Pourquoi les factures de gaz et d’électricité ne baisseront pas de sitôt
Le gouvernement De Croo n’arrive pas à se mettre d’accord sur la manière dont il va tempérer les factures énergétiques qui s’envolent. Ce mercredi, les principaux ministres du gouvernement fédéral aborderont une nouvelle fois la question. Les spécialistes de l’énergie qualifient les propositions qui circulent actuellement de « lutte contre les symptômes », et voient dans le prix élevé du gaz une occasion en or pour la transition énergétique.
Beaucoup de ménages paniquent : comment vont-ils payer leurs factures de gaz et d’électricité ? « Ce que nous vivons actuellement avec les prix de l’énergie est comparable à la grande crise pétrolière de 1973, lorsque le prix du pétrole atteignait des niveaux sans précédent », déclare Thijs Van de Graaf, expert en politique énergétique et en politique internationale à l’université de Gand. « On organisait des dimanches sans voiture. Mais on ne peut pas organiser de dimanches sans gaz ni électricité. En tout cas, les conséquences des prix élevés de l’énergie d’aujourd’hui pourraient être aussi importantes que celles de la crise pétrolière d’il y a 50 ans ».
Oui, le prix du gaz est actuellement élevé. « Mais c’est quoi élevé? », demande Johan Albrecht, économiste de l’environnement à l’université de Gand et affilié à l’institut Itinera. « Le prix du gaz est très variable. À la mi-décembre, le prix de gros était de 175 euros par mégawattheure, il est maintenant de 75 euros. En l’espace d’un mois, il a diminué de plus de la moitié. Aujourd’hui, nous sommes revenus au niveau de septembre 2021 – mais c’est encore cinq fois plus qu’au début de l’année dernière. Et non, je ne vois pas le prix retomber au niveau de la mi-2019, lorsque le gaz coûtait moins de 10 euros. Nous devons compter sur un prix du gaz de 50 à 60 euros par mégawattheure pendant une longue période, soit le double de ce que nous avons payé en 2018 ou 2017. En tout cas, la période du prix bas du gaz est révolue« .
Le prix du gaz n’est pas seulement important pour les factures de gaz des ménages et des entreprises, mais aussi pour leurs factures d’électricité. Les centrales à gaz servent en effet à produire de l’électricité et elles doivent acheter leur combustible plus cher. On observe donc la même évolution du prix de l’électricité que celle du prix du gaz, mais un peu moins prononcée. « Peu de gens comprennent vraiment comment le prix de l’électricité est établi », déclare M. Albrecht, « et cela donne lieu à de nombreux mythes. »
Calculé
Comment le prix de l’électricité est-il établi ? En 2007, le marché de l’énergie a été libéralisé. Depuis lors, les citoyens sont libres de choisir leur fournisseur d’électricité et de gaz. Cela signifie également que le gouvernement ne fixe plus le prix de l’énergie : c’est le jeu de l’offre et de la demande. L’électricité ne peut pas être stockée de manière économiquement rentable, elle doit donc être achetée sur le marché en permanence, en fonction de la consommation.
Evidemment, les fournisseurs achètent d’abord l’électricité la moins chère. Elle est générée par le soleil et le vent, car il n’y a pas de coûts de carburant. Mais cela ne suffit pas. Ils doivent donc aussi acheter de l’électricité dont les coûts de production par mégawattheure sont élevés. Ces coûts sont relativement faibles pour les centrales nucléaires, et maintenant beaucoup plus élevés pour les centrales au gaz en raison du prix très élevé du gaz. Pour répondre à la demande totale, il faut également utiliser les centrales à gaz chères. Les accords exigent que le prix de l’électricité soit au moins aussi élevé que les coûts de production des centrales à gaz. Conséquence : plus le prix du gaz est élevé, plus le prix de l’électricité est élevé.
« Il est très important que les gens comprennent comment le marché fonctionne », insiste Albrecht. Car beaucoup de gens disent : Pour contrer les prix élevés de l’électricité, nous devrions utiliser davantage d’énergie nucléaire et garder nos centrales nucléaires ouvertes plus longtemps. Mais c’est un mythe de croire que les prix de l’électricité baisseraient fortement si nous maintenions nos centrales nucléaires ouvertes plus longtemps, car le prix est principalement déterminé par les centrales à gaz, dont nous aurons toujours besoin pour répondre pleinement à la demande. D’ailleurs, les centrales nucléaires fonctionnent encore aujourd’hui, et les prix sont très élevés ».
Le prix du marché du gaz fluctue énormément. Quand ces fluctuations se répercutent-elles sur nos factures d’énergie ? « Ce n’est pas facile de répondre à cette question », déclare Albrecht. « Lorsque le prix du gaz est passé de 15 à 75 euros entre mars 2021 et début décembre 2021, il s’agissait d’une montée lente et régulière qui indiquait des facteurs structurels. Nous avons constaté que les fournisseurs d’énergie appliquaient déjà des tarifs plus élevés pour les nouveaux contrats variables après seulement quelques mois. Entre le 1er et le 21 décembre, le prix du gaz est passé brusquement de 75 à 175 euros, avant de redescendre à 75 euros entre le 22 et le 29 décembre. C’était lié à la spéculation et à la situation tendue autour de l’Ukraine. Nous ne voyons pas cette hausse de prix éphémère dans le projet de loi. Ce n’est que lorsque le prix augmente pour des raisons structurelles pendant plusieurs mois et reste élevé que nous le remarquons dans nos factures. »
Marketing
Le prix du marché du gaz et de l’électricité est actuellement élevé, mais la composante énergétique n’est qu’une partie de notre facture. Il y a aussi les prélèvements, les accises et, pour la facture d’électricité, les fameuses obligations de service public. Ces dernières servent surtout à financer des obligations sociales, telles que le tarif social maximum, et des obligations écologiques, comme les investissements dans les parcs éoliens offshore. Et ensuite, il faut payer une TVA de 21 % là-dessus. Plus le prix du gaz et de l’électricité est élevé, plus la TVA que vous devez payer est importante. Cela rend la facture totale encore plus lourde.
En l’espace de six mois, les factures d’énergie se sont considérablement alourdies et, pour de nombreuses familles, elles grèvent leur budget de façon (trop) importante. Rapidement, la politique a été interpellée. D’autant plus que l’accord de coalition fédéral du gouvernement De Croo contient cette phrase : « Le gouvernement gardera sous contrôle la facture d’énergie des familles et des entreprises ». Le ministre des Finances Vincent Van Peteghem (CD&V) propose de réduire temporairement la TVA sur le gaz et l’électricité de 21 à 6 %, avec le soutien de Vooruit. Le PVDA-PTB et le Vlaams Belang veulent même abaisser définitivement la TVA à 6 %, « parce que l’énergie est un besoin fondamental ». Van Peteghem a calculé qu’une réduction de la TVA coûterait 1,6 milliard d’euros par an.
« C’est utiliser un canon pour tirer sur une mouche », estime Kris Bachus, responsable de la recherche sur la politique climatique à l’HIVA/KU Leuven. « Tout le monde profite d’une telle réduction de la TVA, y compris les personnes qui chauffent l’eau de leur piscine et n’ont aucun problème avec la hausse des prix de l’énergie. C’est un cadeau populaire pour les personnes qui n’en ont pas besoin. C’est antisocial d’instaurer une réduction générale de la TVA « .
En outre, selon les économistes, une réduction de la TVA revient à déshabiller Pierre pour habiller Paul. Le gouvernement devra compenser la diminution des recettes fiscales par d’autres moyens. Le gaz et l’électricité sont également inclus dans l’indice santé, auquel sont liés les salaires, traitements et avantages sociaux. Si vous réduisez la TVA, il faut attendre plus longtemps pour une augmentation de salaire. En d’autres termes : si la TVA sur le gaz et l’électricité baisse, la facture d’électricité diminuera, mais aussi le pouvoir d’achat.
La réduction de la TVA profitant principalement aux familles les plus riches, le PS a proposé d’accorder un chèque énergie de 200 euros aux classes faibles et moyennes. Cette idée a été soutenue par Groen. Les socialistes francophones voulaient donner le chèque à tous ceux qui gagnent moins de 3 500 euros bruts par mois, ce qui représenterait la moitié de la population. Le coût de cette mesure serait de 1 milliard d’euros.
Entre-temps, le parti d’opposition N-VA a lancé une autre proposition : une réduction de 500 euros de l’impôt sur le revenu des personnes physiques, qui serait répercutée à partir de mars sur le précompte professionnel, « afin que les gens disposent immédiatement de plus d’argent net provenant de leur salaire ou de leur pension ». Cela coûterait environ 2 milliards d’euros. Certains s’engagent dans une toute autre voie : l’extension du tarif social. Plus d’un million de ménages belges, soit une sur cinq, bénéficient actuellement du tarif social, qui est inférieur au prix du marché mais augmente avec lui. On pourrait leur offrir un peu plus, ou augmenter le nombre de familles éligibles.
Les idées ne manquent donc pas, et elles ont fait l’objet de débats animés au sein du gouvernement De Croo pendant des semaines. En guise de compromis, Van Peteghem a lancé une « réduction intelligente de la TVA » la semaine dernière, un terme marketing désignant une réduction de la TVA sur l’électricité et le gaz à 6 % à partir du 1er février, puis une augmentation des droits d’accises à partir du 1er juillet, lorsque les prix auraient baissé. Le gouvernement De Croo n’a pas non plus trouvé d’accord sur ce point. L’Open VLD rejette toute forme de réduction de la TVA qu’elle qualifie d' »attrape-nigaud ».
Moins de vent
De nombreux experts formulent la même objection à toutes ces propositions politiques : c’est un cautère sur une jambe de bois. Van de Graaf parle de « lutte contre les symptômes », et Albrecht déclare: « De quoi parlons-nous en fait ? Les personnes qui ont des difficultés à payer leurs factures d’énergie ont probablement aussi des difficultés à payer leur loyer, leurs frais médicaux, leurs factures scolaires, etc. Pour elles, une forme générale d’aide au revenu serait plus efficace. L’insertion professionnelle d’un plus grand nombre de personnes me semble bien plus importante dans la lutte contre la pauvreté énergétique.«
La plupart des propositions lancées par les politiciens seraient temporaires. La situation financière de notre pays n’est pas telle que des mesures coûteuses puissent être maintenues longtemps. « Nos politiciens sont très optimistes s’ils pensent que les prix de l’énergie redescendront dans quelques mois« , estime Albrecht. « Je n’ai pas de boule de cristal, mais il me semble extrêmement improbable que le prix du gaz baisse de manière significative au cours des six prochains mois ».
Albrecht n’est pas seul. La plupart des experts en énergie pensent que les prix de l’énergie en Europe resteront élevés encore longtemps. C’est également le cas des analystes de la banque d’investissement américaine Jefferies, cités par le journal économique De Tijd, qui avancent sept arguments expliquant pourquoi le gaz est si cher aujourd’hui. De plus, ils ne voient aucune amélioration de ces facteurs à court terme. Ils rappellent qu’en Europe, la production d’énergie par charbon polluant et centrales nucléaires a été réduite. En conséquence, ils utilisent des usines à gaz, alors que l’approvisionnement en gaz ne suit pas. Ils parlent d’une évolution structurelle « car il serait très coûteux et très long d’inverser la tendance. En outre, il est politiquement embarrassant de revenir sur de telles décisions ».
Une deuxième raison, c’est la forte croissance économique depuis que le pire de la pandémie de coronavirus semble derrière nous, ce qui a augmenté la demande de gaz. Ils soulignent également que les vents de l’année dernière en Allemagne ont été 15 % moins puissants que la moyenne décennale, ce qui a nui à la production d’énergie éolienne. « Les climatologues pensent que la vitesse du vent va progressivement diminuer en raison du changement climatique », indique le rapport. Quatrièmement, l’Europe a importé un quart de moins de GNL, le gaz naturel liquéfié transporté par bateau. L’Asie l’a payé plus cher, si bien que de nombreux gaziers ont mis le cap sur les pays asiatiques, notamment la Chine. Ensuite, il y a les prix plus élevés du CO2 : le prix de revient de l’émission d’une tonne de CO2 en Europe est passé en un an de 35 à plus de 80 euros. Cela rend la production d’électricité par des centrales au charbon très coûteuse et encourage l’utilisation de centrales au gaz.
Dr. Fritz
Il y a évidemment aussi le facteur Russie, principal fournisseur de gaz à l’Europe. Les exportations de gaz russe vers l’Europe continentale ont chuté de 38 % l’an dernier par rapport à 2018. « Nous ne pensons pas que cela va changer. Le gouvernement allemand continue de se disputer au sujet du gazoduc Nord Stream 2, qui relie directement l’Allemagne à la Russie. L’Union européenne refuse de l’approuver. Les Américains font pression pour ne pas le mettre en service, car cela rendrait l’Europe encore plus dépendante du gaz russe. Les tensions en Ukraine sont également un facteur. En raison de la menace russe à la frontière, l’Allemagne n’est pas disposée à céder rapidement. »
Enfin, la baisse continue des stocks de gaz joue également un rôle important, ce que Van de Graaf souligne également : « Notre approvisionnement hivernal en gaz est beaucoup plus faible que d’habitude parce que nous avons moins importé de Russie. Nous devrons redoubler d’efforts pendant les mois d’été pour remettre l’approvisionnement à niveau. Il y a de fortes chances que nous n’y parvenions pas et que nous repartions l’hiver prochain avec des réserves serrées. Nous serons alors repartis pour des prix plus élevés ».
Politique climatique
L’économiste environnemental louvaniste Stef Proost a des doutes sur les raisons pessimistes évoquées par Jefferies. « Je les entends si souvent, mais est-ce vrai ? Le vent sera-t-il moins puissant cette année ? Ou prenez ce que vous lisez actuellement sur la Russie. Il y a beaucoup de rhétorique de guerre là-dedans. Je constate que la Russie s’efforce fidèlement d’honorer les contrats qu’elle a conclus. Si les livraisons ont jamais été interrompues, c’est parce que l’Ukraine a interrompu les livraisons russes, ce qui est ensuite imputé à la Russie. En outre, la Russie est très dépendante des revenus du pétrole et du gaz. La Russie a plus à perdre que l’Europe.«
Si la Russie déclenche une guerre pour l’Ukraine, nous aurons un scénario différent, dit Proost. « Alors les approvisionnements russes vers l’Europe seront complètement coupés. Mais même là… Il faudra mettre de côté la politique climatique pendant quelque temps et utiliser à nouveau davantage de charbon pour produire de l’électricité, et nous prendrons davantage de gaz au Qatar, aux États-Unis, en Algérie, au Nigeria, etc. Cela prendra un certain temps, mais l’offre de gaz augmentera et le prix diminuera ».
En résumé, dit Proost, à long terme, le prix du gaz va certainement baisser. Il souligne également le paradoxe vert : « Même si vous menez une politique climatique limitée, le prix du charbon, du pétrole et du gaz naturel va baisser. Parce que les propriétaires de ces immenses réserves de combustibles fossiles veulent s’en débarrasser, et donc ils vont faire baisser le prix. C’est une leçon que j’ai apprise au cours des 45 années pendant lesquelles j’ai suivi le dossier de l’énergie : après un problème d’approvisionnement, vous obtenez une flambée des prix à court terme, mais à long terme, les prix baissent à nouveau en raison de l’offre supplémentaire. Et il en sera de même pour le gaz « .
Mais aujourd’hui, les prix sont indubitablement très élevés. Malgré toutes les difficultés financières, il y a aussi un bon côté à cela. « Le prix élevé de l’énergie contribue certainement au fait que ferons attention à notre consommation« , déclare Bachus. « Nous allons accélérer le processus d’isolation, envisager l’installation d’une pompe à chaleur, etc. » Van de Graaf : « Il y a cinquante ans, la crise pétrolière a entraîné l’arrivée sur le marché de voitures plus économiques. Quelque chose de similaire va se produire maintenant. Nous devons saisir l’occasion des factures élevées pour rendre les maisons, les écoles, tous nos bâtiments plus efficaces sur le plan énergétique. En clair, il serait préférable de réduire la TVA sur la rénovation et l’isolation que sur le gaz et l’électricité. »
« Il devrait y avoir un changement de taxe climatique, un système de taxation qui décourage les émissions de CO2 », déclare Bachus. « Nous devrions en fait taxer davantage le gaz, car à terme, il devra disparaître en tant que combustible de chauffage. Une opportunité se présente maintenant : si le prix du gaz baisse, le gouvernement pourrait, par exemple, prendre 20 % de la baisse en taxes. Les tarifs de l’électricité pourraient alors être à nouveau abaissés, car notre transition énergétique passera par l’électrification, et nous devons donc l’encourager. On peut se demander si les obligations de service public, qui font partie de la politique sociale et environnementale et qui augmentent la facture de 25%, ne seraient pas mieux financées par le budget général plutôt que par la facture d’électricité. »
Proost acquiesce : « Nous taxons trop l’électricité et pas assez le gaz. Nous devrions ajouter une taxe sur le carbone. Si les prix du gaz baissent bientôt, c’est en effet le moment idéal. Nous ferions alors bien de ne pas suivre entièrement la baisse des prix. Mais je me rends compte qu’aujourd’hui, étant donné les factures d’énergie élevées, c’est hors de question ».
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