Pourquoi il faut réenchanter la Constitution belge
La vieille dame est dangereusement déconnectée des réalités. Le constitutionnaliste Marc Verdussen (UCLouvain) y va d’un manifeste : il est urgent de (re)faire de la Loi fondamentale des Belges un sanctuaire des contre-pouvoirs.
Depuis cent quatre-vingt-huit ans, des millions de Belges vivent et s’activent sous son aile protectrice, vaguement conscients qu’au-dessus de leur tête, une Constitution assure leurs droits et leurs libertés les plus précieux, des plus jeunes aux plus vieux. Bientôt le cap du bicentenaire, la santé est toujours là mais la Loi fondamentale du peuple belge peine à masquer les plis accumulés à force de retouches qui y ont semé le désordre. On ne lui a pas toujours témoigné le respect dû à son rang. La vieille dame a pris des coups, jusqu’à subir l’un ou l’autre outrage à des moments cruciaux de l’histoire, sous l’empire d’une urgence. Ainsi il y a tout juste cent ans, lorsqu’au sortir de la Grande Guerre, c’est en la snobant royalement que le suffrage universel pur et simple au profit exclusif des hommes a été introduit.
La Constitution souffre d’insuffisances de plus en plus criantes.
Et les coups continuent de pleuvoir. L’usure du temps s’accélère, la société change toujours plus vite, la crise frappe, des forces nouvelles et concurrentes se lèvent. Le droit européen vient mettre son grain de sel quand ce n’est pas le monde globalisé et ses puissants acteurs privés qui mettent la pression. Quant à la Belgique de papa de 1831, elle n’est plus qu’un souvenir.
Bref, la Constitution belge n’est plus trop à la page ni vraiment à la hauteur de sa vocation. Cela n’empêche pas les foules de dormir mais son sort émeut celles et ceux qui font profession de veiller sur elle, les constitutionnalistes en tête. L’un d’entre eux, Marc Verdussen (UCLouvain), se fait du souci : » La Constitution est ébranlée dans la position dominante qui a été longtemps la sienne, elle souffre d’insuffisances de plus en plus criantes. » Grave ? Fâcheux, en tout cas. 188 ans, calcule Marc Verdussen, c’est un bel âge pour » une réécriture d’envergure de l’ensemble du catalogue des droits fondamentaux « . Sa boîte à suggestions déborde. Loin de lui pourtant l’idée de repartir d’une feuille blanche ou de charger inconsidérément la barque : » La Constitution doit aller à l’essentiel et ne pas se perdre dans de vains détails. » Et l’essentiel, c’est plus que jamais de veiller à la défense de l’opprimé, à la protection du plus faible. Marc Verdussen enfile la blouse blanche. Pour un passage sur le billard, c’est quand on veut.
Et ces droits sacrés à Internet, au climat, à la résistance ?
On ne peut jamais penser à tout ni forcément tout prévoir. Mais il y a des limites à la négligence ou à l’ignorance. En 2019, la Constitution passe toujours sous silence la protection des droits des personnes handicapées. A quand aussi un droit constitutionnel à l’eau et à l’énergie, qui viendrait interrompre » la sauvagerie de coupures intempestives » d’eau, d’électricité ou de gaz quand les factures de l’usager ne sont plus honorées ? La Loi fondamentale ne peut décemment plus maintenir le numérique hors de son champ de vision : l’accès à Internet, le droit à l’oubli comme à la protection des données à caractère personnel mériteraient amplement d’y figurer.
Ce devrait être aussi le cas, prolonge le constitutionnaliste, de tous ces » aspects vitaux de la vie humaine et de la vie en société » sur lesquels la Constitution reste muette. En vrac : la procréation, la filiation, l’adoption, la paternité, la maternité, le sport, le climat, l’éducation, la consommation, l’épargne, la grève. A ce propos, pourquoi pas l’introduction, suggère Marc Verdussen, d’ un » droit fondamental à désobéir « , à pouvoir collectivement résister à un ordre contraire à ses droits ou à ses libertés, et cela au nom d’un monde plus juste et plus fraternel ?
Partis encadrés, élus recadrés
Rien ne justifie que les partis politiques soient épargnés par cette mise à plat : leur imposer l’encadrement constitutionnel qui leur fait défaut ne serait que justice. Il y va de la garantie que leur structure interne et leur fonctionnement soient démocratiques. Il y va aussi, prolonge Marc Verdussen, de » la réhabilitation du Parlement « . Pas du luxe : l’assemblée fait tellement peine à voir, réduite comme elle l’est à » une chambre d’entérinement de décisions prises en d’autres lieux « . La Constitution viendrait utilement à la rescousse de l’opposition parlementaire en lui reconnaissant un vrai statut qui la replacerait au centre des débats et réserverait par exemple à un de ses élus la présidence de la Chambre.
De la mise à plat, Marc Verdussen passe à » la mise à l’examen « . Celle du mandat parlementaire, » fort ébranlé par plusieurs affaires récentes « , qui ont grièvement blessé l’éthique en politique. » La Constitution ne devrait-elle pas contenir un socle de règles dessinant la figure du « bon parlementaire » ? » On pourrait opportunément y héberger les règles fixant les indemnités des députés, y compris celles de départ, histoire de les » sortir de l’obscurité dans laquelle elles sont plongées. »
Parlementaires et ministres au rapport. La Constitution leur reconnaît un sacré privilège : l’irresponsabilité absolue quand ils prennent la parole. Marc Verdussen s’en offusque : » N’est-il pas intolérable pour un démocrate de voir que la liberté de parole d’un élu peut être impunément utilisée au coeur même de l’enceinte parlementaire, lieu symbolique de la démocratie représentative, pour vociférer des propos injurieux ? » Morceaux choisis : » België barst ! « , » Que la Belgique crève ! » éructe une élue Vlaams Belang en 2003. En 2014, Elio Di Rupo (PS), Premier ministre, est traité de » pédophile » en pleine séance par le député Laurent Louis. » Retourne au Maroc ! » lance, en 2016, un élu Open VLD à une députée SP.A d’origine marocaine. Sans omettre Theo Francken (N-VA), alors secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration, adepte des déclarations scabreuses à vocation provocatrice sans autres sanctions que » des recadrages stériles du Premier ministre « . Pareille indulgence n’est plus de mise, tranche Marc Verdussen. Il faut en finir avec l’impunité totale des propos déplacés, lorsqu’ils sont indignes d’un député ou d’un ministre dans l’exercice de ses fonctions.
Un Roi moins prisonnier
Personne ne sera oublié dans la Constitution réenchantée, par Marc Verdussen (1). Pas même le Roi des Belges, un bon client de la Loi fondamentale. Son trône ne serait pas menacé même si » dans un Etat idéal, la monarchie n’a pas sa place « , convient le constitutionnaliste. Mais comme la Belgique n’est pas un Etat idéal, le pays ne résisterait sans doute pas à une abolition de sa monarchie. Il n’est pas interdit pour autant de commencer à repenser ses pouvoirs et son influence. Ni de songer à rendre le souverain du xxie siècle un peu plus libre de ses mouvements. Libre par exemple d’emprunter le chemin des urnes, ce qui lui est obstinément refusé sous le motif constitutionnel de son irresponsabilité politique. Prétexte un peu facile : » Le vote n’est-il pas un acte qui relève de l’intimité de chaque citoyen ? Le devoir de neutralité du Roi est-il à ce point absolu qu’il doive s’étendre à ce qui relève du for intérieur ? Pour tout démocrate, ces questions sont troublantes. Elles méritent un débat constituant. » Au même titre que le droit d’abdiquer, alors que la Constitution ne reconnaît pas d’autre sortie de charge royale que le décès. Léopold III sous la contrainte en 1951, Albert II par choix en 2013, ont franchi le pas de leur vivant. Réfléchir à une façon intelligente de libérer constitutionnellement le Roi du travail forcé à perpétuité n’aurait rien d’inconvenant.
Aux plumes, citoyens !
Impensable de laisser le citoyen au balcon, de ne pas lui donner la plume dans l’ambitieux travail de réécriture constitutionnelle. Sa contribution concrète à une Constitution régénérée reste à inventer. La limiter à un référendum constituant réduit à un choix binaire entre le » oui » et le » non » est écartée par Marc Verdussen. Le citoyen doit avoir droit à une vraie voix au chapitre. A côté du peuple-électeur, se lève le peuple-surveillant, le peuple-veto, le peuple-juge. Il serait sot, souligne le constitutionnaliste, de ne pas cultiver cette » très vitale défiance contre-démocratique « . Elle viendra à point pour battre en brèche le monopole des représentants de la nation sur la Constitution.
La Constitution, arme de libération subversive
Réenchanter la Constitution n’enchantera pas nécessairement tout le monde. Enrichir la galerie des droits fondamentaux suscitera des mines contrariées. La manoeuvre a quelque chose de subversif, carrément de menaçant pour les intérêts privés ou particratiques tirés de leur zone de confort. Pas sûr que le pouvoir politique s’en sentira l’envie, le courage et la force. » Aujourd’hui, la prise de décision politique est par trop aux mains des partis politiques et des lobbys privés « , confirme Marc Verdussen. Il y trouve une excellente raison pour réactiver son droit à l’utopie, qui inclut » le droit d’imaginer des pistes pour transformer l’utopie en réalité « . L’occasion est à saisir, sinon… » Si l’ensemble du monde politique ne comprend pas que nos sociétés sont en pleine mutation, s’il ne saisit pas la volonté des citoyennes et des citoyens de réappropriation de leur destinée, on va à la catastrophe « , confie au Vif/L’Express le constitutionnaliste.
Le chantier n’est pas sans danger, il pourrait même être une heure de vérité pour les Belges. » Les perceptions différentes que nous avons au nord et au sud du pays autour de certaines questions comme l’immigration, prolonge Marc Verdussen, la répression pénale, la protection sociale, rejailliront inévitablement dans le débat. En cela, ce serait un très bon test pour savoir si nous sommes encore capables de nous retrouver autour d’un dèmos commun. » La Constitution, une arme de libération massive.
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