Pourquoi les 80% de taux d’emploi promis par le gouvernement De Croo sont une grosse blague
En se promettant d’atteindre en 2030 un taux d’emploi de 80% en 2030 et en faisant grand bruit de cette promesse, le gouvernement De Croo s’est engagé sur le chemin d’un échec certain. Il suffit de se demander qui il faudrait mettre au travail pour s’en rendre compte.
C’est presque autant un horizon, qui s’éloigne à mesure que l’on s’en approche, qu’un fétiche, que l’on évoque pour se protéger des adversaires. Cet horizon, dessiné dès les premières pages de l’accord du gouvernement De Croo «visera un taux d’emploi de 80% minimum d’ici à 2030».
Il est devenu un fétiche, brandi presque à chacun de ses rituels accords, passés (l’AIP, le budget, le jobsdeal, le verdissement des voitures de société, le budget, les malades de longue durée, etc.) et futurs (la réforme des pensions, les discussions budgétaires et sur le pouvoir d’achat seront scandées d’incantations à ce taux magique).
Mais si on a beaucoup, beaucoup, discuté, souvent bruyamment, de comment atteindre ce taux, la question s’est très rarement posée de savoir, concrètement, qui il s’agissait de mettre ou de remettre au travail. Or, les catégories sociodémographiques concernées sont, dans ce débat, encore plus importantes que les méthodes employées pour les sortir de l’inactivité. Et cerner ces contours permet, également, de constater qu’il sera à peu près impossible de l’atteindre.
Car derrière ce taux se cachent des nombres, et ils sont grands. Et derrière ces nombres se trouvent des gens, et ils sont nombreux. «Il s’agit de permettre à quelque 660 000 personnes supplémentaires, âgées de 20 à 64 ans, d’occuper un emploi», calculait, dans son rapport 2021, le Conseil supérieur de l’emploi (CSE), chargé, sur ces thématiques, de conseiller le gouvernement. «C’est du pur pipeau, ce taux», s’autorise même un ministre de la Vivaldi, vraiment pas le plus à gauche des quinze.
Ce taux était en effet, sur l’ensemble de la Belgique, de 70,6% (soit le plus élevé de l’histoire, mais le cinquième plus faible de toute l’Union européenne) en 2021. Il était de 65,8% en l’an 2000. Il se mesure très simplement en rapportant le nombre de personnes qui, au cours de la dernière semaine, ont travaillé au moins une heure, à l’ensemble de la population âgée de 20 à 64 ans. L’augmenter de dix points en huit ans, alors qu’il n’en a gagné que cinq en vingt, relèverait d’un très biblique miracle. «Le plan de relance et de résilience est également une contribution essentielle à la réalisation de l’objectif d’atteindre un taux d’emploi de 80% au moins en 2030, alors qu’il était de 70% en 2020. […] L’objectif est donc particulièrement ambitieux, il suppose une croissance annuelle de l’emploi de 1,3% en moyenne au cours des dix prochaines années, soit le taux moyen observé entre 2016 et 2019», précisait d’ailleurs, dans un pudique euphémisme, le Conseil supérieur de l’emploi, s’appuyant sur les fructueuses années du gouvernement Michel, antérieures à la pandémie. Et à la guerre en Ukraine, que n’avaient pas anticipée les experts du CSE alors qu’ils avaient trouvé «particulièrement ambitieux» comme euphémisme pour dire que c’était impossible.
Augmenter le taux d’emploi de dix points en huit ans, alors qu’il n’en a gagné que cinq en vingt, relèverait d’un très biblique miracle.
Et, en plus, les nombres sont encore plus parlants que les taux pour mesurer l’éloignement de cet horizon et la charge magique de ce fétiche.
Les chômeurs
Il ne faut pas confondre le taux d’emploi, qui intègre toutes les formes d’inactivité, et le taux de chômage, qui ne calcule que la proportion de personnes inscrites comme chômeuses dans la population active. Autrement dit, supprimer purement et simplement les allocations réduirait à zéro le taux de chômage, mais n’aurait aucune conséquence sur le taux d’emploi, dès lors que les allocataires passeraient, dans un premier temps, d’un type d’inactivité à un autre. C’est, tendanciellement, ce qui s’est produit en Belgique: à mesure que se compliquaient les conditions d’accès au chômage, et que baissait le nombre de chômeurs, augmentait celui des malades de longue durée et celui des bénéficiaires du revenu d’intégration. Il y avait, en avril 2022, 299 653 chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi – les 219 000 chômeurs temporaires, eux, sont considérés comme actifs selon les critères de calcul du taux d’emploi. Même si les ministres régionaux et fédéral de l’Emploi les mettaient tous au travail jusqu’au dernier, la Belgique n’accomplirait même pas la moitié de son objectif de 660 000. Et les ministres de l’Emploi sont loin d’avoir ce pouvoir: à titre d’exemple, le jobsdeal du gouvernement fédéral, qui prévoit notamment de faciliter le travail de nuit, de flexibiliser les horaires de travail et d’accroître la mobilité interrégionale, n’est censé créer que 13 000 postes, selon des estimations déjà très optimistes.
Les malades
Au premier trimestre de 2022, près de 500 000 personnes étaient en incapacité de travail depuis plus d’un an en Belgique Leur nombre a crû, depuis 2004, d’environ 5% par an. Et ce qui vaut pour les chômeurs vaut à peine moins pour les malades. Les ministres de la Santé des différents niveaux de pouvoir seraient-ils dotés de capacités thaumaturges si puissantes que, par la magie d’un seul arrêté ministériel, ou éventuellement d’un accord de coopération, ils guériraient ce demi-million de malades, ils ne parviendraient quand même pas à remettre assez de monde au travail pour satisfaire l’ambition de 2030. Sans doute conscient de sa faible dotation en pouvoirs surnaturels, le ministre fédéral Frank Vandenbroucke (Vooruit) a d’ailleurs présenté une réforme à l’amplitude plus modeste, faite notamment de sanctions pour certains malades et pour certains employeurs: le gouvernement compte, en vrai, plutôt contenir cette hausse continue que faire baisser le nombre de ces longues incapacités. Selon les derniers chiffres qui circulent, le socialiste flamand espère sortir respectivement 9800, 13 800 et 17 600 malades de leur statut dans les trois prochaines années.
Le raisonnement est également valable pour les ministres en charge de la Lutte contre la pauvreté à l’égard des 214 881 personnes âgées de 18 à 65 ans à qui, en 2021, était versé un revenu d’intégration: leur trouver un travail à tous, réputés en outre plus éloignés du marché du travail que les autres catégories d’inactifs, ne comblerait toujours qu’un petit tiers des 660 000 emplois nécessaires.
Les vieux
Le fait que la Belgique ait, pendant les décennies difficiles de la désindustrialisation, accordé une prépension aux dizaines de milliers de victimes des restructurations est une explication historiquement importante de la faiblesse de son taux d’emploi. Celui des seniors augmentera, mécaniquement, progressivement dès lors que les retraités plus précoces atteindront 65 ans et que l’âge effectif de sortie du marché du travail croîtra lui aussi: le taux d’emploi des 55-64 ans est passé en Belgique en vingt ans de 26% à 54%. Quand bien même la réforme des pensions pilotée par la ministre Karine Lalieux (PS) est présentée, dans l’accord de gouvernement, comme décisive dans le chemin vers les 80%, car «l’augmentation de l’activité et du taux d’emploi des travailleurs âgés est ici très importante», elle ne consistera pas à mettre au travail les 46% du million et demi de personnes qui, en Belgique, sont âgées de 55 à 64 ans. Il s’agira plutôt d’encourager les générations suivantes à rester actives plus longtemps, et les effets sur le taux d’emploi ne seront donc que progressifs.
Les résultats régionaux sont médiocres, mais les ambitions étaient discrètes. Le fédéral, lui, a tracé ces 80% sur la ligne d’un horizon impossible à atteindre.
Les catégories «transversales»
Le Conseil supérieur de l’emploi envisage également d’autres catégories, parmi les 20-64 ans, dans lesquelles le taux d’emploi est spécialement faible. «Compte tenu des niveaux actuels de participation à l’emploi des différents groupes de la population, cela impliquera de mobiliser principalement les groupes dits à risque, c’est-à-dire ceux qui y sont actuellement les moins représentés. Ce sont de manière transversale les personnes faiblement diplômées (45,6%), les personnes originaires d’un pays hors de l’UE (40,1%), les personnes âgées de 60 à 64 ans (34,3%), les malades de longue durée, de plus en plus nombreux, les personnes en situation de handicap (24%) et aussi les femmes (65,9%).»
Mais quel que soit l’angle choisi pour observer le problème, la monumentale proportion des divers types d’inactifs à recruter, dans chacune de ces catégories, pour occuper, d’ici à 2030, les 660 000 emplois nécessaires, témoigne de l’ampleur gigantesque du défi que s’est formellement assigné la Belgique. Et, ces données basiques une fois posées, il faut aussi se demander à quoi s’emploieront ces inactifs revenus à la vie professionnelle: en 2021, sur un marché du travail assez tendu, on ne comptait en Belgique que 200 000 postes à pourvoir. Il en faudrait trois fois plus…
Très largement compétentes à ce sujet, les Régions ont, elles, exposé des intentions un peu moins disproportionnées, mais loin d’être aujourd’hui concrétisées. A Bruxelles, la déclaration de politique régionale établit vaguement comme primordial que le gouvernement Vervoort «renforce l’économie régionale et augmente le taux d’emploi». La Flandre et la Wallonie étaient plus explicites. «Le taux d’emploi wallon est actuellement de 63,7%, ce qui signifie que moins de deux tiers de la population en âge de travailler participe effectivement au marché du travail. Augmenter le taux de participation des Wallonnes et des Wallons au marché du travail est une priorité du gouvernement. Dans ce cadre, le gouvernement se fixe comme objectif que le taux d’emploi atteigne 68,7% à l’horizon 2025, s’inscrivant dans une perspective de plein emploi en 2030», proclamait ainsi la DPR de l’exécutif Di Rupo. Le taux d’emploi wallon n’était, en 2021, que de 65,2%. Et, en Flandre, où le gouvernement Jambon se promettait de «tout faire pour hisser le taux d’emploi à 80%», il a légèrement baissé entre 2019 (75,5%) et 2021 (75,3%).
Ces résultats régionaux sont médiocres, mais les ambitions étaient discrètes.
Le gouvernement fédéral, lui, a tracé ces 80% sur la ligne d’un horizon impossible à atteindre, et l’a invoqué comme un fétiche versatile, qui, inévitablement, attirera sur lui la colère.
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