Pour le chirurgien Guy-Bernard Cadière, « la société de consommation nous anesthésie »
Chef de service au CHU Saint-Pierre à Bruxelles, spécialiste en chirurgie digestive, ce médecin belge est l’un des pionniers de la chirurgie minimale invasive. Il a participé à la création du premier robot-chirurgien et travaille actuellement à l’implémentation de l’intelligence artificielle dans les robots pour Google. Depuis 2013, il assiste régulièrement le gynécologue congolais Denis Mukwege, prix Nobel de la paix 2018. Ensemble, ils « réparent » les femmes victimes de viols avec extrême violence.
Pourquoi Denis Mukwege ne s’est-il pas présenté aux élections de décembre dernier en République démocratique du Congo ?
Il a toujours dit qu’il serait prêt à se mettre à la disposition de son pays mais à la condition unique que la transition se fasse sans Kabila. Or, nous savons aujourd’hui que ce n’est pas le cas. Enfin, et plus prosaïquement, pour faire campagne, il faut énormément d’argent, un avion pour parcourir le pays… Denis Mukwege est mondialement connu – comme dans l’est du Congo – mais pas partout. Les dirigeants du pays n’ont jamais fait la publicité de leur prix Nobel.
Pourquoi les viols avec extrême violence n’ont lieu que dans l’est de la RDC ?
Parce qu’ils ne se produisent que sur les territoires renfermant les minerais nécessaires à la fabrication des smartphones. Le mapping » minerais – viols » est parfait. Le schéma est assez simple : des bandes armées débarquent pour terroriser la population en vue de s’accaparer plus facilement les richesses du sol, les femmes sont violées et torturées, les hommes et les enfants qui ne s’enfuient pas sont envoyés dans les mines pour extraire les minerais. Ces derniers partent ensuite au Rwanda, qui les achemine vers la Chine où des gosses fabriquent des smartphones. Une fois le produit fini, on l’expédie pour le vendre aux Occidentaux et les bénéfices sont placés sur des comptes off-shore. C’est tout un petit commerce qui ne profite ni à la population ni aux Etats, encore moins aux Congolais. Uniquement aux multinationales. Et si on ose regarder les choses en face, on se rend compte que nos gsm dégoulinent de sang. Denis Mukwege déclare qu’à chaque fois que nous recevons un appel, une femme ou un enfant est violé au Congo.
Le problème n’est pas le smartphone, mais sa fabrication, très « sale ».
Si on veut stopper les violences, faut-il jeter nos smartphones ?
Pas du tout. Le problème n’est pas le smartphone, qui est un outil magnifique, mais sa fabrication, très » sale « . Nous n’arrivons pas à endiguer le phénomène tant les responsabilités sont diluées. Mais si tout le monde se sert un peu au passage, le système enrichit surtout les multinationales qui n’ont aucun intérêt à voir un homme fort à la tête du Congo, un président capable de s’opposer aux puissances étrangères et de défendre son pays. Le Congo aujourd’hui, c’est un peu la bijouterie à ciel ouvert du monde entier et beaucoup ont intérêt à ce qu’il le reste.
Pourquoi, selon vous, la situation du Congo préfigure-t-elle ce qui risque d’arriver à l’Europe ?
Car il n’y a pas de lois qui défendent les plus faibles au Congo. Avec la montée en puissance des courants indépendantistes et nationalistes en Europe, c’est ce qui nous pend au nez car si un Barack Obama est en mesure de dire à Google » paie tes impôts » et à Zuckerberg » respecte la vie privée des gens « , que peuvent faire des roitelets indépendantistes comme Bart De Wever ou Carles Puigdemont ? Rien. Je ne dis pas que les multinationales ont porté les indépendantistes au pouvoir mais j’affirme que leur succès leur est particulièrement favorable. Sans Etat fort ou face à des Etats affaiblis, elles peuvent continuer en toute impunité à piller les ressources des Etats. Nous sommes en plein dans ce rapport de force, c’est d’ailleurs ce que pressentent les gilets jaunes en dénonçant les impôts dont ils sont les victimes, alors que les superriches peuvent ne pas les payer. Finalement, on nous fait croire que nous vivons en démocratie, or, c’est une dictature économique qui s’installe, un régime où l’on endort les gens à force de surconsommation. Hier, c’était la religion qui les anesthésiait, aujourd’hui c’est la société de consommation.
Vous avez déclaré que la solution viendrait… du Congo !
Je ne crois pas au capitalisme sans conscience ni à une économie planifiée mais à une économie durable. Or, à cause du glyphosate et autres pesticides, nos sols, comme ceux des Américains, sont morts tandis que ceux du Congo restent parfaitement sains. Le Congo a toujours ses forêts primaires, ses lacs, des chutes d’eau qui pourraient produire de l’énergie et des minerais indispensables aux nouvelles technologies. Si on permettait aux populations de se réapproprier leurs richesses et de les exploiter, ça stopperait l’immigration qui se prépare à submerger l’Europe et ça nous permettrait de nous approvisionner pour notre énergie et notre alimentation, mais de manière saine cette fois.
D’après vous, la société de consommation a l’art de créer à la fois le problème et de vendre ensuite la solution…
Prenons l’exemple de l’obésité : en un siècle, elle a complètement explosé alors que notre tube digestif n’a pas changé. On sait par contre qu’au-delà de la sédentarité, elle est due à trois facteurs dépendants directement du lobby des industries agro-alimentaires : l’accès généralisé à la nourriture, la qualité des aliments – aujourd’hui complètement transformés et bourrés de sucre, l’une des plus puissantes addictions – et le chaos alimentaire, qui a aboli le traditionnel » trois repas » par jour à table pour une consommation continuelle. Les politiques de prévention ont quasiment toutes été amendées par les lobbyistes ; du coup, elles se révèlent peu efficaces. Pour faire face à ce problème, on crée un autre business, celui de la lutte contre l’obésité, un marché occupé par des régimes de toutes sortes, les centres de cures et de fitness, les pilules miracles et les substituts de repas. On crée de nouveaux besoins mais sans régler le problème de fond parce que l’obésité fait vivre plus de personnes qu’elle n’en tue. Dans le même genre, nous trouvons le groupe Monsanto-Bayer, où le premier vous fabrique des environnements cancérigènes tandis que le second vous permet de soigner votre cancer. Pour moi, c’est le sommet du cynisme.
Dans votre unité à Saint-Pierre, vous avez mis en oeuvre une pratique qui vise à traiter le patient comme au Congo, en l’impliquant au maximum dans l’opération qu’il va subir. Comment parvenez-vous à obtenir de meilleurs résultats ?
En général, en Belgique, on hospitalise un patient la veille d’une opération, on le prémédique pour le détendre, on le descend au bloc opératoire en brancard et puis on l’opère. Après l’opération, il reçoit un baxter d’anticoagulants et du Perfalgan, qui coûte cent fois plus cher que le Dafalgan. Dans mon unité, je me suis inspiré de ce qui se fait en Afrique : les patients attendent leur tour sur un petit banc, les uns à côté des autres, on leur donne un maximum d’informations, ils discutent ensemble avant l’opération et quand c’est leur tour, ils s’installent eux-mêmes sur la table. On s’est rendu compte que leur tension artérielle et cardiaque était au même niveau qu’avec des médicaments, or ils n’en avaient pas pris. Cela vient du fait qu’ils sont impliqués et donc plus cool. Je ne leur mets pas de perfusion non plus et je les pousse à marcher ensuite très rapidement, ce qui diminue autant les complications que les coûts. Ce sont des choses simples et qui pourraient fonctionner pour d’autres opérations mais qui mettent à mal le business de la médecine, des médicaments et des assurances, sans doute les trois plus juteux que nous connaissons actuellement.
Dans mon unité, je me suis inspiré de ce qui se fait en Afrique, et cela donne de meilleurs résultats.
Que pensez-vous de la saga du numerus clausus ?
Un scandale ! Une sorte de mélodrame communautaire, avec, à gauche, Jean-Claude Marcourt qui joue la carte de l’émotionnel et, à droite, Maggie De Block qui brandit des chiffres et au milieu, de pauvres étudiants littéralement pris en otages. Oui, à l’entrée des études, il y a trop de médecins mais ce nombre chute ensuite très fort en raison notamment de l’importante féminisation de la profession. Il arrive de plus en plus qu’à un certain moment de leur carrière, les femmes médecins soit diminuent leur timing soit se dirigent vers d’autres professions. En conséquence, le nombre ne correspond plus au nombre de ceux qui sont sortis de l’université et on se retrouve avec une pénurie en médecine générale et dans les spécialités. L’examen d’entrée est bien fait et le taux de réussite en Wallonie et en Flandre est le même. J’aimerais aussi relativiser ce qu’on entend à propos des étudiants en médecine qui » coûtent » si cher. C’est archifaux. Au contraire, on manque tellement de médecins dans les hôpitaux qu’on les surexploite, dès leur troisième année d’études.
Vous participez à l’implémentation de l’intelligence artificielle (IA) sur des robots : est-ce là l’avenir médical ou chirurgical ?
Aujourd’hui, avec l’IA, nous sommes en mesure de réellement améliorer le traitement du patient car grâce au big data, il est possible de récolter le savoir-faire des meilleurs chirurgiens et de l’implémenter à la machine qui, du coup, en sait cent fois plus qu’un chirurgien. Ça, c’est l’aspect positif. Le négatif, c’est que nous ne sommes plus en présence d’un système maître-esclave mais d’un robot qui, par l’expérience qu’il a recueillie, sait qu’en allant dans telle direction par exemple, il y a un risque pour l’artère et il va choisir de bloquer le geste du chirurgien. Et là, c’est très dangereux car c’est la machine qui décide, nous entrons alors dans le » futur terrifiant » que Bill Gates mentionne. C’est un peu comme ces drones qui échappent à la vigilance et choisissent eux-mêmes leur cible, un peu comme la Tesla qui doit choisir entre tuer le conducteur en s’encastrant dans un mur ou renverser la femme enceinte. A ce stade, Google n’en est qu’à la récolte des données avant d’élaborer des prototypes. Mais personne n’a une vue d’ensemble sur le stade d’avancement réel du projet. C’est toujours le même principe avec les nouvelles technologies : elles en savent beaucoup plus sur nous que nous sur elles.
1956 : Naissance à Berchem-Sainte-Agathe, le 12 février.
1979 : En stage au Burundi, il découvre l’Afrique pour la première fois.
1989 : Atteint d’une leucémie, il passe un mois et demi en bulle stérile. Il y invente les instruments pour pratiquer une chirurgie minimale invasive.
1992 : Réalise la première opération de l’obésité par laparoscopie.
1999 : Premier chirurgien à réaliser une chirurgie laparoscopique en utilisant un robot.
2011 : Rencontre Denis Mukwege lors de la remise du prix Roi Baudouin au gynécologue congolais.
2014 : Publie avec Denis Mukwege Panzi aux Editions du Moment.
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