Carte blanche

Prostitution : et si on donnait, enfin, la parole aux travailleurs(euses) du sexe ?

Trop souvent, la voix des travailleurs(euses) du sexe (TDS) est confisquée par des idéologues politiques prônant l’abolition, voire « l’éradication », de la prostitution… prétendument pour le bien des personnes prostituées. Celles-ci ne supportent plus qu’on parle en leur nom. Elles prennent la parole.

Ce 26 septembre, dans les colonnes du « Vif/L’Express », une série de personnalités ont publié une « carte blanche » très radicale sur la prostitution dans laquelle elles plaident pour l’abolition de la prostitution et la pénalisation des clients. Pour ces abolitionnistes, tout rapport tarifé, même librement consenti, est « une violence faite aux femmes ». La prostitution « est loin d’être un travail ». La prostitution « c’est acheter une femme ». Dans les débats, certains abolitionnistes affirment même que « chaque passe est un viol », ce qui constitue une banalisation pour les vraies victimes de viol.

A l’appui de leur thèse, les signataires du texte alignent des chiffres-chocs : 62% des femmes prostituées auraient été violées, 70% souffriraient de stress post-traumatique. A Bruxelles, 90% des prostituées seraient étrangères et issues de réseaux de traite. Ces chiffres, qui tournent en boucle sur les sites de propagande abolitionnistes, sont fantaisistes. Un exemple parmi d’autres: une étude de Melissa Farley, citée dans l’article, selon laquelle 68% des prostituées souffriraient du syndrome de stress post-traumatique. D’abord, il faut savoir que Melissa Farley, qui se présente comme une psychologue est en réalité une activiste féministe anti-prostitution dont le témoignage a été rejeté par une cour canadienne pour partialité et incohérences (lire dans le lien les points 352-355). Des universitaires en Nouvelle Zélande ont aussi déposé une plainte contre elle, tellement ses méthodes et conclusions sont problématiques

Ensuite, comme l’explique Marion David (doctorante CENS/Université de Nantes, ANSO/Université Catholique de Louvain, Belgique) l’échantillon utilisé dans cette étude est biaisé car : « cet échantillon était constitué à 75 % de personnes toxicomanes et que dans le cas de l’enquête de 2003, 75 % des personnes avaient été ou étaient sdf., la généralisation à laquelle la chercheuse prétend apparaît sérieusement affaiblie si l’on considère le fait qu’elle n’est manifestement entrée en contact qu’avec des personnes appartenant majoritairement aux segments les plus précarisés de l’espace prosti­tutionnel et/ou engagées dans un processus de sortie de prostitution..(..)De plus le chercheur (…) a considéré que les victimes supposées n’étaient pas en mesure de fournir des « informations pertinentes » sur leur vécu prostitutionnel, « la barrière de leur situation leur [interdisant] psy­chologiquement de parler vraiment d’elles-mêmes »

Au contraire, les études universitaires réalisées rigoureusement en suivant, par exemple, la méthodologie des échantillons de contrôle disent : « Il n’y a aucune différence de santé mentale ou d’estime de soi entre les deux groupes. Nous n’avons trouvé aucun élément démontrant que le travail du sexe serait inévitablement associé aux troubles psychiatriques, bien qu’il puisse y avoir des sous-groupes de travailleurs/euses du sexe confrontés à des problèmes particuliers ».

Les abolitionnistes citent aussi régulièrement le rapport d’Europol pour affirmer que 90% des travailleurSEs du sexe en Europe seraient victimes de traite des êtres humains. Il s’agit d’une erreur de lecture puisque jamais le rapport d’Europol n’en fait mention. Il dit plutôt que parmi les victimes de traite identifiées par ses services, 90% le seraient à des fins d’exploitation sexuelle, ce qui ne veut pas du tout dire la même chose. A la page 9 de son rapport, Europol affirme avoir enregistré 3315 victimes en 2013 et 4185 en 2014. Nous sommes donc assez éloignés des estimations globales.

Par ailleurs, le rapport d’Europol précise que la traite des êtres humains aux fins d’exploitation par le travail (hors travail sexuel) est de plus en plus enquêtée, ce qui signifie que l’attention des forces de police et des autorités en Europe est actuellement avant tout concentrée sur la traite aux fins d’exploitation sexuelle et non sur les autres secteurs économiques. Cette moyenne européenne est évidemment faussée par le fait que des pays comme la France ne tiennent compte uniquement que de la traite aux fins d’exploitation sexuelle, alors qu’en Belgique, le centre Myria qui étude les migrations obtient des données bien plus équilibrées.

Enfin les comparaisons faites entre pays européens s’appuient là encore sur des estimations sans base scientifique amalgamant le plus souvent migration et travail sexuel avec la traite des êtres humains.

D’autres études, réalisées par des chercheurs indépendants, citent des chiffres totalement différents. Une des dernières études sur le sujet a été commandée à l’Université de Liège ( Enquête exploratoire sur la prostitution en Fédération Wallonie-Bruxelles – mars 2016)

par la Ministre du Droit des Femmes, Isabelle Simonis, co-signataire de la carte blanche. Rendus public en mars 2016, ses résultats contredisent les chiffres affolants que la même Ministre continue à répercuter dans les médias. Comme par hasard, cette étude a terminé au fond d’un tiroir, et les abolitionnistes belges ne l’utilisent jamais quand ils s’expriment dans les médias.

En tant que travailleurs du sexe, nous dénonçons les amalgames des auteurs de la carte blanche, qui confondent tout : la traite des êtres humains, que nous condamnons, bien sûr, et le travail du sexe libre et indépendant. Contrairement à ce que prétendent les signataires, la prostitution, ce n’est pas « acheter une femme ». Dans la pratique quotidienne de notre métier, nous ne vendons pas notre corps, mais un service sexuel.

Sous un vernis pseudo humaniste (« il faut sauver ces pauvres filles de l’enfer du système prostitutionnel »), perce le mépris pour les TDS, présenté(e)s comme des quasi débiles mentaux. Les signataires plaident en faveur d’une « aide aux femmes qui veulent sortir de la prostitution pour se réinsérer dans la société ». Pas question, donc, d’aider celles qui ne veulent pas « en sortir ». Pour mériter une aumône, il faut revenir dans le « droit chemin ». Par ailleurs, pourquoi les TDS devraient-(elles)-ils « se réinsérer dans la société » ? Nous sommes inséré(e)s dans la société. Nous payons des impôts. Nous avons une vie familiale, sociale, culturelle. Nous avons des rêves aussi. A commencer par celui d’avoir enfin un statut – que les abolitionnistes nous refusent – et des droits identiques à ceux des autres travailleurs.

Enfermé(e)s dans leur féminisme victimaire, les signataires passent complètement sous silence le fait que bon nombre de travailleurs du sexe sont des hommes, particulièrement dans les grandes villes. C’est le cas de plus de 20% des TDS, à Bruxelles.

Les abolitionnistes ne veulent pas améliorer les conditions de travail des TDS. Ils veulent les harceler, leur rendre la vie de plus en plus compliquée, faire en sorte qu’ils-elles aient de moins en moins de clients, menacés d’amendes, donc de plus en plus rares. Le but final des abolitionnistes, c’est de faire disparaître les TDS du paysage urbain.

Comme tous les idéologues, les abolitionnistes sont aveugles face au réel. Ils n’ignorent pas que quasi toutes les associations de terrain (dont Médecins du Monde, ONU-Sida, l’Organisation Mondiale de la Santé, Amnesty International…) ont pris position contre la criminalisation de la prostitution, qui reléguerait les TDS dans la clandestinité, avec tout ce que cela implique comme risques sanitaires. Ils n’ignorent pas davantage que l’actuel climat de chasse aux prostitué(e)s, notamment dans le quartier Alhambra, à Bruxelles, a fait dramatiquement chuter leurs revenus et mettent ces TDS dans une situation catastrophique. Pour leur bien et leur dignité sans doute !

« Nous appelons à un débat de fond sur la prostitution », affirment les signataires de la carte blanche du « Vif/L’Express ». Chiche ! Mais un débat avec les principaux(pales) intéressé(e)s, les TDS, qui ont droit à la parole. Un débat qui ne peut se faire à coups de slogans simplistes. Un débat digne, où nos interlocuteurs nous respectent en tant qu’êtres humains, citoyen(ne)s, et travailleu(r)ses, vivant dans l’espoir d’un monde meilleur, moins impitoyable pour les faibles.

Maxime Maes, Travailleur du Sexe (TDS), président d’UTSOPI, Union des Travailleu(r)ses du Sexe Organisé(e)s pour l’Indépendance

Sonia Verstappen, ancienne TDS, anthropologue, vice-présidente d’UTSOPI

Thierry Schaffauser, TDS, Strass, Syndicat du Travail Sexuel (France)

Luca Stevenson, TDS, Coordinateur ICRSE (Comité International pour les Droits des TDS – réseau de 91 organisations Européennes dirigées par ou travaillant avec les tds) http://www.sexworkeurope.org

Mylène Juste, TDS, Secrétaire Générale du Strass

Marianne Chargois, TDS, Strass

Marie, TDS, Utsopi

Haritz Sanchez, TDS, Utsopi

Poison pompadour, TDS, Strass

Jennifer Vierendeels, TDS, Utsopi

Julie, TDS, Utsopi

Nicolas Barnes, TDS, Utsopi

Anaïs, TDS, Strass

Janis, TDS, Utsopi

Anne de Mytilène, TDS

Agate Levasseur, TDS

Amé Désirs, TDS

Zelda Weinen, TDS

Zef, TDS

Géraldine Claise, TDS

Eva De Geisha, TDS

Nasty Louise, TDS

Lisa, TDS

Sireled, TDS

Amé Désirs, TDS

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