Portrait de Michel Duprez: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra
Avant de devenir compositeur de musique de film, Michel Duprez a dû soigner les blessures de son enfance. Pour cela, il est passé par une longue thérapie, en profondeur. Il espère que son parcours incitera d’autres personnes à vivre de leur passion.
Michel Duprez vit à deux pas de la Grand-Place de Mons, dans une de ces agréables ruelles principalement piétonnières aux façades étroites. Après l’avoir retapée, il a investi une bâtisse familiale avec sa compagne, qui compte ouvrir une herboristerie au rez-de-chaussée. Au sommet d’un escalier abrupt, le premier étage compte une cuisine et un studio d’enregistrement. La table de mixage émet un son bizarre. Le compositeur a simplement oublié d’éteindre un synthé, sans doute trop absorbé par la fiction d’animation sur laquelle il travaille. L’histoire de Camille, petite fille de 5 ans qui assiste à l’ascension puis à la chute de son papa trader. Une oeuvre au vitriol dont le concept plaît au Montois. « A travers le regard d’une enfant, on prend de plein fouet l’absurdité de la spéculation financière et de la course aveugle qui l’accompagne. Faire la musique d’un tel film, c’est aussi se raccommoder avec l’innocence qu’on avait tous, gamin, et qu’on a laissé s’abîmer au contact des « grands » et de la « vraie vie ». » Un court métrage de dix-sept minutes qui a nécessité la création de trente-sept thèmes musicaux différents.
Sa plus grosse claque:
Il y a trois ans, je me suis épuisé à créer des musiques pendant des mois pour un film d’envergure internationale. Je n’ai jamais réussi à comprendre le réalisateur. Il m’a laissé en plan. »
« Il faut comprendre ce que les commanditaires désirent, parfois même au-delà de ce qu’ils réussissent à exprimer, en fonction de leur culture, du moment, de leur cible, etc. Et puis, il y a une part d’envie, de création, d’habillage. » Habitué à composer sur ordinateur, Michel Duprez vient pourtant d’acquérir un orgue Hammond, une épinette – le modèle réduit du clavecin – et un piano droit, installés au rez-de-chaussée, derrière la future boutique. Une triple acquisition effectuée sur un coup de tête, même si l’artiste aura attendu ses 54 ans pour utiliser de « vrais » instruments. Plus tôt, il n’en aurait pas été capable. « J’ai longtemps sous-estimé ce que je faisais, au point de ne pas me sentir légitime dans ce métier. A chaque fois que je me retrouvais dans un projet, j’étais supercontent, mais je me demandais si j’y avais vraiment ma place. » Alors qu’il rentre dans une nouvelle phase de sa vie, le musicien ne peut s’empêcher de penser que ces instruments sont les symboles de cette reconquête de soi et de l’abandon du syndrome de l’imposteur.
Son mantra:
Conscience, conscience, conscience. »
La dernière transe
Vingt ans. C’est la durée approximative de la thérapie suivie par Michel pour se débarrasser de ces freins dont il ignorait l’existence, mais qui le rendaient malheureux. Un cheminement peu classique qui lui fera intégrer des états de conscience modifiée, proches de la transe chamanique. « Il y a d’abord eu un travail de fond avec le thérapeute, qui m’a ensuite expliqué ce qui pouvait m’arriver en entrant dans ces états: sentir des odeurs, voir des images, etc. Puis, un jour, il m’a guidé pour que j’entre en transe. Par une respiration très forte, dite holotropique, j’ai atteint une autre dimension de la réalité, entre le rêve et l’état d’éveil actif. Ça m’a permis non pas de me souvenir d’événements, mais de les revivre. »
En octobre dernier, alors que le quinqua est au lit, une émotion le saisit soudainement dans tout le corps. « A force de l’avoir vécu chez le psy, je savais que j’entrais en transe. Je pouvais décider de laisser faire ou pas. » Ce soir-là, en sécurité auprès de sa compagne, il « laisse faire ». La scène est impressionnante. Michel déverse ses pleurs, plein de rage. A cet instant précis, il est en train de revivre le moment de sa naissance. « Je me voyais comme une espèce de petit bout tout violacé, clairement pas voulu par ma maman, dont la vie s’est arrêtée quand elle m’a mis au monde, au point de multiplier les angoisses et les crises de folie intenses, presque des bouffées psychotiques. » Enfant non désiré, le jeune Michel a pourtant besoin de sa mère lorsqu’ on lui diagnostique de l’asthme et de l’eczéma. Elle lui prodigue des caresses médicales et dort avec lui jusqu’à ses 16 ans, mais il y a derrière cela moins d’affection qu’une volonté de fuir le lit conjugal. « C’est la même personne qui m’étouffait et qui me donnait les premiers soins. Cette intrication mentale m’a rendu dépendant d’elle et a énormément entravé ma construction affective. »
A ce moment du récit, le scénario idéal introduirait la musique comme échappatoire, à l’époque où le Borain d’origine fait sonner – sans aucune connaissance théorique – chaque instrument que son paternel, professeur d’histoire de la musique en secondaire, ramène à la maison. A deux reprises dans sa jeunesse, il se détournera pourtant du quatrième art. D’abord par rejet de son père. « Quand ma mère, hystérique, piquait des crises de rage jusqu’à nous frapper, ma soeur et moi, ou qu’elle disait des choses épouvantables à son encontre en affirmant qu’il l’avait violée pour nous avoir, mon père ne disait jamais rien, il ne nous défendait pas. C’était l’une de mes douleurs. A cet âge-là, tout est très intriqué, il y avait donc une logique à refouler cet univers dont mon papa faisait plus ou moins partie. »
A 18 ans, inscrit en sciences économiques bien qu’il préfère l’astrophysique, Michel intègre le milieu montois du rock. Guitare, basse, batterie… il enchaîne les instruments comme les groupes et finit par former un binôme avec un certain Richard. « J’aurais vraiment pu imaginer faire carrière. On recevait des commandes d’artistes pour des arrangements, on a fait quelques gros concerts, de la télé… Avant mes 20 ans, j’étais déjà dans un monde professionnel, mais je faisais de la musique pour de mauvaises raisons: je cherchais uniquement à me mettre en valeur. » Avec Richard, il ouvre un magasin d’instruments et un studio d’enregistrement à La Louvière, mais leur gestion laisse à désirer. Quand le fisc leur tombe dessus trois ans plus tard, le duo fait faillite et Michel éprouve le besoin de prendre l’air. A 27 ans, presque sans le décider, il tourne à nouveau le dos au milieu musical.
Son plus gros risque:
Quitter le bureau d’avocats où j’étais secrétaire pour me lancer à temps plein en tant que compositeur. »
Des planches au clavier
Dix ans passent. Dix années discrètes durant lesquelles Michel Duprez est gestionnaire de salle de spectacle, magasinier, puis chômeur… Quand sa relation amoureuse prend fin après quatorze ans, il débute sa thérapie pour faire cesser ce malaise lié à l’enfance. En parallèle, il organise des jeux de rôle grandeur nature, il fait de l’impro et du théâtre. « Au G-Théâtre de Mons, j’ai pu interpréter de grands personnages dans Les Liaisons dangereuses, Le Libertin, etc. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé ma thérapie. Je faisais des choses pour les bonnes raisons: plus pour l’ego, mais par amour de l’art. Au point d’à nouveau caresser le rêve d’exercer un métier artistique. » Le Hennuyer n’intégrera pas le conservatoire. Au lieu de ça, il dégote un job de secrétaire dans un bureau d’avocats. Qu’importe, tant qu’il peut continuer à vivre sa passion sur les planches et rencontrer des pointures telles que Victor Haïm, que le G Théâtre invite pour mettre en scène l’une de ses pièces. Un jour où le dramaturge passe par hasard chez son comédien, il repère un clavier, posé verticalement, rempli de poussière. Dans la seconde qui suit, il lui propose d’écrire la musique de la pièce. « J’ai dû contacter un copain pour qu’il me passe un ordinateur, j’ai composé une bande originale d’inspiration classique, mais pas du tout réaliste – la trompette faisait vraiment « pouet » – mais je me suis régalé. Un soir de création, je me suis mis à pleurer. J’avais enfin compris, putain, que c’était ça que je voulais faire! »
Le Montois ne laisse pas échapper cette nouvelle opportunité. Il contacte les metteurs en scène du G Théâtre et leur propose de créer gratuitement la musique de leur pièce en cours. Ils sont six à accepter. « J’ai tout fait en six mois. Je composais de 17 h 30 à 2 heures du matin puis je validais des virements en journée chez les avocats. » Quand Michel quitte définitivement le cabinet et glisse un soundcloud (une plate-forme en ligne sur laquelle les utilisateurs peuvent collaborer ainsi que promouvoir et distribuer leurs projets musicaux) sur son site Web, tout s’enchaîne. Un premier long métrage grâce à un pote de l’époque des groupes de rock devenu réalisateur, le court métrage Palais de Justesse de Stéphane De Groodt – « un des plus beaux projets » – le documentaire L’Homme qui répare les femmes sur le prix Nobel de la Paix Denis Mukwege, ou encore la série de la RTBF Unité 42. Cela fait aujourd’hui deux ans que le compositeur vit sereinement de ses créations. « Ce métier n’est pas fort différent d’une relation de couple: il faut être attiré par l’autre pour que ça fonctionne. Je sais désormais comment me fondre dans le désir d’un réalisateur, même si je crée avant tout parce que je « tripe » artistiquement. »
Michel Duprez est entre-temps devenu orphelin. A la mort de son père, quand il avait 18 ans, il a reporté son rejet sur sa mère, au point de changer de trottoir quand il la croisait en ville. Il a fallu attendre l’effet de sa thérapie pour qu’il s’ouvre à la discussion, provoquée un beau matin, quand il s’est réveillé avec ce besoin urgent de lui parler. « Elle a essayé de changer de sujet en évoquant le facteur qui passait, mais j’ai tenu bon. Pendant deux heures, je lui ai fait comprendre qu’elle ne m’avait jamais aimé. C’était un moment de grande vérité entre une mère et son fils, qui lui a permis de comprendre que je devenais un adulte. A partir de ce moment-là, notre relation s’est normalisée. » Sa maman s’en est allée un jour de 2018. Michel était occupé à signer la musique de H.A.N., une fable sur la nature.
Ses 5 dates clés
- 1969: « Les premiers pas de l’homme sur la Lune. Je n’avais que 2 ans et pourtant, la réalité de la guerre froide et la lutte pour la supériorité d’une idéologie m’ont accompagné toute mon enfance. »
- 1985: « Je joue dans mes premiers groupes de rock. Je fais tout à l’oreille, puisque je n’ai jamais su lire une partition. »
- 1989: « L’arrivée d’Internet. Un autre monde, sans lequel je n’exercerais pas ce métier aujourd’hui. »
- 2010: « Je rencontre Victor Haïm qui m’incite à créer la musique d’une pièce de théâtre. J’ai trouvé ma voie. »
- 2022: « Peut-être l’autodévoilement d’une civilisation extraterrestre en avance technologique et spirituelle de plusieurs millénaires sur l’humain? Pourquoi ne pas accepter cette éventualité? »
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