou en copie, pas même par extrait. » Cédric Halin s’en étonne: « Cette convention est liée à une délibération du conseil d’administration. En ce sens, n’importe quel membre de l’AG de Publifin la demandant devrait pouvoir l’obtenir et la rendre publique. Pourquoi tenter de se réfugier derrière le secret des affaires alors qu’il s’agit de régler un litige public? »

Le coût du scandale

1.998.985 euros. C’est, sur trois ans et demi, le coût minimal estimé des trois comités de secteur. Ardoise réglée par les contribuables de la province de Liège et des 76 communes actionnaires de l’intercommunale. Répartition de ce montant: 1 665 821 en salaires bruts destinés aux 26 membres des comités bidon et 333.164 euros de cotisations directement payées par Publifin à la sécurité sociale (20% des salaires bruts). Après une première imposition (précompte professionnel), les 26 membres ont touché, globalement, 1.038.175 euros net. Montant qui a fait l’objet d’une seconde imposition (impôt des personnes physiques) propre à chaque membre, après globalisation de ses revenus professionnels et déductions fiscales éventuelles, et qui a été ponctionné d’environ 10% par les trois partis impliqués dans le scandale (PS, MR, CDH), chaque fédération ayant ses règles de prélèvement propres.

Au final, seuls 288.982 euros ont été réclamés par le CA aux ex-membres pour leurs absences. Soit… 14,5% de ce que les comités de secteur ont directement coûté à l’intercommunale (car il y a aussi eu des coûts indirects: préparation et « animation » des séances par des cadres de Nethys, utilisation et chauffage des locaux, gestion administrative des comités…). Bref, en optant pour le paiement d’une « indemnité » forfaitaire plutôt qu’un vrai remboursement, avec émission de fiches fiscales négatives, le nouveau CA de Publifin s’est de facto interdit de récupérer tout ou partie des 960.810 euros disparus dans la nature en cotisations sociales et fiscales.

« Le CA semble avoir assuré le service minimum pour tourner la page, commente Cédric Halin. Mais en abandonnant plus de 85% de l’ardoise, on peut se demander s’il a bien agi dans l’intérêt social de l’intercommunale: il aurait dû tenter de récupérer l’ensemble des montants déboursés par Publifin et se retourner au civil contre les ex-administrateurs ayant violé les statuts de l’intercommunale, en juin 2013, lorsqu’ils ont fixé les rémunérations dans les comités de secteur sans ratification par l’assemblée générale. »

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