
Premiers ministres belges: le top des flops
Charles Michel (MR) a soufflé cet automne sa première bougie en tant que Premier ministre. Belle performance : un quart de ses 50 prédécesseurs n’ont jamais franchi ce cap. Lefèvre ou VDB, Leburton ou Leterme : d’autres se sont fourvoyés à la tête d’un gouvernement.
Installé depuis 1944 au 16, rue de la Loi, il reste un des sièges éjectables les plus convoités du pays. Sa sulfureuse réputation ne suffit pas à refroidir celles et ceux qui aspirent à y poser leur séant. Depuis 1831 et le premier exécutif permanent de Belgique, 51 hommes ont déjà eu le périlleux honneur d’endosser le costume de chef de cabinet rhabillé en Premier ministre à partir de 1918. Espérance de vie moyenne, en 184 ans d’histoire : trois ans et demi. Le profil de la fonction n’est pas spécialement conçu pour y faire de vieux os.
Au regard de l’Histoire, Charles Michel est déjà un survivor. Un bon quart de ses 50 prédécesseurs n’a jamais connu le bonheur de souffler une première bougie à la tête d’un gouvernement. Cinq chefs de cabinet sur 21 (24 %), neuf Premiers ministres sur trente (30%) ont ainsi « sauté » bien avant terme et sans repêchage. Victimes des ravages d’une instabilité gouvernementale maladive à certaines époques et de la glorieuse incertitude d’une charge surexposée.
Etre Premier, ce n’est pas un métier… « La fonction est très ingrate, très difficile et très dangereuse », témoigne Mark Eyskens (CD&V), qui en a fait l’amère expérience durant six mois en 1981. Elle souffre, pointe le politologue Lieven De Winter (UCL), « d’un déficit d’importance et de reconnaissance politique qui résulte en fait de l’instabilité du job. »
Aloys, Prosper, Camille, Mark et les autres :une pluie d’étoiles filantes.
Beaucoup n’ont ainsi fait que passer. On ne les y reprendra plus : parce qu’on a jugé bon de ne plus recourir à leurs services, ou parce qu’ils ne l’ont plus souhaité. Ceux-là n’ont jamais eu le temps de s’illustrer et de faire leurs preuves dans la fonction. Ils tombent sans gloire, à la tête de leur gouvernement. Dépassés par les événements, trahis par les circonstances ou par leurs propres rangs. « Le plus souvent, le Premier ministre n’est pas l’instigateur mais plutôt la victime de conflits entre partenaires de sa coalition », observe Lieven De Winter.
Sylvain Van de Weyer, libéral, résiste 244 jours, du 30 juillet 1845 au 31 mars 1846, à la tête d’un « cabinet dit de la parenthèse » uniquement constitué pour plaire au roi Léopold Ier. « Cabinet de la parenthèse » : la formule a de l’avenir dans l’entre-deux-guerres, période fertile en culbutes avec ses trente crises gouvernementales répertoriées entre 1918 et 1940, soit trois clashs en moyenne tous les deux ans.
Trente-cinq jours et puis s’en va déjà pour le catholique Aloys Van de Vyvere, qui reste au poste du 13 mai au 17 juin 1925. Son successeur immédiat, Prosper Poullet, autre catholique, ne s’attarde guère non plus : il entre pourtant dans l’Histoire en prenant les rênes du premier gouvernement avec des socialistes à bord (si l’on excepte la période de guerre). Mais l’aventure se termine au bout de onze mois, sabotée par la droite catholique et les puissances de l’argent.
La valse des Premiers à l’issue la Seconde Guerre mondiale ne faiblira pas jusqu’à la fin des années 1970. A 75 ans, Camille Huysmans, figure du socialisme flamand, accède enfin au poste suprême en août 1946, mais à la tête d’un cabinet qui ne tient qu’à une voix de majorité : au bout de 229 jours, il est prié de remettre les clés et de liquider son « gouvernement de la mouette », référence à l’habitude qu’a cet oiseau de se tenir sur une seule patte. Jean Duvieusart, PSC, a tout juste le temps de prendre ses quartiers le 8 juin 1950 qu’il est emporté par la Question royale en 69 jours : politiquement « brûlé », il ne remettra jamais les pieds au 16, rue de la Loi.
Mark Eyskens, à la tête d’une coalition sociale-chrétienne – socialiste en 1981, est balayé au bout de 168 jours. C’était un 21 septembre : « C’est l’automne, le gouvernement est tombé », commente alors, philosophe, cette victime d’une « grève » de ministres socialistes. Rideau sur une brève expérience. Sans l’ombre d’un regret, témoigne Mark Eyskens au Vif/L’Express: « Je ne l’ai pas ressenti comme un échec mais comme une délivrance. J’ai à l’époque vécu un drame personnel : ma mère est décédée sans que j’aie pu me rendre à son chevet en raison de mes activités de Premier ministre. J’en ai éprouvé de la nausée pour le théâtre politique. Je me suis bien davantage plu aux Finances et aux Affaires étrangères, où j’ai eu la chance d’y vivre des moments historiques. »
Autant de passages éclairs qui ont rarement droit à plus de quelques lignes dans les ouvrages d’histoire politique de référence. Des Premiers ministres cités pour info ou pour l’anecdote. Comme l’aveu implicite d’une faillite, d’un rendez-vous manqué.
Spaak, Premier ministre mort-né. Des politiques brillants se sont cassé les dents en devenant chef de gouvernement et ont été incapables de transformer l’essai. Le PSC Pierre Harmel jette l’éponge après 194 jours à la tête d’une coalition sociale-chrétienne-socialiste qui voit le jour le 28 juillet 1965.
Même Paul-Henri Spaak, valeur sûre du socialisme, n’a jamais vraiment convaincu aux commandes de ses quatre gouvernements : le premier qu’il dirige à peine dix mois pendant un entre-deux-guerres chahuté (de mai 1938 à février 1939), les autres au cours des années tumultueuses qui suivent la Libération, de 1947 à 1949. Spaak peut même se targuer d’avoir été chef d’un gouvernement mort-né et enterré au bout de huit jours d’existence : lancée un 13 mars 1946, cette équipe de socialistes et de techniciens ne dépasse pas le cap du Parlement le 20 mars, « trahie » à l’heure du vote de confiance par l’absence de deux députés socialistes qui avaient quitté l’hémicycle, croyant que le vote n’aurait lieu que le lendemain….
Harmel et Spaak : plus belle fut leur vie hors du 16, rue de la Loi. L’un comme l’autre excelleront bien davantage sur la scène internationale.
Pholien, débarqué par son président pour « inaptitude ». Premier ministre, c’est savoir se résigner à être peu de chose. Au paradis des coalitions multipartites, le personnage est environné de « belles-mères » qui le surveillent de près. Les présidents de parti s’ingénient à lui contester son leadership. Jusqu’à exercer sur lui un droit de vie ou de mort.
Joseph Pholien, catholique, connaît l’humiliation suprême. Janvier 1952, alors qu’il dirige un gouvernement catholique homogène depuis plus de deux ans, il est proprement « débarqué » par son président de parti : Théo Lefèvre le juge trop conservateur et inapte à la fonction. Le désaveu personnel est dur à encaisser, quand on a le sentiment de ne pas avoir démérité. Pholien devient la première vraie victime d’un art de gouverner qui monte en puissance : la particratie. A chaque époque « ses belles-mères » : à l’ère des chefs de cabinet, au XIXe et jusqu’au début du XXe siècle, c’est le roi qui leur mène la vie dure en mettant son grain de sel dans les affaires du gouvernement.
Lefèvre, la tête de turc qui le veut bien. Cet honnête homme ne reculait jamais devant le bon mot qui fait mouche et le propos qui dépasse sa pensée. Premier ministre d’une coalition sociale-chrétienne – socialiste d’avril 1961 à juillet 1965, il ne peut forcer sa nature. Faute capitale en politique. Le Premier se prend ainsi à traiter les soldats d’avant-guerre de « poitrines creuses », se met à parler du « temps des assassins » quand les toubibs se croisent les bras en 1964. Ce n’est pas forcément très gentil. C’est surtout très mal compris par l’opinion publique qui ne saisit pas l’humour derrière ces écarts de langage.
« Phrases malheureuses et agressives, mots inutiles, qui lui aliènent une partie du public. Le PLP compte les coups », commente un témoin de l’époque, le libéral Jacques Van Offelen. L’opposition libérale, en pleine renaissance, boit effectivement du petit lait. Un Lefèvre bashing fait son oeuvre : pour avoir négligé de soigner ses relations publiques, le Premier se fait massacrer dans la presse, il est tourné en ridicule pour « son accent flamand à couper au couteau », explique l’historien liégeois Francis Balace. On se paie littéralement sa tête, tant son physique ingrat est un régal pour caricaturistes. Théo Lefèvre remporte le pari de l’impopularité. Mais ne porte pas vraiment bonheur à ses propres couleurs, lors du retour aux urnes : le PSC-CVP s’effondre aux élections de mai 1965.
VDB, à côté de son sujet. « L’échec d’un Premier ministre peut notamment se mesurer au fait qu’il ne réussit pas à réaliser le programme de son parti, lequel subit ensuite une lourde défaite électorale à l’issue du gouvernement », souligne le politologue Pierre Verjans (Ulg). Paul Vanden Boeynants est un joli cas d’école.
Unitariste convaincu de la droite du PSC, VDB entre en piste le 19 mars 1966. Le fringant Premier ministre croit pouvoir mettre au frigo les problèmes linguistiques et communautaires, au motif qu’il les juge artificiels. C’est tout vu : sa coalition avec les libéraux se prend l’affaire de Louvain dans les gencives et tombe prématurément, début 1968, sur un « Walen buiten » explosif. « VDB se présentait en sauveur de la Belgique et de son parti », reprend Pierre Verjans. Il ne sauve rien du tout : le pays se déchire un peu plus entre flamands et francophones, le PSC-CVP implose moins de trois semaines après la chute du cabinet et déguste aux élections de mars 1968.
Leburton, l’erreur de casting. A la brièveté de son séjour au 16, rue de la Loi dans les années 1970, le socialiste wallon ajoute une image qui ne grandit pas la fonction. Et vogue la galère : le PS envoie Edmond Leburton piloter une usine à gaz de 22 ministres et 14 secrétaires d’Etats qui gagne le sobriquet de « gouvernement des 36 chandelles ». Ses penchants unitaristes aggravent son cas : Leburton fait de la résistance à une fédéralisation plus poussée que réclame son propre président de parti, André Cools.
Le reste n’a rien de glorieux : « le grand chef blanc » se taille une réputation de clientélisme au profit de sa bonne ville de Waremme, la Flandre ne lui pardonne pas son néerlandais exécrable, un scandale de corruption à la RTT éclabousse l’aile gauche de son équipe. La coupe est pleine : Leburton baisse pavillon après un an au pouvoir, emporté par l’affaire Ibramco, projet d’implantation d’une raffinerie publique belgo-iranienne dans laquelle les socialistes wallons entendent se réserver la plus grosse part du gâteau. Janvier 1974 : fin d’une plaisanterie qui ne fait plus rire personne, sur fond de crise pétrolière.
Leterme, roi de la déconfiture. Du haut de ses 796 521 voix de préférence captées au scrutin fédéral de juin 2007, le 16, rue de la Loi ne peut décemment lui échapper. C’est mal le connaître : Leterme travaille à s’en éloigner au fil de ses défaillances de formateur et de ses maladresses verbales « incompréhensibles pour un candidat Premier ministre », relève le politologue Pascal Delwit (ULB).
Il faut un gouvernement de transition Verhofstadt III pour mettre Leterme sur orbite, en mars 2008. Et le plus dur est à venir. Première démission après 274 jours en décembre 2008, pour une intervention contestable du cabinet du Premier dans la procédure judiciaire du dossier Fortis. Exit Leterme qui reprend le collier en novembre 2009 quand son successeur Herman Van Rompuy file à la présidence du Conseil européen. Rechute et fin de partie cinq mois plus tard, pour cause de prise gouvernementale débranchée en avril 2010 par l’Open VLD sur le dossier BHV.
Au final, un triste exploit : Yves Leterme a été davantage un Premier ministre en affaires courantes (540 jours, jusqu’au 6 décembre 2011) qu’investi de pleins pouvoirs (426 jours). Hormis le sauvetage en urgence des banques, le révolver collé sur la tempe par des financiers aux abois, le bilan de l’homme « aux cinq minutes de courage politique suffisantes pour scinder BHV » est squelettique. Ses passages chaotiques au 16, rue de la Loi n’aident pas le CD&V à se refaire une santé : le parti limite la casse aux régionales de 2009, mais touche le fond au scrutin fédéral anticipé d’avril 2010. Leterme, des gaffes et des dégâts.
A qui le tour ?
The Afterlife of Belgian Prime Ministers, par Lieven De Winter et Ilona Rezsöhazi, UCL, 2012. La ronde du pouvoir, par Jacques Van Offelen, Didier Hatier, 1987.
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