Peter Mertens
Pourquoi Bart De Wever fuit-il le débat de fond sur le CETA depuis deux ans?
Dans une longue interview pour Radio 1 (VRT), Bart De Wever y est allé d’une longue série de contre-vérités plus grotesques les unes que les autres. Dans le même temps, cela fait au moins deux ans qu’il fuit le débat de fond sur le CETA. Cui bono ? Au profit de qui ?
1.« Depuis sept ans, on a eu le temps de rejeter cet accord »
Bart De Wever : « En fin de parcours, après sept ans de négociations, le PS n’a rien trouvé de mieux, simplement pour des raisons de politique de parti, de bloquer toute l’affaire. On est peut-être habitué à cela en Belgique, mais qu’ils osent faire ça aussi avec le commerce mondial, c’est quand même se la ramener un peu plus qu’il ne faut. » (Radio 1, 24 octobre 2016)
En fin de parcours ? En 2009, notre pays, et le PS en tête, accorde en effet un mandat à la Commission européenne pour négocier un accord commercial avec le Canada. Au cours des cinq années qui suivent, la Commission négocie en huis clos. Durant cette période, aucun document ne sort. La Commission doit uniquement fournir un rapport général au Conseil européen et au Parlement européen. Il est donc impossible, durant cette période, et à n’importe quel acteur politique, fédéral ou régional, d’émettre des objections contre un texte que l’on n’a pas pu lire.
Les négociations secrètes sur le texte projet du CETA ne se terminent que le 26 septembre 2014. Ce n’est qu’alors que la Commission européenne publie ce texte, qui compte 1 600 pages, et pas plus tôt comme le prétendent certains. Les travaux des parlements régionaux débutent en octobre de cette année. Le Parlement wallon commence par une série d’auditions au cours desquelles aussi bien des universitaires, des hommes d’affaires, des ministres canadiens que des représentants du monde associatif sont invités à donner leur point de vue sur la question. C’est une approche bien plus large et démocratique que ce qui s’est passé au Parlement flamand. Un an après le début des débats, le ministre-président wallon Paul Magnette prévient des problèmes que le Parlement wallon rencontre avec le traité de libre échange. Le 2 octobre 2015, Magnette est reçu par la commissaire européenne Cecilia Malmström pour exposer ses réserves. (http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2016_2017/CRAC/crac16.pdf, p. 2) Prétendre que le Parlement wallon n’est entré en action qu’au cours de ces dernières semaines n’est donc pas du tout sérieux. Aucun Parlement, ni au sein de l’Union européenne, ni au Canada, n’a consacré plus de temps au CETA que le Parlement wallon.
C’est remarquable : les nationalistes flamands ont toujours réclamé « davantage de compétences » pour les parlements régionaux. Mais, aujourd’hui qu’elles existent, elles n’ont pas abouti en Flandre à plus de débat, de participation, de démocratie. Bien au contraire. C’est bien cela qui pousse De Wever et le ministre-président flamand Geert Bourgeois (N-VA) à raconter partout leur mensonge sur la résistance en Wallonie qui ne daterait que des deux dernières semaines. Au moins, ainsi, ils ne doivent pas parler du non-débat qu’eux-mêmes ont organisé pendant deux ans au Parlement flamand : pas de large débat démocratique, pas de série d’auditions bien fournie, pas de discussion contradictoire. En Flandre, la N-VA a résolument opté pour la politique de coulisse, celle-là même que l’élite européenne aime tant.
Il y a six mois, sur la base des débats et des nouvelles informations, le Parlement wallon avait déjà approuvé une résolution contre le CETA. Une déclaration officielle de Paul Magnette au suivi, disant qu’il n’accorderait pas les pouvoirs spéciaux au ministre fédéral des Affaires étrangères Didier Reynders pour signer le CETA si certaines garanties, entre autres, sur le tribunal spécial ICS (voir plus loin) ne sont pas reprises dans le texte. « La Wallonie dit non à l’accord commercial euro-canadien », titrait la VRT. Non pas il y a deux ou trois semaines, mais fin avril 2016 (http://bit.ly/2dS4Opn).
Dire que ce n’est qu' »en fin de parcours », ces toutes dernières semaines donc, que le Parlement arrive avec ses objections est un mensonge grotesque et les nationalistes flamands ne le savent que trop bien. D’ailleurs, c’est bien le ministre-président Geert Bourgeois en personne qui a dit : « Je constate que le Parlement wallon ne souhaite pas approuver cet accord. » Or ce constat ne date pas de cet automne, mais bien du 17 mai 2016, à la Commission sur le Commerce extérieur du Parlement flamand (Verslag Com. Buitenl. Hand. Vl. Pa 17. 05.16 Dhr. Bourgeois). Bourgeois et De Wever savent depuis six mois déjà que le Parlement wallon est opposé au CETA. Ils savent depuis six mois déjà que le Parlement wallon a suivi une autre procédure – bien plus démocratique – et qu’il a bel et bien des raisons de fond pour rejeter le CETA. Pourquoi, pendant tout ce temps, la N-VA a-t-elle donc gardé le silence ?
2. « Des tribunaux spéciaux comme l’ICS sont la chose la plus normale du monde »
Bart De Wever : « Dans le monde du commerce, l’arbitrage est une donnée absolument normale. Il ne s’agit d’arbitrage que lorsqu’une entreprise estime qu’elle est traitée de façon inégale dans un pays où elle veut investir. C’est en fait la chose la plus normale du monde. Et maintenant, on viendra gonfler l’affaire en en faisant une sorte de droit d’exception pour les multinationales… Oui, on peut revenir un peu là-dessus à l’extrême gauche, jusqu’à faire preuve du populisme des plus stupides mais, quand on dirige un gouvernement, on doit en fait prendre ses responsabilités et ne pas faire tout simplement de la politique de la rue. » (Radio 1, 24 octobre 2016)
C’est naturel que l’arbitrage fasse partie des accords commerciaux. Les investisseurs étrangers disposent déjà aujourd’hui de procédures de « State-to-State dispute settlement » (règlement des litiges entre États) via l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans lesquelles les autorités nationales peuvent défendre une cause au profit de leurs investisseurs. Et, à moins que De Wever ne pense que l’Europe et le Canada sont des républiques bananières, il y a toujours, naturellement, les moyens juridiques nationaux. Des structures juridiques et des règlements de commerce existent en effet tant au Canada qu’au sein de l’Union européenne.
Or, ici, il s’agit justement d’ajouter à cela des tribunaux spéciaux à part pour les multinationales. À en croire De Wever, c’est la logique même. Voilà qui nous éclaire déjà grandement sur sa vision du monde : une simple jurisprudence pour les simples citoyens, une justice spéciale pour les grandes entreprises. Quant à savoir pourquoi les grandes entreprises transnationales auraient besoin de leur propre justice, De Wever n’en dit pas un mot. « Le populisme stupide de l’extrême gauche », déclare-t-il.
En mai 2015 déjà la commissaire européenne Cecilia Malmström admettait que l’ISDS ou Investor State Dispute Settlement (un système par lequel les multinationales peuvent poursuivre des États souverains si elles estiment que leurs bénéfices sont menacés par des règles que ceux-ci instaureraient) était devenu « l’acronyme le plus toxique d’Europe ». L’opposition aux tribunaux d’exception pour les grandes entreprises est grande.
Pour y répondre, la Commission européenne et le Canada ont sorti un nouveau lapin de leur chapeau : l’Investment Court System, ou ICS. Un système un peu plus transparent mais qui, sur le fond, reste identique. Il s’agit toujours d’une circulation à sens unique dans laquelle les multinationales peuvent traîner des États souverain devant un tribunal spécial (et non l’inverse). Et il s’agit bel et bien de tribunaux spéciaux qui tombent tout à fait en dehors de la juridiction publique, sans garantie d’indépendance des juges. « L’ICS, c’est donc l’ISDS, mais avec un autre nom », concluent nombre d’organisations citoyennes du Canada et de l’Europe dans une étude très richement documentée (http://www.foeeurope.org/sites/default/files/eu-us_trade_deal/2016/icstest_web.pdf). L’association officielle des magistrats allemands considère ce nouvel Investment Court System « tout aussi dommageable » que l’ISDS, et appellent à rejeter l’un comme l’autre. (https://blogs.mediapart.fr/raoul-marc-jennar/blog/080216/les-magistrats-allemands-rejettent-la-cour-darbitrage-proposee-par-la-commission-europeenne). On peut pourtant difficilement les soupçonner de sympathies marxistes.
On a pu entendre le même son de cloche cette semaine dans De Standaard, où cinq professeurs de droit public et de philosophie politique ont publié leurs objections à propos de ce genre de jurisprudence: « Tant en Europe qu’en Amérique du Nord, une pléiade d’éminents professeurs de droit se sont exprimés contre cette sorte de jurisprudence extra-constitutionnelle. » (http://www.standaard.be/cnt/dmf20161020_02531035)
L’ICS reste donc en résumé un tribunal spécial pour les multinationales, agissant donc en dehors de l’ordre juridique national. L’expérience nous enseigne que les États peuvent être condamnés de dommages et intérêts portant sur des milliards et qu’ils peuvent également être obligés d’annuler leur propre législation. Avec des tribunaux d’exception comme l’ICS, le monde des multinationales met la démocratie échec et mat. Chaque nationaliste flamand qui réclame « plus d’autonomie » devrait réfléchir à dix fois au fait que De Wever défend bec et ongles ce genre de tribunaux.
3. » 534 millions de personnes sont partisans du CETA «
Bart De Wever : » Si, parmi 540 millions de gens, il y en a 534 millions qui disent « oui » et 6 millions qui disent « non », il est bien sûr possible que ce soit ces 534 millions qui se trompent, mais c’est tout de même rarement le cas. C’est alors en soi-même qu’il faut chercher l’erreur. C’est tout simplement un comportement irresponsable. » (Radio1, 24 octobre 2016)
D’abord et avant tout : ce n’est pas seulement le gouvernement de la Région Wallonne qui a dit » non » au CETA, celui de la Région bruxelloise l’a fait aussi. Certes, à Bruxelles et en Wallonie, on peut aussi trouver des voix qui défendent le CETA. Tout comme, dans le reste de l’Europe, on entend énormément de voix qui s’opposent à ce traité de libre-échange avec le Canada. Non, il n’y a pas 534 millions d’Européens qui disent « oui » au CETA. Si l’on veut l’avis des Européens à propos du CETA, que l’on organise un référendum européen. Qu’on laisse le citoyen s’exprimer.
« Le moins que l’on puise dire, c’est qu’il n’y a pas de mandat pour les traités de libre-échange avec les États-Unis et le Canada. Ces deux traités ont reçu un contre-mandat sans précédent de la part du citoyen. La consultation que l’Union européenne a organisée à contrecoeur sur la proposition d’accorder au sein du TTIP (et du CETA) de nouveaux droits aux multinationales a reçu pas moins de 150 000 réponses. 97 % de celles-ci étaient négatives « , écrivait The Guardian le 6 septembre 2016 (https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/sep/06/transatlantic-trade-partnership-ttip-canada-eu). Un contre-mandat sans précédent de la part du citoyen. En effet. En septembre 2016, il y a eu en Allemagne 320 000 manifestants contre les accords de libre-échange avec les États-Unis (TTIP) et le Canada. La majorité des Français estiment que les négociations du TTIP doivent cesser. Outre les gouvernements wallon, bruxellois et de la Communauté française, le Sénat irlandais a conseillé à son gouvernement de voter contre le CETA. Et en Autriche, en Slovénie, en Pologne et en Allemagne, on n’a pas encore donné de feu vert définitif à ce traité. Une pétition européenne a récolté plus de 3 millions de signatures, un record en Europe. Au Canada aussi, la résistance ne cesse de s’étendre, dans les milieux académiques, les mouvements de citoyens, les agriculteurs et les syndicats.
Chez nous, il n’en va pas autrement. L’opposition à ces accords de libre-échange avec les États-Unis en Canada est très large : mutuelles, mouvements Nord-Sud, syndicats, organisations de consommateurs, PME, agriculteurs, mouvements de femmes, militants du climat, juges, etc., etc. Ce n’est pas parce que la N-VA ne fait pas grand cas du milieu associatif – ce parti préfère une société où c’est l’élite qui décide, du haut vers le bas – que les organisations de terrain n’existent pas. La Flandre a un milieu associatif incroyablement riche. Le 20 septembre dernier, 15 000 citoyens inquiets manifestaient à Bruxelles contre le CETA. Les mouvements citoyens Hart Boven Hard et Tout Autre Chose y étaient, tout comme de nombreuses organisations flamandes – Bioforum Vlaanderen, Bond Beter Leefmilieu, Climaxi, de Liga voor Mensenrechten, 11.11.11. …- Test-Aankoop, Test-Achats, les mutuelles et les trois syndicats tant du Nord que du Sud du pays, et encore bien d’autres. Ils ont au moins autant le droit, si pas plus, de dire qu’ils parlent au nom de millions de gens, leurs membres, que certains partis politiques qui prétendent pouvoir parler au nom de leurs électeurs. C’est précisément le mépris et le dédain avec lesquels sont traitées les voix des citoyens qui élargit encore le lit de l’extrême droite et du sentiment antipolitique.
Le mouvement citoyen Hart boven Hard déclarait cette semaine : « Des traités commerciaux qui sont uniquement avantageux pour les actionnaires des multinationales et l’élite économique, nous n’en voulons pas. Nous prenons parti pour les agriculteurs, les consommateurs, les travailleurs, les pensionnés, les femmes, les jeunes, les PME, ceux qui optent pour la santé et le développement durable. La protection de l’environnement, des aliments sains, des médicaments sûrs, les droits des travailleurs et la démocratie sont plus importants que les dividendes des riches actionnaires des multinationales. » Non, Bart De Wever ne parle pas au nom de 534 millions d’Européens. Il ne parle pas non plus au nom des 6,5 millions de Flamands, ou du demi-million d’Anversois. Il ne parle qu’en son nom propre et au nom des intérêts d’un tout petit groupe qui se trouve au sommet de la société.
4. » Il y a une réponse à toutes les objections possibles «
Bart De Wever : » Cet accord a été négocié pendant six ans. Il compte 1 700 pages et tous les experts que j’ai consultés à ce sujet m’ont dit que c’était un bon accord pour le commerce mondial, qu’il existe une réponse à toutes les objections possibles. Toutes les normes en matière de sécurité alimentaire, en matière des produits sont prises en compte. Que voulez-vous de plus ? » (Radio1, 24 octobre 2016)
Il y a pourtant d’autres sons de cloche, et qui ne viennent pas de n’importe qui. » Non seulement les bénéfices économiques du CETA (et du TTIP) sont négligeables, mais les rapports sur lesquels s’appuient les partisans de ces accords sont une nouvelle fois basés sur des assertions contestables. C’est ce qu’avait montré l’économiste américain Capaldo en ce qui concerne le TTIP. Et, maintenant, il existe le rapport Kohler-Storm, très critique envers le CETA. Celui-ci conclut que le CETA mènera à moins d’emplois, moins de pouvoir pour les travailleurs et moins de prospérité « , écrivait le Pr Ewald Engelen la semaine dernière dans une chronique pour De Morgen. (http://www.demorgen.be/buitenland/ceta-is-de-volgende-ring-van-de-neoliberale-hel-b519487f/)
De Wever peut bien affirmer qu' »il y a une réponse à toutes les objections », ce n’est pas pour ça que c’est vrai. Il n’y a par exemple pas encore la moindre réponse à la plus récente étude citée ci-dessus, effectuée par la Tufts University américaine sous la direction du Pr Pierre Kohler, économiste au département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (DAES), et le Pr Servaas Storm, qui enseigne l’économie à l’Université de Delft. » L’accord de libre-échange avec le Canada détruirait près de 204 000 emplois en Europe et mènera à une perte annuelle moyenne de 651 euros par employé. Cela signifie un transfert de 0,66 % du PIB européen des travailleurs vers les détenteurs du capital. Au final, le revenu intérieur brut de l’Union serait diminué de 0,49 % d’ici à 2023. » C’est ainsi que Le Monde Diplomatique résume l’étude (http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2016-10-14-Rejet-du-Ceta-accroc-libre-echange).
» Le TTIP et le CETA méritent un débat ouvert, écrit le Pr Ewald Engelen. Ce débat est maintenant enfin arrivé, grâce au « non » des Régions wallonne et bruxelloise. Jusqu’il y a peu, c’était pourtant le domaine exclusif des technocrates qui, dans les salons feutrés, décidaient de ce à quoi allait ressembler notre avenir, sans être dérangés par des fouineurs électoraux. Cette mentalité caractérise encore et toujours les négociations : rien n’est public, tout se passe dans le secret et les critiques de l’extérieur sont balayées avec dédain. »
Ce dédain imprègne toute l’intervention de Bart De Wever. Par ses grotesques contre-vérités sur le CETA, il veut dépolitiser le débat, et le réduire à un mesquin petit jeu de politique politicienne entre le PS et le PTB. En faisant cela, on ne parle pas du contenu des accords, des conséquences pour les petits indépendants, les salariés, les agriculteurs, la culture, les soins, les services publics, le climat, et notre système judiciaire. Et on ne parle pas de l’éléphant dans la pièce : pourquoi le Parlement flamand n’a-t-il pas lui-même organisé un large éventail d’audiences avec discussions contradictoires de différents experts ? Cui bono ? À qui cela profite-t-il ?
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