Carte blanche
Pour une analyse complexe du phénomène du voile (carte blanche)
A la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 4 juin 2020 en faveur de la Haute Ecole bruxelloise Francisco Ferrer qui prévoit désormais d’interdire le port des signes religieux, philosophiques et politiques, une manifestation a rassemblé plus d’un millier de jeunes filles et femmes voilées dénonçant avec force cet arrêt jugé liberticide.
Au-delà du nécessaire débat philosophique, juridique et de société relatif au non-accès de ces dernières au sein des lieux d’émancipation (enseignement et travail) et de la question de la neutralité, nous choisissons d’apporter, dans l’analyse de ce rassemblement considérable du 5 juillet au coeur de la ville de Bruxelles qui met en lumière l’agentivité de femmes arborant fièrement leur islamité en revendiquant le droit au port du voile assimilé exclusivement à un signe « identitaire », un éclairage sur le phénomène du « voilement généralisé ».
Contrairement à une idée répandue, historiquement, ce n’est ni le judaïsme ni l’islam mais le christianisme, à travers l’apôtre Paul dans sa première épître aux Corinthiens (11 : 3-7), qui attribue au voile une dimension religieuse fondée sur une hiérarchie des sexes.
Le voile fait partie des coiffures des femmes notamment dans l’ensemble des régions du pourtour méditerranéen jusqu’au 20ème siècle. Dans le monde musulman, durant des siècles, le voile social est une pratique répandue qui concerne, par exemple, les femmes juives, chrétiennes et musulmanes de l’Empire ottoman.
Ce « voile social », lié à la claustration, est contesté par les féministes de la première heure, en terres d’islam, durant les années 1920 (par exemple, en Egypte, le dévoilement spectaculaire de Houda Shaarawi en 1923) et devient davantage un « voile religieux » avec la naissance de la confrérie des Frères musulmans en 1928 pouvant se muer en « voile identitaire » durant la période coloniale – en réaction aux cérémonies de dévoilement organisées par l’administration coloniale comme en Algérie française en 1958 – . Alors que les politiques de modernisation de gauche (sans démocratie) adoptées par des gouvernements arabes et musulmans des après-indépendances, durant les années 1950-1960, entrainent un dévoilement généralisé, après l’échec du panarabisme, la résurgence de l’islamisme dans le monde musulman, depuis les années 1980, et du phénomène de réislamisation, y compris au sein des sociétés d’accueil comprenant une forte population d’ascendance musulmane, s’accompagnent d’un voilement plus massif des femmes.
Les acteurs religieux qui assimilent le voile à une obligation religieuse, fondée sur la « pudeur », y jouent un rôle déterminant dans la mesure où le voilement constitue une thématique centrale et récurrente des discours islamistes et islamiques contemporains largement diffusés via les chaines satellites, les réseaux sociaux, les ouvrages, etc. L’accueil favorable qu’a reçu cette pratique relative au voile est également à mettre en lien, selon nous, avec les représentations collectives patriarcales de la majorité des sociétés et familles musulmanes qui n’assimilent pas encore la femme à un individu libre, mais à un membre de la collectivité (Etat, communauté, famille) et le contrôle du corps des femmes, qui investissent l’espace public, à travers leur voilement revêt dès lors un caractère rassurant. Par ailleurs, il existe un grand nombre de femmes musulmanes éduquées et jouissant d’une grande autonomie qui choisissent librement le port du voile, elles rejettent son caractère patriarcal et se le réapproprient en l’assimilant à un symbole « identitaire » et à un acte de foi – lié à la conviction d’une prescription religieuse – considéré comme une « libération spirituelle » du corps sexué. Toutefois, le choix des femmes voilées – à respecter absolument au nom des libertés individuelles – participe, à nos yeux, lorsqu’elles souscrivent à cette dite obligation religieuse du port du voile à la pérennisation des rapports de genre fondés sur la morale sexuelle où une seule catégorie sexuée, les femmes, est sommée de porter le voile devant une autre catégorie sexuée, les hommes.
Une obligation religieuse mais librement consentie par les femmes
De manière succincte et à titre d’exemple, on peut synthétiser les argumentations respectives à propos du voile, de divers acteurs religieux qui sont intervenus en Belgique. Ainsi, Tariq Ramadan, issu de la matrice des Frères musulmans qui à nos yeux a largement contribué en Europe au voilement généralisé des jeunes filles et femmes éduquées, considère le voile, le hijâb, comme une obligation religieuse mais librement consentie par les femmes. Le voile ample et austère salafiste, le jilbâb, est considéré, par notamment l’enseignant-prédicateur Mustapha Kastit, comme une obligation religieuse indiscutable au coeur même du système social et éthique de l’islam.
La féministe islamique marocaine Asma Lamrabet adopte, par contre, dès les années 2007 une approche subversive en défendant publiquement le caractère recommandé et non obligatoire du voile tout en critiquant le discours paradoxal et culpabilisant, tel celui de T. Ramadan, qui assimile le voile à une obligation religieuse librement choisie.
La féministe islamique Malika Hamidi, très influente et écoutée, y compris dans les sphères institutionnelles européennes, assimile le voile à un acte de foi et un symbole identitaire de citoyenneté spirituelle, posture au demeurant proche de T. Ramadan, et invite à une « décolonisation » du féminisme occidental fondé sur l’acceptation du voile. Les nombreuses jeunes filles voilées, issues de la troisième génération, ayant manifesté le 5 juillet à Bruxelles, semblent davantage adopter la posture de cette dernière en considérant le voile comme un signe « identitaire » fondé, selon nous, sur une évidence non questionnée de son obligation religieuse.
Par ailleurs, en regardant de plus près les sources scripturaires, on peut commencer par constater que sur les 6236 versets du corpus coranique, seuls deux versets font allusion au vêtement féminin et ne mentionnent aucunement la tête à couvrir : « (…) Et dis aux croyantes (…) qu’elles rabattent leur voile (khumurihinna) sur leurs poitrines » (sourate 24, verset 31) ; « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes (jalabîbihinna) (…) » (sourate 33, verset 59).
Pour asseoir l’obligation religieuse du port du voile dès la puberté, les juristes-théologiens font référence à un hadîth (parole attribuée au prophète, les hadîth constituent la deuxième source de l’islam sunnite) reconnu faible (da’îf) – démarche au demeurant contraire au raisonnement chariatique qui stipule des normes religieuses fondées exclusivement sur des versets explicites et des hadîth « authentiques » -. Ce hadîth dit : « Aicha rapporte : « Asma bint Abi Bakr entra chez le prophète habillée de vêtements légers. Le prophète se détourna et lui dit : ‘Asma, lorsqu’une femme est pubère, on ne doit rien voir d’elle sauf ceci et cela’ et il désigna son visage et ses mains. » (…) » (Abou Dawoud, hadîth ). De plus, lorsque nous étudions les sources médiévales relatives à l’exégèse coranique (Al-Tabari, Ibn Kathir, etc.) et aux « circonstances de la révélation » (al-Wahidi al-Nissaburi) reconnues unanimement par l’orthodoxie, force est de constater que la signification première du voile remplit une fonction de distinction sociale entre les femmes libres et les femmes esclaves – à l’image d’ailleurs du voile dans l’antiquité païenne (cf. notamment la loi assyrienne – Tablette A 40 – attribuée au roi Téglath-Phalasar Ier m. 1077 av. J.-C.). D’ailleurs, un des fondateurs des quatre écoles juridiques sunnites, autorise la femme esclave musulmane à prier sans le voile « L’imam Malik a dit à propos de la servante qui prie sans voile : « Telle est sa tenue habituelle. » » (Al-Moudawwana al-koubrâ, vol. 1, p. 604, cité par Aboû Chouqqa A., tome 4., p. 21.).
Certains acteurs religieux osent critiquer, la posture dominante
En somme, l’analyse peut montrer que l’injonction du port du voile dans les discours islamiques contemporains a glissé, du registre médiéval de « distinction sociale » entre femmes libres et femmes esclaves – avec l’abolition de l’esclavage le voile aurait dû disparaître selon la logique chariatique qui tient compte des conditions d’application des versets coraniques -, au registre contemporain d' »obligation religieuse » à l’adresse de toutes les femmes musulmanes. Aussi, à l’heure du jihâd globalisé, tous les acteurs religieux contemporains, en dehors des théologiens jihadistes, sont unanimes pour adopter une approche historique et contextualisée du notamment fameux « verset de l’épée » (sourate 9, verset 5), stipulant explicitement le combat armé, mais lorsqu’il s’agit de discuter du statut du voile, dont les versets sont loin d’être explicites, et du statut des femmes dans le Coran (répudiation, héritage, etc.), l’on voit émerger, sous la bannière de l’immuabilité de la « Parole divine », une résistance somme toute patriarcale. Pourtant, dans cette question névralgique, certains acteurs religieux osent critiquer, la posture dominante, comme par exemple l’imam Tareq Oubrou, qui apporte également une analyse genrée pertinente : « (…) Selon moi, se couvrir les cheveux, pour la musulmane, relève d’une « prescription équivoque et mineure ». Autrement dit, elle repose sur un ou deux passages coraniques amphibologiques et sur des hadiths (communication orale) du Prophète, dont l’authenticité n’est pas certaine. (…) Pourquoi donc cette double focalisation sur la femme musulmane ? Dans cette histoire de bras de fer, c’est la femme qui est la victime, doublement victime. D’une part, les musulmans la culpabilisent si elle découvre ses cheveux, ce qui est, d’après moi, théologiquement grave, d’autre part, le législateur laïque donne l’impression de la traquer partout, de l’école jusque dans la rue, et de l’enfance jusqu’à l’âge adulte. » (Le Monde, octobre 2013)
Il est important d’apporter ces éléments présents dans les sources scripturaires et historiques, mais qui sont totalement passés sous silence par la majorité des acteurs religieux, en vue de les faire découvrir aux principales concernées, les femmes voilées, qui peuvent compromettre leurs études et leur avenir professionnel en souscrivant à l’argumentaire religieux de ces derniers.
Enfin, dans nos sociétés modernes métissées – où circulent plusieurs « régimes de vérité » – fondées sur un projet de société de vivre-ensemble, nous sommes désormais amenés à construire un avenir commun. Nos gouvernements gagneraient dès lors à adopter une politique volontariste qui favorisait la mixité sociale et ethnique des quartiers et des écoles tout en intégrant dans les programmes scolaires un enseignement scientifique et humaniste des différents systèmes de pensées religieuses et philosophiques dans une perspective genrée en valorisant les belles figures universelles comme, par exemple, celle du musulman andalou Averroès (Ibn Ruchd m. 1198), théologien et philosophe, grand commentateur d’Aristote qui est une référence, durant la période médiévale, pour la pensée latine, juive et arabe. Une telle politique volontariste associant le monde universitaire au service de la collectivité pourrait, nous semble-t-il, fortement contribuer à une solidarité citoyenne commune qui transcenderait les multiples appartenances ethniques et dites identitaires.
Leïla Tauil
Enseignante à l’Université de Genève
Membre du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (UCL)
Auteure notamment de Les femmes dans les discours fréristes, salafistes et féministes islamiques : une analyse des rapports de force genrés (Ed. Academia, 2020) et Féminismes arabes : un siècle de combat. Les cas du Maroc et de la Tunisie (Ed. L’Harmattan, 2018).
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