Pour une morale de la générosité (carte blanche)

Il ne s’agit pas de découvrir subitement une émotion nommée  » générosité  » mais de répondre à une question : liberté et générosité sont-elles compatibles ? On serait tenté de répondre  » Bien entendu ! Chacun a la liberté de se montrer généreux s’il le souhaite « . Or, c’est là tout le problème : la liberté individuelle serait d’essence égoïste.

L’individu libre pousserait son individualisme jusqu’à ne plus comprendre ni même percevoir les besoins de l’autre. Être libre, n’est-ce pas se préoccuper avant tout de soi ? La liberté ne consiste-t-elle pas à rompre le maximum des liens personnels ou sociaux qui nous contraignent, alors que la générosité, elle, est un geste envers autrui ? En ce sens, le libéralisme, courant politique fondé sur la liberté, est vu par ses adversaires de gauche, comme étant synonyme d’égoïsme institutionnalisé. Tout au contraire, les libéraux font valoir que le libéralisme, en tant qu’il apporte liberté et prospérité, est un projet doublement généreux. Une fois n’est pas coutume, je laisserai de côté l’examen des arguments des uns et des autres. Je m’en tiendrai à la contradiction première, celle qui rendrait exclusives l’une de l’autre la liberté et la générosité ; alors que toutes deux sont aussi nécessaires à l’être humain que le fait de vivre et d’aimer.

A une époque où il n’avait pas encore tenté de marxiser l’existentialisme ni de séquestrer la liberté, Jean-Paul Sartre a été le penseur de la liberté/générosité. En 1946, invité à introduire un recueil de textes de Descartes pour une collection intitulée « Les classiques de la liberté », Sartre redonnait vie au père du « Je pense, donc je suis », décapant du même coup la morale présente dans Les passions de l’âme. Le texte de Sartre, intitulé La liberté cartésienne est remarquable. On y découvre un Descartes « admirable » d’avoir « dans une époque autoritaire, jeté les bases de la démocratie et d’avoir compris que l’unique fondement de l’Être était la liberté ». La pensée de Descartes constitue une « magnifique affirmation humaniste de la liberté créatrice » qui, selon Sartre, « nous dispose à vivre en générosité« . La formule est très belle. Pour la comprendre, il faut savoir que chez Descartes la « vraie générosité » repose sur deux conditions : d’une part, le fait que je sais que la seule chose qui m’appartienne est ma libre volonté et, d’autre part, que je sois résolu « d’en bien user », résolu d’entreprendre et d’exécuter toutes les choses que je jugerai les meilleures (Les Passions de l’âme, art. 153). Alors que la tradition avait transformé nos passions en des émotions qu’il fallait combattre parce qu’elles privaient l’homme de sa raison, de son jugement et de la maîtrise de soi, Descartes est celui qui a entrevu, écrit Sartre, « cette vérité paradoxale qu’il y a des passions libres« . Des passions à développer !

Nous sommes en 1946, au moment où Sartre entreprend d’écrire la morale qu’il avait annoncée à la fin de son oeuvre majeure L’Être et le néant. L’entreprise n’aboutira pas. Cependant, ont été publiées après sa mort, sous le titre Cahiers pour une morale, plusieurs centaines de pages rédigées entre 1947 et 1948. A la lecture de cette oeuvre posthume, il apparaît que la générosité constituait à ses yeux une valeur décisive : « Méthode : Une classification des valeurs doit conduire à la liberté. Classer les valeurs dans un ordre tel que la liberté y paraisse de plus en plus. Au sommet : générosité » (Cahiers, p. 16). Ce n’est pas le lieu ici de reprendre les interrogations, recherches et avatars que Sartre développa autour de cette conception de la liberté/générosité, notamment à partir d’une analyse du don. Il me suffit que le lien ait été sorti de l’ombre : vivre en générosité et affirmer sa liberté ne sont pas des choix incompatibles. Ce sont deux attitudes inséparables. Telle femme ou tel homme qui estimerait que sa propre liberté exige le rempart de l’égoïsme (« penser à soi et à son propre intérêt avant tout ») se trompe. Être libre, ce n’est pas être l’esclave de soi. Si nul ne peut construire sa liberté sur le dos des autres (ce qui est, entre autres, la définition du colonialisme), celle-ci ne se construit pas non plus en n’ayant que soi comme unique horizon de toute vie et de toutes choses. Être libre, c’est avoir cette générosité qui, écrit Descartes, « empêche qu’on ne méprise les autres » (Passions, art. 154) car chaque être humain a « son libre arbitre aussi bien que nous » (art. 155). La morale de la générosité ne supprime pas l’intérêt personnel, elle le transcende. Elle dépasse les appartenances sociales, culturelles, générationnelles et ethniques. Elle concerne tout être humain en tant que chacune et chacun est en soi une liberté que je reconnais et qui me reconnaît. Tout projet politique, toute croyance religieuse, tout accaparement communautariste, tendant à réduire la liberté d’un seul être humain agresse la liberté de toutes et tous. Les extrêmes, comme le Vlaams Belang ou le PTB qui haïssent la liberté d’autrui, ne connaissent ni ne pratiquent aucune générosité.

En ces temps que nous vivons, nous sentons bien que ce qui est en jeu n’est pas seulement notre intérêt immédiat : l’avenir est, pour ne pas dire davantage, mis en cause. Les choix d’aujourd’hui conditionneront le monde de demain, la politique, l’économie, les relations humaines, la protection de la nature et du vivant… C’est pourquoi, il faut entendre et faire résonner ce qu’écrivait Albert Camus : « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent ».

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