Portrait d’Ibrahim Ouassari (MolenGeek), élu Bruxellois de l’année 2021
Son parcours est tout sauf de la propagande pour le système scolaire classique. En décrochage complet, Ibrahim Ouassari a découvert l’informatique en téléchargeant de la musique illégalement. Vingt ans plus tard, il dirige le centre de digitalisation pour tous MolenGeek et fait partie du conseil d’administration de Proximus.
Le Bruxellois de l’année (Brusseleir van’t joêr) 2021 est Ibrahim Ouassari, fondateur et CEO de MolenGeek. C’est l’initiative d’Ibrahim Ouassari de réunir des talents provenant des quartiers défavorisés et du monde de la technologie via le projet MolenGeek qui a séduit. A cette occasion, Le Vif vous fait (re)découvrir son portrait.
Dans la vie d’Ibrahim Ouassari, tout ou presque ramène à la jeunesse. Celle qu’il a vécue, enfant, à Molenbeek ; celle qui l’a inspiré, ado, à devenir l’entrepreneur qu’il est aujourd’hui ; et, enfin, celle des autres, sur laquelle il mise beaucoup pour l’avenir. Gamin, Ibrahim passe une bonne partie de son temps au parc Bonnevie, qui n’est encore qu’un terrain vague cabossé et rempli de bris de verre. C’est là qu’il découvre le foot, avant de s’inscrire au FC Atlas, un club de sa commune aujourd’hui disparu. « Ils organisaient beaucoup d’activités en parallèle, comme des excursions et même des discussions de groupe sur des sujets « touchy », comme les relations avec les filles. Ce que j’ai surtout appris de cette époque, c’est à me focaliser sur les objectifs et pas sur la façon d’y arriver. » Très protégé du racisme quand il vit à Molenbeek, selon ses dires, Ibrahim le découvre une fois qu’il quitte son quartier. Et il ne conçoit pas de rester calme lorsqu’il se fait traiter de macaque par des supporters de la périphérie flamande. A chaque fois que le gosse de 10 ans répond, le rituel est le même: il ramasse un carton jaune de l’arbitre et une soufflante de son entraîneur. « Personne ne me permettait de réagir, je vivais ça comme une énorme injustice. Mon coach me répétait: « Tu te tais! Tu te focalises sur le ballon et ton équipe et tu ne réponds pas! » Avec le recul, il m’a appris à digérer les inégalités de la société. C’est là que j’ai compris que, quel que soit le chemin que j’allais prendre, il fallait se concentrer sur le but. » La principale leçon de son enfance.
Son mantra : « Dans la vie, on ne regrette que ce que l’on n’a pas fait. » (Jean Cocteau)
Du décrochage au téléchargement
Ibrahim Ouassari est l’avant-dernier d’une fratrie de huit. « J’ai notamment un frère juge, deux autres ingénieurs et une soeur juriste. Autant dire que j’ai toujours bénéficié d’un soutien inconditionnel pour réussir à l’école… mais je n’ai pas réussi. Ce n’était pas de l’obstruction: j’adorais mes parents et je ne voulais pas les décevoir, mais le système ne me convenait pas. » Fan des sitcoms américaines comme Sauvés par le gong, « où les jeunes semblent heureux d’aller à l’école », le Bruxellois n’adhère pas au principe des cours donnés par une personne qui « détient le savoir » et qui le régurgite huit heures par jour comme elle l’a appris. Il lâche très rapidement et, comme il s’ennuie, enchaîne les conneries pour passer le temps. Il perturbe ou brosse les cours, se bagarre avec d’autres élèves ou des éducateurs. Le message est clair: « Hey, j’existe, je me fais chier ici donc je vous fais chier aussi. » « J’étais le petit con dont les profs ne voulaient plus. Je me suis parfois fait renvoyer de trois écoles en un an. C’est ma soeur qui se battait et suppliait les directeurs pour m’accepter. »
Sa plus grosse claque: « Le décès de ma mère, alors que j’ai 17 ans. Quand tu n’as plus celle qui te défend corps et âme, ça t’oblige à être un homme. Tu sais que ton temps sur terre est compté et tu as besoin de te sentir utile. »
Tour à tour, Ibrahim s’essaie à la mécanique, l’électricité, la soudure, la coiffure, l’horticulture, la peinture… Rien ne fonctionne. En réalité, sa réussite scolaire s’arrête dès ses 13 ans. Mais il poursuit sa descente aux enfers jusqu’à cet établissement où il passe ses récréations à tourner en rond dans le préau avec ses camarades. Par réflexe, comme en prison. « Quand tu en arrives là, tu sais qu’il n’y a plus d’espoir. » A 17 ans, le décès de sa mère lui fait prendre conscience qu’il n’a plus « le luxe d’être un petit con ». Il sait aussi que l’école ne va pas l’aider, alors il quitte le foyer familial et prend un job d’éducateur de rue. Avec plusieurs gamins de Molenbeek, tout juste majeur, il se rend plusieurs fois par an à Cornimont, un village de la commune de Bièvre, dans le Namurois, pour animer des camps de vacances. « Ils se donnaient bénévolement de 6 heures à 22 heures pour faire manger les gosses, nettoyer les lieux, réparer les vélos, etc. Ils se sentaient utiles parce qu’ils voyaient le sourire des enfants. Mais dès qu’ils revenaient à Molenbeek, ils recommençaient leurs bêtises. » Convaincu que tout est lié non à la personne mais à l’environnement dans lequel elle évolue, Ibrahim finit par douter de ce qu’il peut apporter à ces jeunes désoeuvrés. Il démissionne.
Il passe ensuite trois semaines à la Stib, puis dégote un job intérimaire de tireur de câbles, à Zellik. Il bosse en binôme avec David, qui lui fait découvrir l’existence du téléchargement sur Internet et lui apporte un CD gravé des rappeurs 2Pac et Notorious B.I.G.. « Comme il n’aimait pas ce genre de musique et que ça consommait beaucoup sur sa bande passante, il m’a dit qu’il ne le ferait plus. Par contre, il était d’accord pour m’expliquer comment me débrouiller avec un ordinateur si j’en achetais un. » Ibrahim se paie alors un Dell à 7 000 francs belges (NDLR: 175 euros), une connexion 56K – « celle dont le modem fait du bruit quand il démarre » – et télécharge le fameux logiciel de partage de fichiers eDonkey. Le premier soir, il reçoit un message d’erreur lors de l’installation. Comme il est tard, il n’ose pas appeler son collègue et poste ses questions sur un forum. C’est un Japonais qui lui répond, en anglais. Il prend son dictionnaire pour traduire et exécute les consignes: ça fonctionne. « C’est le déclic! Je comprends qu’il y a plein de gars comme moi à travers le monde, qui s’y connaissent ou pas en informatique, qui s’entraident juste parce qu’ils ont envie d’évoluer ensemble. Là, je me dis que c’est ça que je veux faire. J’ai l’impression d’être le maître du monde! » A la fin de la semaine, il ne resigne pas de contrat d’intérimaire, s’inscrit à une formation en gestion et se lance quelque temps plus tard en tant qu’indépendant. Autodidacte, il conçoit des menus pour des restos, donne des conseils sur l’utilisation des PC et se fait engager comme support informatique par Hewlett-Packard, le ministère des Finances, Mobistar puis Elia, le gestionnaire du réseau belge de transport d’électricité à haute tension. En 2011, il se retrouve à la tête d’une boîte de consultance, d’une autre de développement et d’une troisième de financement informatique, le tout avec une vingtaine d’employés. Mais il n’oublie pas la jeunesse pour autant. « Dans mon quartier, les jeunes me voyaient passer avec des voitures allemandes. Beaucoup m’ont demandé ce qu’ils devaient faire pour être comme moi. Le digital et l’entrepreneuriat ont bouleversé ma vie, j’ai donc voulu leur proposer un environnement où ils se sentiraient encadrés et pourraient s’entraider mutuellement pour être tirés vers le haut. » En 2015, le jeune entrepreneur investit son ancien athénée et, avec Julie Foulon, cofonde MolenGeek.
Sa plus grosse claque : « Le décès de ma mère, alors que j’ai 17 ans. Quand tu n’as plus celle qui te défend corps et âme, ça t’oblige à être un homme. Tu sais que ton temps sur terre est compté et tu as besoin de te sentir utile. »
Le digital pour tous
Défini comme un écosystème tech, MolenGeek est aussi un espace dédié aux formations courtes et longues dispensées à des chercheurs d’emploi, majoritairement de 18 à 30 ans. « Notre mission est de rendre le digital totalement accessible. Partant de là, on tente de s’affranchir des barrières. Tout est gratuit: les formations, l’incubateur, le café… tout! S’ils n’ont pas de matériel, on leur en prête. Et puis, MolenGeek est situé à côté d’une bouche de métro et est ouvert toute la nuit pour ceux qui veulent travailler. » Régulièrement, Ibrahim Ouassari accueille des élèves d’une école secondaire voisine pour des stages de plusieurs semaines. La première remarque de leurs enseignants, quand ils viennent en visite: « Chez nous, ils arrivent à 11 heures. Comment faites-vous pour les avoir dès 8 h 30? » Réponse: « Rien. Quand on trouve le bon environnement, où on voit qu’on peut apprendre, s’épanouir et se sentir utile, bien sûr qu’on a envie de venir. Mon idéal, ce sont des cours donnés par un professeur qui t’inspire énormément, et là où tu galères, tu as un copain de classe pour t’aider. La collaboration est vue comme de la triche à l’école. Pour moi, au contraire, c’est une dynamique positive qui tire chacun vers le haut. » La démarche séduit rapidement Samsung, qui entend découvrir les lieux et devient sponsor, au même titre que Facebook, Proximus puis Google. En 2020, lorsque MolenGeek inaugure le deuxième étage de son bâtiment, Sundar Pichai, le CEO de Google, pas moins, assiste à l’événement. « MolenGeek représente un potentiel énorme parce qu’on y enseigne le digital, qui est l’avenir du monde, sans être élitiste: on travaille justement avec un public qui est déconnecté de ce digital en tant qu’acteur. »
Ses dates clés
- 1999: « J’achète mon premier ordinateur, une grosse tour très lente. »
- 2002: « Je me lance officiellement dans l’entrepreneuriat et je bosse pour des restos et des privés. »
- 2011: « Je me retrouve à la tête d’une vingtaine d’employés au sein de trois entreprises de consultance, de développement et de financement informatique. »
- 2015: « MolenGeek voit le jour. On s’installe près du Canal, dans une de mes anciennes écoles dont j’ai toujours été « amoureux ». »
- 2021: « Je rejoins le CA de Proximus pour apporter de la diversité en termes d’expérience. »
Maintenant qu’il a fondé l’école de ses rêves, Ibrahim Ouassari mise gros sur les futures générations, ces talents insoupçonnés issus des quartiers populaires. « Les jeunes de 20-25 ans sont allés à l’école avec des Mamadou et des Rachid, il y a de plus en plus de couples mixtes et de nouvelles communautés qui se créent. Les esprits sont plus ouverts. » Récemment parti vivre en banlieue bruxelloise pour offrir plus d’espace à sa famille de cinq enfants, le Molenbeekois n’en reste pas moins connecté à son quartier d’enfance, où il voit réapparaître cette diversité qui faisait son charme quand il était gamin. « Aujourd’hui, les Belgo-Belges comprennent les autres cultures. Pendant le ramadan, ils ne vont plus demander si « Même boire, tu ne peux pas? », ils savent que non. Ces garçons et ces filles ne se posent pas la question de l’orientation sexuelle, ne collent plus d’étiquette en lien avec l’origine. Ils évoluent ensemble, point. » C’est un peu de tout cela qu’Ibrahim veut apporter au conseil d’administration de Proximus, dont il a été nommé administrateur en avril dernier. Un regard non formaté, un ancrage local susceptible de rapprocher l’opérateur du quotidien de ses clients. Exemple: Proximus développe un projet de digitalisation des établissements scolaires. « C’est une super idée, mais il ne faut pas oublier que certains d’entre eux sont beaucoup moins favorisés que d’autres: que met-on en place pour que le digital soit accessible à tous? Je pense qu’une expérience de terrain, celle d’un gars « des quartiers », peut être utile pour garder une cohérence dans le développement. »
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