Carte blanche
Pour répondre à l’urgence climatique, répondons d’abord à l’urgence sociale
Nous sommes le 17 août, nous passons un nouvel été de sécheresse et de canicule et, autour de nous, les gouvernements naissent au compte-goutte. Nous connaissons maintenant le nom de certains des ministres avec lesquels nous aurons à passer les prochaines 5 années.
Tout le monde n’est pas nommé encore, il reste des trous dans les portefeuilles : le temps de la Belgique institutionnelle, on le sait bien, est variable. Nous sommes pourtant pressés par octobre qui vient.
Dans deux mois pile, le 17 octobre prochain, nous aurons l’occasion de ressortir les chiffres des précarités qui nous occupent, d’en appeler à une prise en compte des inégalités, de revendiquer des mesures concrètes pour mettre fin à la pauvreté, de faire entendre dans l’espace public et médiatique les voix des invisibles. Nous le faisons chaque année. C’est important de le faire chaque année. Nous ne sommes pas les seuls à le faire. En Wallonie, il y a le Réseau Wallon de lutte contre la pauvreté. En Flandre, le Netwerk tegen armoede. Et à Bruxelles donc, la Fédération des Services Sociaux, ATD Quart Monde, le Forum Bruxelles contre les inégalités, Brussels platform armoede et une quarantaine d’autres associations.
Et ce sont toujours des moments instructifs, chaleureux et rassembleurs. Il s’y passe toujours quelque chose de sensible et de mobilisateur.
Enfin, « mobilisateur » il faut le dire vite.
Car il faut bien l’avouer, cette journée intéresse peu de gens en dehors des personnes vivant ces situations de pauvreté, des associations qui les accompagnent, des politiques qui les gèrent et des médias pour lesquels cette journée du 17 octobre est devenue ce qu’on appelle un « marronnier », soit une étape rituelle et bien connue dans l’actualité de l’année.
Déjà qu’habituellement la pauvreté n’attire pas les foules (elle aurait même plutôt tendance à les éloigner), l’attention de tous et de chacun est aujourd’hui plutôt focalisée sur les dérèglements climatiques et leurs conséquences. Nous ne faisons pas exception : les perspectives des changements climatiques et de la déperdition de la biodiversité nous tourmentent et nous alarment depuis longtemps déjà.
C’est d’ailleurs parce que nous avons constaté que les conséquences des changements climatiques changeaient le regard sur la question sociale (en la faisant passer au deuxième plan, voire en l’occultant tout à fait) que nous avons cru bon de faire savoir, avec d’autres, que les nécessaires politiques écologiques, économiques et environnementales ne pouvaient pas s’opérationnaliser au détriment des plus faibles.
Nous sommes heureux de constater que, sur ce point en tout cas, nous avons été entendus. Le lien entre climat et justice sociale est en effet fort heureusement effectué par un nombre croissant de décideurs et de responsables. Une déclaration gouvernementale comme celle qui lie six partis à Bruxelles en constitue un parfait exemple.
Pour autant, c’est toujours de la question climatique que l’on part pour établir des programmes et prendre des mesures et jamais (ou alors trop peu) de la justice sociale. Par exemple, la rénovation et l’isolation du bâti deviennent tout à coup, vu les implications climatiques, une véritable urgence alors que ces rénovations et ces isolations auraient été utiles depuis bien longtemps pour soulager les dépenses énergétiques des plus bas revenus et offrir un logement de qualité à tous. Mais c’est aujourd’hui que l’urgence climatique est visible que ces aménagements deviennent une priorité. Nous pourrions multiplier les exemples de politiques qui puisent leur légitimité dans le défi climatique alors même qu’elles auraient pu s’ancrer depuis bien longtemps dans la problématique sociale. Pourquoi donc pensons-nous à l’envers ?
Une récente étude, commanditée par le Bureau du Plan, démontre que les 10% des Belges les plus pauvres émettent jusqu’à quatre fois moins de CO2 que les 10% les plus riches. Mais la même étude insiste sur le fait que, même si les dépenses globales des plus pauvres impactent donc beaucoup moins la question climatique, les émissions des ménages les plus faibles sont plus élevées par euro dépensé, car ces euros sont engagés pour des besoins de base (chauffage, électricité) qui sont grands producteurs de C02… Autrement dit, si les pauvres ne prennent pas (ou peu) l’avion et n’ont pas (ou moins) de voiture, ils n’en restent pas moins qu’ils font comme tout le monde ou du moins qu’ils essaient : ils se chauffent et ils s’éclairent. Et ils le font bien souvent dans des logements qui sont des passoires énergétiques quand ils ne sont pas des pièges sanitaires. C’est pourtant seulement maintenant que la question climatique est à son apogée que l’on semble se soucier enfin de la déperdition énergétique dramatique des logements et des coûts financiers et environnementaux qu’ils engendrent.
Cette façon de penser et de pratiquer est exactement ce dont nous n’avons plus besoin.
Ce dont nous avons besoin, c’est non seulement de faire porter aux plus riches, qui sont aussi les plus pollueurs, le prix de ces mesures, mais c’est aussi, dans le même temps, de faire de la pauvreté le coeur des politiques climatiques. Nous pensons en effet que tout ce qui contribuera à éradiquer la pauvreté et à éliminer les injustices sociales contribuera aussi à lutter contre le réchauffement climatique.
Non, la pauvreté n’est pas un phénomène marginal par rapport à la question du climat. Elle n’est pas un secteur séparé des enjeux globaux. Et il ne suffit pas, pour s’en préoccuper, de calculer les impacts sociaux qu’auraient des mesures de taxation ou de réduction carboniques ni de « compenser » financièrement les pertes de revenus engendrées par de telles politiques. Cela, c’est interroger la question sociale à partir d’une autre question, c’est considérer la pauvreté comme un deuxième plan.
Non, ce que nous disons c’est que la pauvreté doit venir en premier.
Tout simplement, parce que c’est à partir d’elle que nous pouvons le mieux mesurer nos erreurs. Ce que nous n’avons pas mis en place pour éviter que de plus en plus de gens dégringolent au bas de l’échelle sociale devient criminel au moment où les niveaux de confort d’existence d’un nombre croissant de personnes sur la planète sont appelés à se réduire dans les années qui viennent.
Lorsque demain, d’autres personnes – comme c’est déjà le cas aujourd’hui avec ce que l’on appelle les travailleurs pauvres – dégringoleront à leur tour l’échelle sociale, elles seront bien heureuses de trouver un socle solide les empêchant de tomber plus bas. C’est à cela que nous appelons les gouvernements qui verront le jour au terme d’un nouvel été redoutable : à la construction d’un socle qui garantisse non seulement que l’on sorte de la pauvreté, mais aussi qu’on n’y entre pas.
Plus que cela, il s’agit non seulement de construire un socle qui soit solide, mais un socle qui soit aussi désirable, un socle à partir duquel on ne fasse pas que survivre, mais qui permette d’inventer de nouvelles formes sociales, de nouvelles coopérations, de nouvelles solidarités. Quand le RWLP émet l’idée de se mettre en route vers l’aisance, il ne dit pas autre chose.
Dans deux mois les gouvernements, supposons-le, seront formés. Nous leur rappellerons le 17 octobre (et tous les jours qui restent avant et tous les jours qui viendront après) qu’ils n’ont plus le temps de penser à l’envers.
Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FdSS-FdSSB)
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