Pourquoi les Bruxellois quittent la capitale: «Les investissements sont clairement en faveur du tourisme, pas des habitants»
Les politiques urbanistiques et de mobilité dans la capitale ont plus souvent causé la fuite des habitants que réussi à les attirer. Les raisons avec Marion Alecian, directrice de l’Arau.
Depuis 55 ans, l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau) montre Bruxelles «sous toutes ses coutures architecturales et urbanistiques, met en avant ses atouts tout en développant un regard critique sur ses transformations passées et futures» et veille à l’habilité de la ville.
Comment résumer l’évolution historique du centre-ville bruxellois?
Il a toujours été assez populaire et, globalement, il l’est resté. Historiquement, il fut très marqué par des politiques urbanistiques qui l’ont «bruxellisé» avant même l’heure de la «bruxellisation» des années 1960 à 1970: je pense notamment aux très grands travaux de la jonction nord-sud, au début du XXe siècle, qui ont durablement influencé l’habitabilité du centre-ville, maintenu son caractère plutôt populaire et accéléré l’exode vers les autres couronnes ou la périphérie. Ensuite, il fut très marqué par la réalisation d’infrastructures de mobilité, de cette bruxellisation qui équivaut à des démolitions massives en temps de paix, et de cette tertiarisation: le centre historique et touristique a été frappé de plein fouet par ces phénomènes – il suffit de penser aux tours apparues sur les boulevards du centre. Mais depuis les deux dernières décennies, ce qui nuit à l’habitabilité de la ville, dans son centre et surtout son hypercentre, ce n’est plus tant son développement tertiaire, sa «monofonction bureaux», que les dérives, très tangibles, du surtourisme et de la politique festive. Cette surdensité d’événements, d’Horeca et de festivités participe très positivement à l’attractivité de la capitale pour des visiteurs belges ou étrangers, mais elle ne permet pas de maintenir les habitants dans le centre-ville et le leur fait fuir. C’est une politique tout à fait assumée par la Ville de Bruxelles, avec un agenda événementiel qui, de loin, peut paraître très chouette et sympa: les Plaisirs d’hiver, le Summer Festival, etc. Ils contribuent à une amélioration de l’image de Bruxelles et de son centre mais pas à un retour des habitants de manière pérenne.
«On veut tout faire pour améliorer l’image de Bruxelles, mais les effets sont tout à fait contraires.»
Les nombreux projets immobiliers, les réaffectations, les plans de mobilité limitant la voiture n’ont pas amélioré l’habitabilité du centre?
Il faut toujours se poser cette question: pour qui sont développés ces projets, ces réaffectations, ces plans? Pour permettre à des familles de s’installer ou pour favoriser des appart hôtels, des Airbnb, le tourisme, les bureaux? Une chose semble assez schizophrène: on veut tout faire pour améliorer l’image de Bruxelles et de son centre, avec retour des habitants et politique festive censée y contribuer, mais les effets sont tout à fait contraires. L’équilibre est très difficile et très délicat à trouver. Prenons le piétonnier: on doit évidemment se réjouir de la diminution de la pression automobile, mais si on regarde son évolution et celle des projets immobiliers qu’il a drainés, on constate qu’il n’est pas un pouvoir d’attraction pour les habitants. La piétonnisation exclusive était-elle si pertinente? N’aurait-on pas dû réfléchir à une cohabitation plus judicieuse entre les transports en commun, un retour du tram sur les boulevards et la part belle accordée aux piétons? Bref, ne pas se limiter à cette vision si commerçante? La politique focalisée sur l’attractivité de l’hypercentre est très bien illustrée aussi par le projet qui a pris place dans la Bourse. Que ce beau bâtiment ait été restauré est formidable, mais pourquoi et pour qui l’a-t-on fait? On y a installé un musée de la bière, qui a très peu de sens par rapport au lieu et à son histoire et qui répond très peu aux aspirations des habitants du centre-ville. Certes, lorsqu’on se promène dans le centre, on ne peut pas nier qu’il y a une amélioration du cadre de vie, de l’entretien du bâti et des espaces publics, qu’il y a beaucoup moins de chancres et d’immeubles abandonnés que dans les années 1980, qu’il y a moins de voitures, qu’il y a eu une véritable politique de rénovation urbaine – l’îlot Saint-Géry l’incarne très bien – mais il y a une telle pression Horeca et festive que seuls celles et ceux contraints de rester là parce qu’ils dépendent du CPAS ou sont dans un logement social le font, les autres fuient. Parce qu’il y a trop de nuisances sonores, trop de nuisances dans les espaces publics. On peut se demander à quelles fins a-t-on utilisé tous ces investissements publics pour la rénovation urbaine? Il apparaît clairement que c’est moins en faveur des habitants que de la seule fonction touristique.
«Les investissements consentis sont clairement en faveur du tourisme, pas des habitants.»
L’analyse vaut pour le haut de la ville, où on a aussi créé un piétonnier?
Sur cet axe, qui va de la chaussée d’Ixelles vers la place Flagey, on peut analyser les mêmes dérives et les mêmes effets: nuisances sonores et exaspération d’habitants qui ont fait pression sur les élus pour mieux réguler l’évolution des établissements Horeca et leurs horaires d’ouverture. Mais ce qui est différent, même si on n’a pas eu la tramification de la ligne 71, c’est qu’on y a maintenu le transport en commun: de plus en plus de bus passent à la chaussée d’Ixelles, devenue piétonnier partiel. Ce qui permet de maintenir une mixité fonctionnelle et d’usage beaucoup plus tangible. On est sur un axe historiquement commerçant et qui l’est resté, mais le fait d’y avoir toujours pensé la place du transport en commun est fondamental, et c’est ce qui a fait défaut au piétonnier, dans le centre. Si on descend jusqu’à la place Flagey, qui fait partie du centre de Bruxelles à l’échelle de la Région, on rencontre des problématiques très similaires à celles du quartier Saint-Géry. Après, sociologiquement, on est dans des contextes très différents. Dans le cas d’Ixelles et de la place Flagey, par rapport au centre-ville, on a jusqu’à présent une classe beaucoup plus favorisée et une augmentation de prix encore plus folle. La spéculation immobilière y est à l’œuvre depuis facilement 30 ans, la classe plus populaire ne pouvant plus vraiment s’y loger.
Si ce n’est le long des chaussées de Wavre et d’Ixelles.
Oui, et la question des chaussées historiques permet d’ailleurs de nuancer le propos sur les fractures nord/sud, est/ouest dans la présentation de la Région bruxelloise: ce qui l’a structurée depuis pratiquement l’époque médiévale, au-delà des grands travaux urbanistiques comme ceux de la jonction Nord-Midi et de l’arrivée du chemin de fer, ce qui a historiquement marqué la croissance urbaine, ce qui fut la matrice urbaine de la Région, ce sont toutes ces chaussées. Elles sont extraordinaires parce qu’historiquement elles ont fait le lien entre différentes villes et différents noyaux commerçants au sein de la Région. Or, ces axes sont restés assez populaires: qu’on soit dans une commune pauvre ou dans une commune riche, dans le sud-est ou dans le nord-ouest de Bruxelles, lorsque l’on longe les chaussées historiques, on a toujours un caractère assez commerçant, beaucoup plus populaire et dynamique que dans d’autres quartiers qui les jouxtent, qui seront, eux, plus résidentiels. Prenez la chaussée de Waterloo ou celle d’Alsemberg, qui traversent des quartiers très pauvres vers Saint-Gilles et beaucoup plus riches vers Ixelles ou Uccle. Le liant, c’est la chaussée. C’est quelque chose de très marquant sur le territoire bruxellois – on y a une centaine de kilomètres de chaussées – mais qui n’est pas assez pensé pour y favoriser le transport en commun et y diminuer la pression automobile. Ce qui permettrait une meilleure habitabilité de ces axes et une nouvelle dynamique pour les commerces qui les bordent. La question n’est surtout pas d’y spéculer, de les gentrifier, mais d’y entretenir l’espace public. Parce que ce sont des lieux habités, populaires et presque systématiquement commerçants quand ils s’approchent du centre communal, peu importe la commune
Le sud et le sud-est restent les espaces privilégiés de la capitale?
On a, de manière évidente, affaire à des quartiers qui sont beaucoup plus agréables que d’autres, qui offrent plus d’espaces verts, des intérieurs d’îlots beaucoup moins construits, moins denses. Par conséquent, si on veut s’attaquer à cette problématique de la fracture territoriale à Bruxelles, de la dualisation sociale, il ne faut pas uniquement se poser la question de comment améliorer les quartiers les plus denses et populaires, avec les effets pervers que ça peut avoir en matière de gentrification, de spéculation et de démolitions ou reconstructions dans les quartiers centraux et du nord, il faut aussi se demander comment mieux répartir «la ville juste». Comment permettre à des personnes et des ménages plus défavorisés de vivre dans ces communes agréables, qui offrent un accès à des espaces verts de qualité et qui sont moins sous pression automobile. Historiquement, il y a eu une politique sociale favorisant le logement social et les cités-jardins dans ces quartiers, avec une grande qualité urbanistique. Au début du XXᵉ siècle et puis dans les années 1930, une vraie attention fut portée à ces questions sociales et à l’importance du cadre de vie pour les ménages défavorisés. Aujourd’hui, quand on parle de logement social dans ces communes riches, ça fait peur. Dès lors, on surinvestit surtout le nord-ouest, parce qu’il est plus accessible financièrement. Les politiques immobilières, privées ou publiques, s’y concentrent.
Mais le sud et le sud-est n’ont-ils pas depuis toujours attiré les populations plus aisées, le nord et le nord-ouest captant de moins aisées?
Le mouvement qu’il faut comprendre, et dont on a toujours l’héritage, part du fait que Bruxelles est une ville historiquement industrielle. Ce qu’on appelle aujourd’hui «le croissant pauvre de Bruxelles» est à l’origine un croissant industrieux et industriel, autour du canal et dans le centre-ville. Les classes populaires et le développement du bâti s’y sont concentrés et c’est en réaction à cette densité de population et d’ouvriers pauvres qu’a été pensée toute l’émancipation autour de cités ouvrières et de cités-jardins dans des coins plus reculés, au nord, au nord-ouest, au sud et au sud-ouest. A côté, il y a eu beaucoup de mouvements parallèles, et notamment, plus récemment, la volonté à l’échelle de la Région de maintenir en ville les classes moyennes, via des politiques publiques pour faciliter l’acquisition de logements, ce qui conduit nombre de ménages pauvres à quitter le centre de Bruxelles, des communes comme Molenbeek, Laeken ou Schaerbeek et carrément la Région, la question du logement inabordable devenant encore plus dramatique pour ces classes populaires-là. Et les quartiers qu’elles quittent sont pris d’assaut par la classe moyenne. Le mouvement est très clair, Schaerbeek ou Forest en sont la meilleure illustration: ça reste beaucoup plus accessible que les communes du sud et du sud-est. Mais on doit rester très nuancé: au sein d’une même commune, la réalité du bas et du haut de la ville, qui est un classique urbanistique pour Bruxelles, se reproduit. Si on prend Forest, Molenbeek, Schaerbeek, Saint-Gilles, on a aussi ce constat géographique et social d’une différence entre le bas et le haut. Le bas est plus pauvre, avec un cadre de vie pas top, parce qu’hyperdense en constructions, avec le chemin de fer qui passe, des industries encore présentes, moins d’espaces verts, plus inondable, etc. Le haut est beaucoup plus agréable, avec des maisons bourgeoises, des hôtels de maître, des parcs… Ce schéma, on peut le répéter presque dans chaque commune. Même dans les plus riches. De la même façon, toutes les zones urbaines qui longent des axes routiers importants offrent un cadre de vie beaucoup moins plaisant. C’est la petite ceinture, les autoroutes urbaines, les viaducs. Peu importe si on se trouve dans une commune riche ou pauvre, ce sont des zones très peu agréables à habiter.
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