Pourquoi le « pont des Trous » de Tournai est en sursis
Jeu de massacre patrimonial à haute teneur électorale dans la Cité aux cinq clochers. Son pont des Trous (xiiie siècle) est en sursis. Ou comment vouloir défigurer un joyau unique de l’architecture médiévale en prétendant le contraire.
Dans son habit de pierre, bon pied bon oeil du haut de ses sept cents printemps, il ne sent même pas qu’il gêne. Inconscient de ce qui se trame, indifférent au psychodrame qu’il déclenche dans sa bonne ville de Tournai. Si seulement le pont des Trous avait une âme… Il y a belle lurette que cette » porte d’eau » à vocation défensive du xiiie siècle, bâtie sur un goulet d’étranglement de l’Escaut, a cessé de faire son office. L’ouvrage se satisfait d’être devenu un témoignage rare de l’architecture médiévale, l’un des trois derniers ponts fluviaux à usage militaire à subsister encore dans le monde.
En sept siècles d’existence, que d’eau a coulé entre ses arches. Mais aujourd’hui se profilent des envahisseurs autrement plus redoutables à repousser. De puissantes forces se sont levées pour réclamer, sinon sa peau, au moins le droit de le défigurer pour satisfaire des intérêts mercantiles. Déjà, elles forcent son inséparable compagnon de route, l’Escaut, à s’élargir pour accueillir des péniches de gros tonnage. Il y va de la connexion avec le canal de Seine-Nord qui doit relier le bassin de la Seine au bassin de l’Escaut. Il y va de la prospérité wallonne.
Qu’une mise à gabarit du fleuve puisse buter sur un pont d’un autre âge, qui baigne déjà un peu moins dans son jus médiéval depuis qu’un commando anglais l’a vilainement abîmé en mai 1940, mais qui a pu être restauré au prix d’une prouesse technique au point d’être classé depuis 1991, dépasse l’entendement de certains. D’autant qu’il ne s’agit pas de le faire sauter. Juste de lui administrer (un peu) de chirurgie esthétique.
Or donc, lorsque Rudy Demotte (PS), alors ministre-président wallon, débarque à Tournai pour y briguer avec succès le mayorat aux communales d’octobre 2012, c’est avec, en poche, l’arrêté de » son » gouvernement wallon du 12 juillet 2012 qui adopte le plan Seine-Escaut Est, moyennant, dans la traversée de Tournai, » l’adaptation du site du pont des Trous (soit par adaptation de l’arche centrale, soit par contournement du pont) […] « . C’est écrit : l’ouvrage devra apprendre à vivre avec son temps. En y mettant les formes, bien entendu. En se mettant à l’écoute des Tournaisiens et Tournaisiennes, sentimentalement très attachés à ce véritable emblème de leur antique cité.
Impossible d’ailleurs pour la majorité communale PS-MR issue du scrutin de 2012 de rester sourde au cri citoyen et insensible à l’émoi relayé par les défenseurs du patrimoine que mobilisent des architectes/urbanistes et des archéologues/historiens. Pas question pour ces » gardiens du Temple » d’abandonner le remodelage entre les seules mains expertes du prestigieux bureau d’ingénierie et d’architecture Greisch (le viaduc de Millau, c’est lui) associé à un cabinet d’architectes parisien, désignés par le maître d’ouvrage, le Service public de Wallonie (SPW), pour redessiner l’Escaut à Tournai.
Du pont des Trous au pont des soupirs…
Cela tombe bien, la démocratie participative devient tendance. Réunions d’information publique en 2013, consultation populaire en octobre 2015, ateliers citoyens » au tour du pont » en 2016. On ne refuse rien aux Tournaisiens. Sauf que, plus on leur demande leur avis, moins ils ont le sentiment d’être suivis. Ils auraient aimé se prononcer sur l’option séduisante d’un contournement de l’obstacle : l’alternative, décrétée trop coûteuse, ne leur est pas soumise. Ils penchent très majoritairement pour un parement de pierre ? Le collège communal, unanime, veut leur imposer de la résille métallique en guise de matériau. Ils seront 11365 (20 % du corps électoral tournaisien) à se déplacer en octobre 2015 pour plébisciter à 79 % (9 000 votes) le » faux vieux » et le maintien du cachet fortifié du monument ? On leur fait avaler la version résolument contemporaine, dépouillée, avec arche centrale ajourée élargie non plus à 12,5 mètres mais à 17 mètres, le tout amputé de la courtine, ce mur de fortification compris entre les deux tours sauvegardées.
Adieu pont des Trous, longue vie au nouvel ouvrage appelé à entrer dans l’histoire sous le sobriquet de » MacDonald’s « . Conforme à l’image de Tournai » ville du futur « . Et surtout configuré pour laisser passer des péniches non plus limitées à la classe Va (95 à 140 mètres de long) mais des mastodontes de la classe Vb (jusqu’à 180 mètres de long).
Emballé, c’est pesé : en juin 2016, le conseil communal unanime, sans porter d’appréciation, transmet à l’échelon régional l’option censée exaucer le voeu citoyen. Sous les huées de celles et ceux qui se sont mobilisés, qui hurlent à la parodie de démocratie et à la supercherie après avoir découvert, horrifiés, ce qu’on leur a fait approuver : une esquisse crayonnée qui ne préfigurait en rien le plan définitif mis en ligne après coup sous forme de montage numérique. Le pont des Trous s’y révèle méconnaissable. Pétition (3 500 signatures), réclamations (plus de 300) : trop tard.
Le rouleau compresseur actionné depuis Namur est mis en branle. A la manoeuvre, le département régional des voies hydrauliques, l’oeil sur le chrono, attentif au compte à rebours déclenché. L’élargissement de l’Escaut est en cours, le tour du pont des Trous est programmé en phase IV, ses jours devraient être comptés d’ici au deuxième trimestre 2019. Là d’où il veille sur la ville depuis des siècles, le condamné peut déjà voir ce qui l’attend : les engins de chantier occupés à remuer les terres du quai Saint-Brice du xviie siècle, sans ménagements particuliers pour les éventuels trésors archéologiques qu’elles pourraient receler et indifférents au futur verdict du Conseil d’Etat saisi d’un recours en annulation non suspensif.
Tergiversations françaises
Mais voilà que de France renaît l’espoir d’un sursis, depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir et l’entrée en fonction d’Edouard Philippe qui n’est pas seulement Premier ministre mais aussi maire du Havre, ce grand port maritime peu enchanté par une montée en puissance du trafic fluvial. D’un coup, le chantier du canal Seine-Nord semble passer au point mort. C’était avant que depuis… Namur, Xavier Bertrand, invité d’honneur aux dernières fêtes de Wallonie, ne relance le suspense : le président des Hauts-de-France (Nord-Pas de Calais – Picardie) y déclare faire de cette liaison fluviale une affaire personnelle.
Aubaine, cet apparent coup de mou hexagonal pour s’extraire du bourbier, alors que se profile le test d'(im)popularité des communales d’octobre 2018. Grands rivaux dans la Cité aux cinq clochers, Rudy Demotte rive gauche, Marie-Christine Marghem rive droite, s’engouffrent dans la brèche en septembre 2017 : oyez oyez Tournaisiens, Tournaisiennes, pas touche au pont des Trous sans un engagement clair des Français. Il arrive au bourgmestre PS en titre, mais empêché pour cause de ministre-présidence de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et à la première échevine MR empêchée pour cause de fonction ministérielle au fédéral de s’entendre comme larrons en foire.
On respire, on se calme, plus rien ne presse ? Rien du tout. Au diable les atermoiements français, » je maintiendrai » annonce au parlement wallon Carlo Di Antonio (CDH), ministre de l’Aménagement du territoire : » Il ne serait ni judicieux ni opportun de conditionner la reconfiguration du pont des Trous à la réalisation du canal Seine-Nord alors que la Wallonie s’apprête à se fixer, à l’horizon 2030, un taux passant de 14 % à 18 % en termes de report modal dans le transport de marchandises par la voie d’eau, et ce au détriment du transport par route. Attendre le creusement effectif du canal serait freiner l’utilisation de la voie d’eau par de nombreuses entreprises wallonnes et de Wallonie picarde. »
Fondamentalement » relooké « , toujours classé
On charge la barque : 5 000 emplois directs en jeu dans les terminaux logistiques de Wallonie picarde ; que du bonheur pour l’économie, l’emploi et l’environnement ; sans compter le risque de devoir rembourser les crédits européens si l’achèvement des travaux, cofinancés à 40 % par l’argent de l’Union, n’a pas lieu dans les délais. Sans parler, ajoute-t-on, des juteux marchés qui, à moyen terme, s’offriront aux carrières du Tournaisis : la fourniture de blocs de pierre pour les éperons des éoliennes en mer du Nord et pour le rehaussement des digues maritimes de Hollande et de Zélande.
De l’emploi et de l’air pur ou des vieilles pierres : terrible dilemme. Ames sensibles s’abstenir. Rien ne pourra préserver le pont des Trous. L’administration des voies hydrauliques saura se montrer intraitable, elle dont le patron Yvon Loyaerts, étiqueté PS, entre autres mandats déclarés en 2018, préside le conseil d’administration du comité belge de l’Association internationale des infrastructures de transport par eau (AIPCN) : s’y côtoient les grands ports autonomes du pays (Liège, Gand, Bruxelles, Centre et Ouest), les grands noms du dragage flamand, les entrepreneurs hydrauliques, des bureaux d’études.
En » haut lieu « , dans les sphères régionales, le dossier prend forme. Il est muni du certificat de patrimoine, préalable à l’octroi du permis introduit par le SPW, certificat délivré par l’administration ad hoc le 14 novembre 2017. Laquelle a pu méditer la portée de l’article 206, paragraphe 4, du livre III du Cwatup, la bible wallonne de l’aménagement du territoire : » Toute démolition totale d’un bien immobilier inscrit sur la liste de sauvegarde ou classé est interdite » (sauf s’il menace ruine), » les travaux de démolition partielle peuvent être admis sans faire l’objet d’une mesure de déclassement, s’ils n’affectent pas substantiellement les caractéristiques du bien […] « . Rien dans ces lignes qui puisse justifier de retenir la suggestion de la Commission royale des monuments et des sites d’envisager logiquement une procédure de déclassement du pont, vu l’ampleur de sa reconfiguration. S’il est possible de s’épargner cette mauvaise publicité…
Bon à savoir : rien n’interdirait ainsi à l’avenir un joyau du patrimoine wallon foncièrement » relooké » de rester néanmoins classé. Joli tour de force, accompli, dit-on, au prix de fortes pressions qui ont conduit l’administration du patrimoine à s’aplatir et à taire ses scrupules. Non sans se pincer le nez.
Au fait, ce pont, combien de divisions ? On aime les réduire à une poignée d’activistes réactionnaires. Ils ont perdu plus d’une bataille, mais pas encore la guerre. Pour empêcher l’irréparable, certains de ces irréductibles viennent d’enclencher une » alerte patrimoine « . Allô l’Unesco ? Icomos, pour Conseil international des monuments et des sites, organisme consultatif lié à l’organisation des Nations unies, a mis son grain de sel début août. En interpellant en langage diplomatique le pouvoir régional wallon. En substance : merci de vous souvenir que dans les parages du pont menacé se trouvent la cathédrale et le beffroi inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Merci donc de bien vouloir décréter un moratoire jusque fin 2019, le temps d’une » évaluation d’impact des travaux « . Gâcher la valeur exceptionnelle du site serait fâcheux et pourrait aller jusqu’au retrait de la liste Unesco du périmètre historique. La ville allemande de Dresde en sait quelque chose.
Demotte – Marghem : les joies du rétropédalage
Providentielle, cette perche tendue par Icomos et que s’empressent de saisir toutes les formations politiques tournaisiennes. Elle permet à la majorité communale quasi sortante de s’adonner aux joies du rétropédalage : Rudy Demotte, à la pointe du combat pour la modernité du pont, et le PS tournaisien refilent la patate chaude au pouvoir régional MR-CDH depuis que les socialistes en ont été débarqués ; le partenaire MR n’assume plus ce qu’il assure n’avoir jamais assumé et qu’il affirme ne plus vouloir assumer à l’avenir. Sa cheffe de file, Marie-Christine Marghem, y va même d’un mea culpa qui lui ressemble peu : » Ce dossier a été mal évalué, il y a eu erreur d’appréciation. Tournai n’a rien à gagner de ces travaux d’envergure « , assure au Vif/L’Express celle qui convoite le mayorat avec l’engagement de l’exercer si les cieux électoraux lui sont favorables et qui promet, dans ce cas, de soutenir mordicus le retour au » faux vieux » plébiscité par les Tournaisiens.
Au frigo le » pont Mac Donald’s « . Rendez-vous après le scrutin du 14 octobre pour une décision définitive du prochain pouvoir communal. Avec l’espoir de faire oublier durant la campagne électorale le fiasco et l’imbroglio autour de cette saga qui fâche plus d’un Tournaisien. Tout ce manège qui finissait par lasser Maxime Prévot (CDH), alors à la tête de l’Aménagement du territoire wallon : » Je ne serai pas le punching-ball des petites querelles sous-localistes entre Mme Marghem et M. Demotte. «
Rien n’est encore perdu : la Wallonie compte aussi un ministre chargé du patrimoine, aujourd’hui René Collin (CDH), aussi discret que muet sur ce sujet. Qui annonce vouloir jouer au temporisateur-médiateur. Et qui seul, quoiqu’il s’en défende, pourra politiquement enrayer la machine par l’exercice d’un droit de veto. Mais qui n’en fera probablement rien. Sous peine de déjuger son administration, à moins d’aller au clash. Pour sûr, le pont des Trous passera encore l’hiver. Le dernier peut-être de son existence pluriséculaire.
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