Propagande russe en Belgique, ou comment Moscou avance ses pions
Il n’y a pas que la France de François Fillon qui veuille normaliser ses relations avec la Russie. En Belgique, la parole ou la propagande russe, c’est selon, est de plus en plus écoutée. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Enquête.
Cercle de Wallonie, à Namur, un jour brumeux de novembre : les convives écoutent attentivement le nouvel ambassadeur de Russie en Belgique, Son Excellence Alexandre Tokovinine. » Les sanctions économiques imposées à la Russie sont-elles idiotes ? » est le thème de la conférence. » Elles ont été imposées de manière unilatérale, répond le diplomate. Si l’Europe n’en veut plus, elle doit les retirer de façon unilatérale. Quelques hommes politiques occidentaux ne comprennent pas ce qu’est l’Ukraine. La majorité de sa population est russophone et 90 % de la population russe ne pense pas que la Crimée fasse partie de l’Ukraine. On ne l’a pas prise pour avoir plus de territoire, on en a assez. » Les Russes sont-ils injustement traités ou, au contraire, des machiavels sans scrupule ? Les hommes d’affaires présents ce jour-là semblent pencher pour la première hypothèse, mais leur assemblée n’est pas très fournie. Comme sont encore minoritaires ceux qui s’exposent, avec les délices du politiquement non correct, aux médias russes contestant la doxa européenne ou américaine. Avec quel impact ? Difficilement mesurable. Mais réel. Selon un think tank dépendant de l’Union européenne, l’Institute for Security Studies, entre 15 et 20 % des Européens ont cru aux arguments de Moscou lors de la crise ukrainienne de 2014-2015.
Les partisans, sinon de Vladimir Poutine, du moins de son pays, se recrutent traditionnellement à l’extrême gauche et à l’extrême droite mais ils ont aussi effectué une percée dans l’intelligentsia. En France, outre Marine Le Pen (Front national), ouvertement prorusse et dont le parti a reçu un prêt de 9 millions d’euros d’une banque liée à Poutine, François Fillon, le candidat de la droite et du centre à l’élection présidentielle de mai 2017, n’a jamais caché son intention d’entretenir de bonnes relations avec Moscou, qu’il juge indispensables à la résolution du conflit syrien.
Le sujet n’est plus tabou ni réservé aux extrémistes, même si ce tropisme russe s’accompagne d’euroscepticisme, antiaméricanisme, critique de la mondialisation et de l’idéologie des droits de l’homme, rejet de l’islam, défense des valeurs chrétiennes, militantisme hétérosexuel, antisionisme/ antisémitisme, théories du complot. Il y en a pour tous les goûts. Un grand fourre-tout idéologique, néoréactionnaire, qui a pour trait commun la méfiance à l’égard des élites européennes. Celles-ci seraient soumises aux Etats-Unis, alliés de cette Arabie saoudite qui a infusé son islamisme des deux côtés de la Méditerranée. En période d’attentats, le » grand récit » russe, savamment agité par des blogueurs et des sites pas toujours très nets, réunit tous les ingrédients de ce qui » parle » à l’opinion publique. La revue de presse No Terror !, qui se présentait voici peu comme une émanation de chrétiens d’Orient, reprend de plus en plus d’articles de la chaîne d’information internationale RT (ex-Russia Today) et de l’agence de presse Sputnik, financées par l’Etat russe. Les » fabriques de trolls » de Moscou suscitent des surréactions sur les réseaux sociaux quand un sujet touche de près ou de loin à la Russie. Au lendemain des élections américaines, l’interview du chercheur Fabrice Balanche sur levif.be, » Trump laissera la Syrie aux Russes « , a été immédiatement reprise et commentée par les Euro Pro Poutine Russian Brothers, des activistes du Net suivis par 140 000 personnes.
Le marqueur politique
La Russie est redevenue un marqueur en politique comme le démontrent les campagnes présidentielles américaine et française, mais aussi bulgare et moldave, où des candidats prorusses ont été élus récemment. En avril dernier, 61 % des Néerlandais ont rejeté par référendum (consultatif) l’accord d’association avec l’Ukraine préparé par l’Union européenne, au grand mécontentement du Kremlin. Les Pays-Bas envisagent de ne pas le ratifier – un Ceta bis en perspective. Une partie des élites européennes s’avise du danger de perdre pied et la face devant la Russie. Le 23 novembre dernier, le Parlement européen a adopté par 304 voix pour, 179 contre et 208 abstentions la motion d’une députée conservatrice polonaise dénonçant la » propagande subie par l’UE de la part de la Russie et des groupes terroristes islamistes « . » La désinformation cherche à dénaturer la vérité, à inciter à la peur, à provoquer le doute et à diviser l’Union « , reproche le texte. Qui a soulevé un concert d’indignation…
Une partie des élites européennes s’avise du danger de perdre pied et la face devant la Russie »
L’Europe a-t-elle raté une marche ? Un bref rappel géopolitique avec Bernard Coulie (UCL), historien de la culture et de l’identité européennes : » La Russie n’a jamais eu de colonies extérieures mais son territoire est un sanctuaire dont elle doit contrôler toutes les bordures : ses anciennes républiques. Les velléités de l’Otan ou de l’Union européenne de s’en approcher ont été perçues comme un péril grave à Moscou. » Barack Obama avait promis d’intégrer la Géorgie à l’Otan, l’Union européenne était sur le point de signer un accord d’association avec l’Arménie. » En Ukraine, la protection des minorités russophones n’a été qu’un prétexte pour repousser les Européens, analyse Bernard Coulie. Ceux-ci ne voient la Russie que du point de vue de l’Europe de l’Est alors que la Russie se sent aussi acculée au Sud-Caucase, en Asie centrale et face à la Chine. » Au Sud, le dossier est différent. » La Syrie n’a jamais fait partie des bordures de l’empire russe. La protection des minorités chrétiennes est un prétexte. Depuis toujours, la Russie cherche à avoir accès aux mers chaudes et elle veut jouer un rôle au Moyen-Orient. C’est tellement logique… »
Après la déstabilisation de l’Ukraine et la prise de la Crimée par la Russie, en 2014, les Etats-Unis et l’Union européenne ont lancé des sanctions économiques contre la Russie : accès aux capitaux, armement, biens technologiques à usages militaire et civil, énergie, tout cela a été interdit. La Fédération de Russie a riposté en émettant une fatwa sur nos fruits, légumes, fleurs, porcs et autres produits alimentaires. Le député fédéral liégeois Aldo Carcaci (Parti populaire, ancien membre du PS), qui escortait l’ambassadeur Tokovinine au Cercle de Wallonie, le 15 novembre, affirme que les échanges commerciaux entre les Etats-Unis et la Russie ont augmenté de 6 % en 2014. Et que ça continue. C’est ce qui a été dit à la délégation du PP lorsqu’elle a été reçue à la Douma, en mars 2015. » On se tire une balle dans le pied, constate le député. Selon la banque ING, le boycott a entraîné une perte de 165 millions d’euros et de 3 000 emplois pour la Belgique. » Aldo Carcaci est l’auteur d’une proposition de résolution demandant à l’Etat belge d’intervenir auprès de l’Union européenne pour lever les sanctions. Celles-ci prennent fin en janvier 2017 mais pourraient être prolongées à la mi-décembre. L’Assemblée nationale française a voté la même motion, à l’unanimité.
La directrice générale du commerce extérieur à l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex), Chantal De Bleu, russophone, connaît bien la zone eurasiatique. » En 2010, la Russie était le 15e client de la Wallonie. Elle est passée à la 22e place en 2015. Cette diminution de nos exportations est due aux sanctions mais surtout, nuance-t-elle, à la situation économique russe, qui a souffert du prix bas des matières premières. L’économie russe pourrait retrouver une croissance positive à partir de 2017. » Les entreprises non visées par les sanctions continuent d’investir en Russie. Ce vaste pays – le plus grand de la planète mais relativement peu peuplé avec ses 146,5 millions d’habitants – reste intéressant pour la Wallonie. » Les Russes sont très fidèles en affaires, reprend Chantal De Bleu. Dans les grands salons internationaux, nous les mettons toujours en contact avec nos entrepreneurs. Le gouvernement wallon a approuvé l’ouverture d’un poste de l’Awex à Moscou en 2017 en vue de renforcer nos réseaux sur place. L’Union économique eurasiatique qui se met en place nous ouvre de nouvelles perspectives au Kazakhstan, Bélarus, Arménie et Kirghizistan. » De quoi voir venir l’avenir avec un relatif optimisme.
Les russophiles
Pourtant, ces dernières semaines, la presse moscovite a évoqué une troisième guerre mondiale. Les réseaux pro et anti-Poutine se réveillent. Aux Pays-Bas et en France, la russophilie mobilise d’importantes communautés d’expatriés ou descendants de Russes blancs, ainsi que » les amis de Moscou « , comme la presse russe a qualifié élogieusement François Fillon, après sa victoire aux primaires françaises. Mais cette insistance russe irrite aussi. Tout au long de cette année, des contre-feux ont été allumés. Un vrai tir groupé. Les Réseaux du Kremlin en France (Cécile Vaissié, Les petits matins) et La France russe (Nicolas Hénin, Fayard) dénoncent l’emprise russe sur certaines élites françaises. De même que divers think tank européens comme le Chatham House (Londres) ou le Wilfried Martens Center for Europeans Studies (Parti populaire européen).
Très remonté contre la Russie, le service d’études des chrétiens-démocrates européens a consacré une note de 87 pages à » l’ours déguisé en mouton » (The Bear in Sheep’s Clothing). Il y détaille les organisations gouvernementales et non-gouvernementales russes qui font du lobbying en Europe, ainsi que des institutions qui ont bénéficié d’un financement du gouvernement russe ou de Gazprom. Le rapport cite l’Institut de relations internationales et stratégiques de Pascal Boniface et l’Institut français des relations internationales de Thierry de Montbrial. Dans le même créneau, l’Institute for Security Studies, une agence de l’Union européenne basée à Paris, a sorti un rapport sur la » communication stratégique » de l’Est et du Sud Est et Sud s’entendant comme la Russie et l’Etat islamique, » les deux acteurs extérieurs qui ont le plus contribué à déstabiliser les voisins de l’Union européenne ces dernières années « . Un parallélisme hardi après les attentats de Paris, Bruxelles et Nice, auquel le Parlement européen vient d’apporter sa caution. Sans doute, les nécessités de la contre-propagande.
Le rapport de force avec l’Union européenne lui étant défavorable, la Russie a travaillé méthodiquement ses relations bilatérales, en s’appuyant sur les partis populistes, comme autrefois l’URSS sur les partis communistes locaux : le FN de la famille Le Pen, le parti Alternative pour l’Allemagne, l’Ukip de Nigel Farage, les néonazis d’Aube dorée, Jobbik en Hongrie, Notre Slovaquie, le bulgare Ataka, le FPÖ autrichien et, bien sûr, notre Vlaams Belang. » J’admire la politique de Poutine, admettait Filip Dewinter dans le Morgen du 14 mars dernier. Aujourd’hui, les intérêts de l’Europe sont mieux servis par Moscou que par Washington. » Des représentants de ces petits partis extrémistes vont jouer les » observateurs électoraux » en Russie, Ukraine, Crimée ou Syrie. Une propagande pas chère payée pour le régime de Poutine mais dont l’impact sur le plan extérieur est dérisoire.
Dans les parages du Vlaams Blok/Belang se trouvait, dans les années 1990, le sulfureux Kris Roman, fondateur du groupuscule Eurorus (2003), lié aux groupes néofascistes flamands mais aussi francophones (Nation). Originaire de Charleroi, le militant d’extrême droite Luc Michel (Parti communautaire national-européen) a créé l’Eurasian Observatory for Democracy and Elections (Eode, 2006), qui a collaboré à la supervision des » élections » de novembre 2014 en Ukraine, dans les » républiques » séparatistes de Donetsk et de Louhansk. Il est omniprésent dans la » russosphère » internationale. Les liens du VB et de la Russie sont avérés. L’Anversois Filip Dewinter a souvent été reçu à la Douma, où le nationalisme réactionnaire a bonne presse.
Une certaine gauche radicale est également satellisée par Moscou mais pour d’autres motifs : l’antiaméricanisme, l’euroscepticisme, voire l’antisionisme. Le site belge Investig’Action (Michel Collon), connu pour son soutien à feu Hugo Chavez (Venezuela) et sa dénonciation des » médiamensonges « , invite, le 3 décembre, un conseiller politique de l’ambassade de Russie en France pour une conférence à Villeneuve d’Asq (Lille) sur le thème » La Russie d’aujourd’hui face aux guerres « . La fatale attraction moscovite conduit aussi à d’étranges rapprochements. Issu de la gauche, l’économiste Jacques Sapir a participé, par Skype, à l’université de rentrée du Front national. Il passait juste avant le député européen Gerolf Annemans (VB).
Au Parlement fédéral, le groupe d’amitié Belgique-Russie de l’Union interparlementaire est composé d’élus socialistes, Ecolo-Groen ou N-VA, sous la présidence d’Alain Destexhe (MR). Au début de la crise syrienne, le libéral avait mis en garde son parti contre une critique excessive de la Russie. Dans une plaquette d’entretien avec Jacques Bredael, Europe-Russie (éd. du CEP, 2015), le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, préconisait finalement de » rester en contact » avec la Russie et même de la » garder à bord » de l’Union européenne. » J’ai reçu une délégation russe en 2015, précise Alain Destexhe, mais je ne me suis plus rendu en Russie depuis dix ans. Je suis pour le dialogue et contre les sanctions. Je suis totalement d’accord avec François Fillon à ce sujet. A moyen et à long terme, nous avons intérêt à nous allier avec elle contre l’islamisme radical. Je préfère que la Russie soit avec nous plutôt qu’avec l’Iran. Mais je ne dépose pas de résolution et je n’ai pas de réseau russe. » A l’assemblée parlementaire de l’Otan, dont il est membre, » neuf dixièmes des interventions sont antirusses pour un dixième anti-Daech, relève-t-il encore. La Russie fait partie de l’histoire européenne. C’est une erreur majeure d’avoir une crise de voisinage avec elle. Moi qui ne suis pas anti-américain, je crains qu’il s’agisse d’une manipulation destinée à affaiblir en même temps l’Europe et la Russie. »
L’entrisme russe
Pour revenir sur la scène internationale, la Russie ne se contente pas de faire du lobbying politique. Elle tente de fédérer ses » compatriotes « , c’est-à-dire tout citoyen ayant un lien avec elle. Cela n’en fait pas d’office de gentils soldats de Poutine mais cette communauté constitue un » vivier « . La Fédération tente de vendre le » monde russe « , celui qui n’a jamais cessé de faire rêver les Occidentaux épris de littérature et de démesure. En 2007, elle a créé à cet effet la fondation Russkyi Mir ( » Maison russe « ). Celle-ci bénéficie d’un budget annuel de 5,12 millions d’euros pour une centaine de » maisons russes « , dont 34 situées en Europe. Son conseil de surveillance est à l’image de la » nouvelle Russie » : très nationaliste, très orthodoxe, très antioccidental.
Je vis en Belgique depuis seize ans et je peux dire que le corset y est plus serré qu’en Russie » – Olga Baïnova
En Belgique, Russkyi Mir est adossé à deux universités : le Centre de langue et de culture russes de la faculté de traduction de l’université de Mons (2008) et le Centrum voor Russische studies de la faculté de lettres de la KUL (2011). » Notre centre a été le premier en Europe occidentale, souligne la coordinatrice montoise, Olga Baïnova, une ancienne étudiante russe en langues arrivée en Belgique à 15 ans. La Russie a pris en charge son équipement et facilite l’acquisition de matériel pédagogique ou les échanges d’étudiants. En 2003, la faculté avait un maximum de 10 ou 15 élèves en première année, aujourd’hui, ils sont 40, et 150 pour l’ensemble du cursus. Cet engouement a connu un pic après l’arrivée de Poutine au pouvoir. On suppose que le redressement économique de la Russie a ouvert des perspectives sur le plan des affaires mais l’attrait de la culture russe joue toujours son rôle. »
La fondation gouvernementale russe Russkyi Mir a financé le centre montois mais l’UMons refuse de dire pour quel montant. Selon nos informations, elle serait moins généreuse que par le passé. L’emploi d’Olga Baïnova est passé à mi-temps. Celle-ci se défend d’être le jouet de Moscou. » Nous sommes libres de ce que nous enseignons et des livres que nous achetons. Bien sûr, nous invitons aussi l’ambassadeur de Russie, nous sommes partenaires de RT et nous avons célébré le 1 150e anniversaire de l’alphabet cyrillique, mais toutes ces activités profitent aux étudiants. Ils ne sont pas formatés. Au contraire, nous les invitons, comme je le fais moi-même, à prendre leurs informations directement à la source, en lisant des quotidiens comme Kommersant ou les Izvestia. Si j’ai vraiment envie de creuser un sujet comme la Syrie ou l’Ukraine, je lis des articles scientifiques avec des points de vue différents. Des deux côtés, il y a de la désinformation. Je vis en Belgique depuis seize ans, et je peux dire que le corset y est plus serré qu’en Russie, où le discours, même officiel, se rapproche plus de la réalité des choses. » Elle décrit ses compatriotes russes » attristés » par les tensions avec l’Europe. » Le citoyen ordinaire n’a pas de haine à l’égard de l’Europe, il sait faire la part des choses. »
Comme tous les services de renseignement, la Sûreté de l’Etat reste vigilante quant aux activités russes, surtout en ce qui concerne la défense du potentiel économique et scientifique. Le renseignement civil continue à s’occuper de contre-espionnage et de cybersécurité, même si le terrorisme accapare la majeure partie de ses moyens. Ce n’est pas le fait d’exprimer son point de vue (diplomatie), répandre ses idées et sa culture (soft power) ou défendre des intérêts économiques (lobbying) qui est en cause, mais bien l’ingérence et l’espionnage. La loi organique des services de renseignement définit la première comme une » tentative d’influencer des processus décisionnels par des moyens illicites, trompeurs ou clandestins » et le second comme » le recueil ou la livraison d’informations non accessibles au public et le fait d’entretenir des intelligences de nature à les préparer ou à les faciliter. » Dans les deux occurrences, la Russie reste un client sérieux. Pas le seul, mais sérieux et très malin.
En Belgique, son appareil diplomatique est surdimensionné : environ 250 personnes, en ce compris la représentation commerciale, située drève de Lorraine, qui dépend des Affaires économiques russes mais dont les membres ont un statut diplomatique. Ils sont une centaine de diplomates pour les relations bilatérales avec notre pays, autant pour la représentation auprès de l’Union européenne, 10 au consulat général d’Anvers, environ 30 pour la mission diplomatique auprès de l’Otan. Cette dernière tournait habituellement avec une cinquantaine de diplomates, jusqu’à 70, les dernières années. Mais, en 2015, l’Otan y a mis le holà et ramené le nombre d’accréditations à trente, en raison de soupçons d’espionnage et de propagande liés à des contacts entretenus par des membres de ce personnel diplomatique avec de hauts fonctionnaires européens en charge de dossiers militaires. L’actualité terroriste multiplie en effet les contacts internationaux et, donc, les risques d’espionnage. Vingt-neuf Russes (principalement des Tchétchènes) figurent parmi les foreign fighters partis de Belgique.
L’ambassade d’un grand pays abrite traditionnellement la » résidence « , c’est-à-dire l’organisation des officiers de renseignement agissant sous couverture diplomatique. Les services de renseignement du pays hôte se font un devoir de tenir à jour son organigramme, ainsi que celui des » proxis « , ces services alliés du grand pays en question. Les journalistes en poste à Bruxelles, de même que les lobbyistes, les grandes entreprises, les ONG, les associations de » compatriotes » peuvent servir, à tout moment, de couverture pour de l’espionnage ou de l’ingérence. Dans le domaine russe, il y aurait » des dizaines de personnes problématiques « .
Est-on revenu au temps de la guerre froide, quand Bruxelles pullulait d’espions russes, est-allemands ou tchèques ? Il semble bien que cette activité n’ait jamais cessé mais la crise ukrainienne a été un tournant. Avant 2014, les diplomates russes faisaient du réseautage dans tous les clubs de réflexion de la place. Ils se sont retirés. L’ambiance est à la confrontation, à la provocation. Les avions russes frôlent l’espace aérien de l’Otan. Leurs sous-marins se baladent en mer du Nord. Il y a quelques semaines, la Russie accusait les F-16 belges d’avoir tué des civils près d’Alep, ce que le gouvernement Michel a démenti. L’ambiance entre les deux pays reste frisquette et toute activité insolite sur notre territoire fait l’objet de vérifications. Ainsi, le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), doit bientôt livrer sa réponse au député Roel Deseyn (CD&V) qui l’avait interrogé sur les salles de sport où se pratique le systema, un art martial militaire russe nimbé de mystère. Systema Belgium se défend de tout lien avec Moscou mais la maison mère a été fondée par un ancien des services spéciaux russes. Cela fait-il de ses 25 élèves des espions ou des saboteurs en puissance ? On n’a pas fini d’entendre parler des réseaux russes ni de la guerre psychologique que se livrent la Russie et l’Europe.
Le nouvel ambassadeur de Russie a réservé sa première expression publique au Cercle de Wallonie, à Namur.
Nommé à Bruxelles depuis environ quatre mois, le nouvel ambassadeur de Russie auprès de la Belgique, Alexandre Tokovinine, était auparavant en poste en Syrie et au Maroc. Il a pris la parole au Cercle de Wallonie, le 15 novembre dernier, pour sa première sortie publique. Le Vif/L’Express y était. Extraits.
« Le monde change partout, à commencer dans mon pays. L’Europe connaît des problèmes sociaux ou institutionnels. Ce qui nous manque, c’est une pensée stratégique. Nous continuons à croire en l’avenir de l’Europe, nous n’avons aucun intérêt à l’affaiblir. Nous devons travailler ensemble sur des défis sérieux comme l’extrémisme et le terrorisme. L’Europe a-t-elle intérêt à se couper de son voisin majeur à l’Est alors qu’elle a un conflit à ses frontières au sud ? Nous continuons à voir la Russie comme une partie de l’espace européen. Dans n’importe quelle ville russe, la culture est à 80 % européenne, avec, bien sûr, notre propre identité. Aucun pays, même le plus puissant, ne peut imposer ses volontés aux autres. » L’ambassadeur assure qu’il faut faire des compromis « comme nous avons été capables de le faire sur le nucléaire ou le climat ». Mais sur l’Ukraine, « nous n’acceptons pas la logique des sanctions, poursuit-il, c’est une manière d’essayer d’imposer sa volonté. Ce n’est pas possible dans le monde d’aujourd’hui et certainement pas à l’égard de la Russie, vu sa taille, son histoire, sa position. Une majorité écrasante de Russes refuse les sanctions. Elles ont été imposées de manière unilatérale. Si l’Europe n’en veut plus, elle doit les retirer de façon unilatérale. Quelques hommes politiques occidentaux ne comprennent pas ce qu’est l’Ukraine : la majorité de sa population est russophone et 90 % de la population russe ne pense pas que la Crimée fasse partie de l’Ukraine. On ne l’a pas prise pour avoir plus de territoires, on en a assez. »
Spécialiste de l’espace postsoviétique et du Caucase du Nord en particulier, Aude Merlin (ULB) pointe le manque d’assurance européen face à la Russie.
L’influence russe s’est-elle accrue en Europe ?
La crise ukrainienne, en 2014, a révélé l’existence d’espaces politiques favorables au Kremlin dans divers pays de l’Union européenne, voire dans certains gouvernements comme la Bulgarie, la Hongrie et, dans une certaine mesure, l’Italie et la Slovaquie. Les présidentielles américaines et les résultats de la primaire de la droite française, avec Donald Trump et François Fillon, montrent que la rhétorique proKremlin n’est plus réservée aux mouvements extrémistes et périphériques. Elle est au coeur de certains pouvoirs. Une aspiration à un pouvoir fort, une fascination pour des hommes comme Vladimir Poutine s’expriment dans certains segments de nos sociétés.
En faisant une offre politique aux pays ex-soviétiques, l’Europe n’a-t-elle pas outrepassé ses limites ?
L’Union européenne a, en effet, une offre politique à l’égard de pays tiers. Cela remonte à l’élargissement de 2004 et 2007. En 2007, la commissaire européenne aux Affaires extérieures, l’Autrichienne Benita Ferrero-Waldner, a défini un objectif de bon voisinage visant à s’assurer un environnement de prospérité, de stabilité et de sécurité, dans un contexte d’instabilité, en Irak, au Caucase du Sud, etc. Le soft power de l’UE repose sur le postulat d’une attractivité potentielle du modèle européen à l’égard de pays tiers, même si, en ce moment, il est de moins en moins prisé en interne… La promotion de l’Etat de droit, des droits de l’homme, de la société civile fait partie de cette offre politique. Mais, actuellement, l’Europe a peur d’elle-même, elle ne sait pas ce qu’elle doit faire.
La Fédération de Russie veut-elle l’éclatement de l’Europe ?
Le pouvoir russe n’est pas monolithique. Toutes les forces politiques ne sont pas forcément d’accord entre elles sur la position à adopter par rapport à l’Europe. La fragilité de l’Europe est connue et, quand cela lui est utile, Moscou s’appuie sur certaines forces centrifuges.
La poutinophilie déforce-t-elle les défenseurs russes des droits de l’homme ?
Il ne faut en effet pas confondre poutinophilie et russophilie. On peut être totalement russophile, ce qui est mon cas, et constater que les forces politiques pro-Kremlin dans l’UE ne contribuent pas à la protection des droits de l’homme en Russie. L’Union européenne ne sait pas jusqu’à quel point elle doit défendre ses valeurs, ce qui pose inévitablement la question du rapport de forces et d’une défense européenne.
Spécialiste des questions russes et eurasiatiques (ULg), Nina Bachkatov s’insurge contre la campagne de dénonciation des « réseaux russes ».
Les réseaux russes relèvent-ils du mythe ou de la réalité ?
Comme politologue et journaliste, je trouve déplorable cette campagne de dénonciation, le plus souvent sur la base de on-dit, sans preuve, des soi-disant réseaux russes. Ça tue le débat. Certains risquent de ne plus s’exprimer de peur d’être pris pour des marionnettes de Poutine. On pourrait retourner la question : pour qui roulent les dénonciateurs ? Je suis absolument persuadée que la Russie, comme tous les pays normaux, essaie d’influencer les opinions publiques. Ce n’est pas une raison pour semer la suspicion sur les gens, y compris dans le monde académique.
N’est-on pas à la veille d’une redistribution des influences politiques ?
Il est temps de se rendre compte que le monde est plus vaste que l’Otan ou l’Union européenne. Il est urgent qu’on arrête de se remonter les uns contre les autres. La menace vient du Sud, pas de l’Est. Au Moyen-Orient, les Russes ont gardé des relais dans tous les camps. Ils ont une « patience orientale », une connaissance du terrain, un feeling pour les autres, aidés par des armées de journalistes et de diplomates qui maîtrisent parfaitement les langues de la région. L’Occident se ferme parce que le monde lui échappe. Cette posture est alimentée par des dizaines de think tank financés par les Etats-Unis et l’Union européenne. En ciblant Poutine, on facilite le travail des Russes les plus radicaux.
La propagande russe est-elle efficace ?
Les Russes se sont beaucoup investis dans le soft power mais ils s’y mettent tard et maladroitement, ce qui leur donne une mauvaise image. Les responsables russes que je rencontre régulièrement ont une vision un peu plus sophistiquée que ce qu’on entend dans leurs médias.
La chaîne de télévision RT n’a-t-elle pas le mérite d’exister à côté de CNN ou d’Al Jazeera ?
Au début, en 2005, c’était plutôt pas mal, très professionnel. Je l’ai suivie en anglais parce qu’elle apportait une autre vision du monde. Puis, elle a commencé à déraper en devenant systématiquement antiaméricaine et en épinglant tout ce qui ne va pas en Europe. Je continue à regarder ses reportages sur la Syrie parce qu’il y a des journalistes « embarqués » des deux côtés du conflit. Si on regarde les images de propagande de Daech, toutes les femmes sont voilées. Sur RT, les femmes ne sont pas voilées, les petites filles courent librement dans la rue, et ça, aussi, c’est le reflet de la Syrie, un pays autrefois très laïque, comme l’Irak. Le rôle principal de l’agence de presse Sputnik, c’est d’être reprise dans les revues de presse. On n’est pas obligé de la croire.
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