Pourquoi le droit de manifester est en danger
Une interdiction judiciaire de participer à un rassemblement revendicatif est en débat au Parlement. Sale temps pour les manifestants?
Bruno Bauraind, politologue et secrétaire général du Gresea (Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative)
Des antimonarchistes anglais coffrés lors du couronnement de Charles III, des tentatives de déjouer des «casserolades» en présence du président français Emmanuel Macron. Et en Belgique? Quel bulletin peut-on décerner au droit de manifester?
Je le qualifierais de plutôt défavorable. Pas forcément en raison d’une restriction en tant que telle du droit de manifester, même si l’autorité politique intervient de plus en plus pour cadenasser l’exercice de ce droit, notamment en balisant le parcours d’un cortège. La manifestation est devenue une action largement ritualisée, un processus qui est aussi en partie dû à des organisations syndicales elles-mêmes de plus en plus responsabilisées dans leur mission d’encadrement. Tout débordement, toute sortie de ce cadre ritualisé peut donner lieu à des interventions policières très fortes, parfois exercées à titre préventif, comme on a pu le voir avec le mouvement protestataire des gilets jaunes.
Bruno Bauraind – «La manifestation est devenue une action largement ritualisée. Toute sortie de ce cadre peut mener à des interventions policières musclées.
Cette ritualisation de la protestation finit-elle par nuire à la vitalité de la pratique de manifester, jusqu’à faire douter de sa raison d’être?
Oui et non. Encore une fois, le droit de manifester reste légitime et n’est pas véritablement mis en danger. Mais il est vrai que dans les cortèges, se pose la question de la réelle utilité que peut encore représenter une classique «promenade» Nord-Midi (NDLR: l’itinéraire de la gare du Nord à la gare du Midi) à Bruxelles. La manifestation tourne davantage à une opération de comptage des participants dans le cadre d’un rapport de force. Au-delà de ce calcul, a-t-elle un véritable effet sur les partis ou sur un gouvernement? Quantifier le résultat d’une action collective est un exercice très difficile.
Il ne faut jamais trop attendre ou espérer de l’exercice de la liberté de manifester?
Une manifestation en soi n’a jamais provoqué un tournant, elle est une pièce du répertoire d’actions collectives qui va de la pétition à la grève. On peut néanmoins évoquer la Marche blanche organisée en octobre 1996 (NDLR: 300 000 personnes dans les rues de Bruxelles contre la violence faite aux enfants, dans le cadre de l’affaire Dutroux) qui visait à une remise en question de toute la société et des dysfonctionnements de son appareil politico-judiciaire. Cette énorme manifestation, qui sortait précisément de la ritualisation syndicale liée à ce type d’actions, a frappé les esprits par son côté inhabituel, singulier (NDLR: la Marche blanche a précipité la création d’une commission d’enquête parlementaire qui déboucha sur d’importantes réformes policières et judiciaires). Les gens expriment une colère avec les moyens qu’ils ont, selon des modalités justifiées et justifiables. La manifestation permet au moins de se retrouver, de faire du collectif et c’est en cela qu’elle a encore tout son sens.
Son encadrement légal a-t-il tendance à se durcir? L’introduction dans le code pénal d’une interdiction de manifester tendrait-elle à le démontrer?
On assiste effectivement à une intervention de plus en plus forte de la part du pouvoir politique mais aussi judiciaire dans le déroulement d’une action collective. Cette tendance, particulièrement nette dans l’exercice du droit de grève, s’observe aussi en matière de manifestation. On voit bien que tout écart par rapport aux balises fixées à son déroulement entraîne une intervention policière qui peut être musclée.
Faut-il y voir, dans le chef des pouvoirs, une baisse du seuil de tolérance envers l’expression d’une protestation quelconque?
Je dirais que ce seuil a toujours été assez bas. Mais la judiciarisation en cours des conflits sociaux pose question lorsqu’elle conduit des manifestants et des grévistes devant les tribunaux. Le conflit social au sein du groupe Delhaize en est une belle illustration.
Des actions de désobéissance civile comme celles menées par le mouvement Extinction Rebellion sont-elles en train de rebattre les cartes de l’expression d’une colère?
Non, les sit-in organisés sur la place publique ont toujours existé. Je ne vois pas de véritable innovation dans le répertoire des actions collectives, si ce n’est les actions menées par le mouvement des gilets jaunes avec blocage de carrefours, de points économiquement stratégiques ou de frontières. L’évolution en cours est plutôt à chercher du côté de l’Etat, sous l’effet du néolibéralisme dominant qui se double d’une forme d’autoritarisme.
L’approche répressive dans l’exercice du droit de manifester invoque les troubles causés par des casseurs présents à l’intérieur des cortèges. Ces ultras ne risquent-ils pas de finir par avoir raison de ce droit tel qu’il existe aujourd’hui?
L’action des black blocs en Belgique n’est pas comparable au phénomène que l’on observe en France où il peut prendre des allures de guérilla urbaine. Ces actions sont aussi l’indicateur d’une forme de gestion autoritaire de la société, qu’incarne aujourd’hui le président français Emmanuel Macron, et qui appelle une radicalisation du mouvement social. La société belge, davantage fondée sur la recherche du consensus, en reste pour l’heure éloignée, notamment parce que le management de la colère est assuré par les organisations syndicales qui, jusqu’ici, gardent une capacité de contrôler les mouvements sociaux. Ça pourrait changer si les directions syndicales venaient à être dépassées par leurs bases. Cela étant, il faut toujours mettre en rapport la violence qui peut se produire dans une manifestation avec toute la violence que génère le système économique.
Prétendre réduire littéralement au silence des manifestants par l’interdiction des concerts de casseroles et autres sources de bruit comme on le voit en France, c’est le comble de la mesure tracassière?
C’est d’abord et avant tout profondément ridicule. Taper sur des casseroles pour manifester bruyamment existe depuis toujours. La volonté de prohiber les dispositifs sonores portatifs est une fois encore l’indice d’un durcissement de l’attitude du pouvoir politique et judiciaire.
Du droit de manifester et du droit de grève, lequel est le plus attaqué?
L’instrumentalisation des lois sur le terrorisme, la suspension des libertés collectives au nom de la gestion de la crise sanitaire, pèsent aussi sur le droit de manifester. Mais ces atteintes ne sont pas comparables à celles qui sont portées au droit de grève, cette pratique d’action collective particulièrement attaquée par les pouvoirs politique et judiciaire depuis les années 1980. La volonté d’encadrer plus strictement le droit de grève peut être perçue comme un signe qu’il reste redouté pour son efficacité. D’une manière générale, l’exercice des libertés collectives connaît une marche en arrière.
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