Décès de Marc Danval: une vocation contrariée (portrait)
Homme de radio, de jazz, de théâtre, de collections, d’écriture, plasticien, journaliste, Marc Danval est décédé ce vendredi, à l’âge de 85 ans. En juin dernier, à l’occasion de la publication de sa biographie, Le Vif lui consacrait un portrait, que nous repartageons à nouveau. Retour sur la vie d’un passionné, dont toute sa carrière découle néanmoins d’une vocation contrariée.
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C’est la faute de son père, cette histoire. Marc Danval adorait le piano, en jouer, surtout ; il se révèle très doué. Son père, c’est Fernand Sevenants, pianiste, compositeur et professeur au Conservatoire royal de Bruxelles. L’ homme, surtout, est un envieux qui a vécu dans l’ombre de son propre père, José Sevenants, lui aussi professeur de piano au Conservatoire, oui, mais également pédagogue respecté et compositeur prolifique ayant suivi l’enseignement d’ Arthur De Greef et qui, plus tard, enseignera à Franz Constant, Marcel Poot ou encore André Dumortier. Pour Fernand, se voir talonner, éventuellement éclipser, par son fils est littéralement insupportable. Alors, à la mort du célèbre grand-père, Fernand interdit à Marc Danval de prendre des leçons et, quand il s’absente, met le piano sous clé. «J’étais sûr que ce serait ma vie. C’est le seul regret de mon existence, ne pas avoir été pianiste de jazz. ça, je l’ai toujours sur l’estomac», confie l’intéressé.
De ce père jaloux, ombrageux, il garde des souvenirs blessants. «Il ne manquait jamais une occasion de me rabaisser.» Avec sa mère, une femme «profondément intéressée» et «peu démonstrative», les rapports sont distants. Le couple, peu doué pour être parents, se sépare – on est en 1947 et, à l’époque, divorcer est rare. Ça le mène tout droit à l’internat. Les week-ends, à tour de rôle le samedi chez l’un, le dimanche chez l’une, il entend chacun déverser sa rancœur. Mais son enfance n’est ni morose ni triste. Marc Danval a adoré le pensionnat, où tout le monde l’y adorait ; il s’y est fait des amitiés éternelles. «Le vrai meilleur moment, c’était le dimanche soir. Le retour à la pension.»
Une très récente biographie, Marc Danval, l’épicurieux (1), vient de conduire l’animateur de 85 ans dans les studios de radio et de télévision. Il nous reçoit, un matin, chez lui, fenêtres ouvertes sur le ciel d’été. Le décor est délicieusement vieillot: un appartement bourgeois de 80 mètres carrés, à Ixelles, où, dès l’entrée, chaque mur est saturé de rayonnages abritant près de 2 500 disques, des livres, des photos, des dédicaces… Le reste de son immense collection musicale, qui occupait autrefois les cinq étages de sa maison natale au bord des étangs d’Ixelles, a été vendu ou réparti entre son garage, dont il a fait une bibliothèque privée, et la Bibliothèque royale de Belgique, où un fonds Marc Danval est constitué.
Un lieu de repli
La conversation évoque ce père jaloux, le petit garçon empêché de réaliser son rêve. Ça l’exaspère. «Je n’allais pas continuer à larmoyer. Et, sans cela, je n’aurais pas connu le premier amour de ma vie, cette musique de “sauvage” que mon père détestait!» Toute sa carrière découle de cette vocation contrariée. La découverte du jazz arrive comme une révélation, et comme un salut. «J’ai entendu Pine Top’s Boogie Woogie de Stan Brenders. J’étais sur le cul: cela m’a bouleversé et je n’ai plus pensé qu’à cela. J’ai eu l’impression que le jazz m’était destiné.» Il est gamin, 9 ans à peine, et interne à Morlanwelz. Le bebop prend possession de son être tout entier et le relais du piano. Après le choc Brenders – par ailleurs, élève de José Stevenants– , il y a le choc Bill Coleman et Don Byas. Le deuxième d’une longue série: Chet Baker – devenu un ami –, Duke Ellington, Charlie Parker, Bill Evans et Ben Webster. Aimer le jazz, c’est ne pouvoir se passer d’aucun de ces noms, plus quelques autres, comme Louis Armstrong, Billie Holiday, Miles Davis, Django Reinhardt, Sarah Vaughan, Erroll Garner, Ella Fitzgerald. «Quand on la chance de découvrir sa vocation, sa passion, je vous assure qu’on n’est plus seul dans la vie.» Elle exige tout. De l’écoute, des savoirs et puis, du temps, des heures passées chez des disquaires et sur les marchés aux puces. A l’époque de sa découverte, l’enfant n’y connaît rien. Mais, à partir de ce moment-là, il décide d’accumuler les connaissances nécessaires. «Le jazz, comme le classique et la poésie, a la réputation d’être destiné à une élite culturelle. Mais pour l’aimer, à l’instar de la femme dont vous êtes épris, il faut le comprendre.» Sa fascination pour cet «art infini» lui a, au fond, permis d’être fidèle à son aspiration. Il ne sera pas musicien professionnel mais professionnel de la musique.
Côté musique classique, le mélomane aime Bach, Ravel, Satie et Debussy. Mais «une bonne journée commence par Bill Evans, estime Marc Danval. Le jazz, c’est la seule révolution musicale du XXe siècle. La musique la plus proche de la vie et de tous les instincts de l’homme.» De la thérapie? «En cas de coup dur, il n’y a pas mieux. Il agit comme une sorte de traitement. Ecouter un morceau est une expérience semblable à la méditation.» Et son refuge, aussi? «Il faut toujours un lieu de repli dans la vie», commente-t-il.
«Il y a sept ans, j’ai subi une opération à cœur ouvert, suivie de six mois de revalidation. Moi qui ne m’étais jamais arrêté, qui avais toujours eu une santé de fer, soudain je n’étais plus invincible, immortel comme je l’avais cru jusqu’alors.»
Sa plus grosse claque
Sacha Guitry, le modèle
Puisqu’il ne deviendra pas musicien, il entre dans la vie comme comédien, au théâtre du Parc, où il est engagé à l’année et qui a l’exclusivité des pièces de Sacha Guitry, aux Galeries et, enfin, dans tous les théâtres bruxellois, le Poche, les Quat’sous… La scène satisfait son impérieuse nécessité d’expression. Ça aussi, c’est fondamental, conseille-t-il: trouver son espace, son lieu de création, «sans quoi, on reste inachevé».
«J’étais un acteur de café-théâtre, un “zot peï”. Je n’étais pas fait pour les rôles de jeune premier ni pour jouer les tragédies. Je n’étais pas d’une beauté folle!» Ça marche très bien mais la mort de Sacha Guitry, puis celle de Boris Vian, lui ôtent le désir de jouer ; l’envie, plutôt, n’est plus la même. Ces deux-là lui ont servi d’exemples, mais un seul de réel modèle: l’auteur franco-russe, le seul qu’il admire jusqu’au mimétisme. «Jeune, on se cherche des exemples, dont il faut se dégager par la suite. Cela se fait naturellement si on possède sa propre personnalité.» Pourquoi Sacha Guitry? Sa gentillesse, sa drôlerie, son trait d’esprit… «Son œuvre masque une grande humanité et qui reste très actuel: rien n’est grave en dehors de la mort des gens qu’on aime.»
La suite, ce sont des tranches de vie successives. Marc Danval quitte la scène – pour y revenir de temps en temps quand même – , devient chef de publicité, disquaire, programmateur de club, attaché de presse, créé sa propre agence, écrit des bouquins sur Sacha Guitry, sur Toots Thielemans, sur l’historien du jazz Robert Goffin, de la poésie, et, surtout, entre à la radio, injecte du jazz à une époque où c’est encore «un truc de nègre», marginal et méprisé. C’est ainsi que des gens peu ordinaires se sont vite trouvés sur son chemin – Jean Cocteau, Duke Ellington, Sacha Guitry, Chet Backer... «Des gens que je regardais les yeux écarquillés. J’ai rarement provoqué ces rencontres mais on peut dire que j’ai été servi, davantage que Blanche-Neige!» Un matin, Robert Goffin lui téléphone: «Viens à la maison, il y a quelqu’un que tu aimes bien.» Dès le seuil de la porte, il entend «une voix reconnaissable entre mille. Quand je suis arrivé, éduqué à l’américaine, il s’est levé et m’a dit: “Louis Armstrong, New Orleans, Louisiana.” Pendant tout le repas, il n’a parlé que des pilules laxatives.» Une autre fois, une secrétaire de chez Gallimard l’appelle. Boris Vian séjourne dans la villa Guillaume Tell, que Robert Goffin possède à Genval. «Il s’y ennuie et la dame me demande de faire quelque chose. J’ai fait appeler ma secrétaire pour prétexter qu’il devait d’urgence rentrer à Paris. J’ai été le chercher, il est rentré à Paris, je ne l’ai jamais revu. Entre-temps, j’avais reçu une carte postale où il avait écrit: “Je te rassure tout de suite, je vais très mal.”»
«Si ceux qui disent du mal de moi savaient exactement ce que je pense d’eux, ils en diraient bien davantage.» (Sacha Guitry)
Son mantra
Depuis plus de trente ans à présent, Marc Danval anime La Troisième Oreille, sur La Première. Une émission en direct où il sort l’un ou l’autre disque introuvable – sauf chez lui – de jazz des années 1940 ou d’opérette belge des années 1950. Il dit n’avoir rien perdu de son appétit pour le métier et la découverte, de son désir de mettre ses connaissances à la disposition des auditeurs. «On dit “Danval, le con, qu’est-ce qui fout le samedi, à se gâcher ses week-ends!” Ceux qui disent ça font un métier qui les emmerde.» S’il a réussi à vivre de sa passion, cela n’est pas arrivé comme ça. Pour nourrir sa famille, il a exercé dans la pub, durant deux ans et après, un vrai «breakdown». «Et heureusement! On a besoin d’être confronté à la vie qui ne ressemble pas aux rêves que l’on s’est faits. Cela me permet de dire aujourd’hui que rien n’est hors de portée. Vous passez la plus grande partie de votre vie d’adulte au travail, il est donc important que vous aimiez ça, que vous le feriez même si vous n’étiez pas payé, et cela juste pour le plaisir.»
«Le risque me fait énormément peur. Je reste prudent. J’ai toujours cette trouille de manquer d’argent et j’ignore de quoi se nourrit cette angoisse car je n’ai jamais été dans le besoin.»
Son plus gros risque
Ses émissions, il les prépare durant plusieurs jours. Car il ne s’agit pas seulement de passer des disques, il faut les raconter. Et pour cela, Marc Danval utilise à fond ses souvenirs. Et ses collections, du moins ce qui en reste, puisqu’il en a confié la plus grande partie à la Bibliothèque royale. «Je n’ai pas accumulé par plaisir égoïste. Je voulais que ces collections aient un but, qu’un jour, on puisse les lire comme on plonge dans un livre. Ma terreur était de claquer subitement et qu’elles disparaissent sur des brocantes. Ce sont quand même des morceaux de patrimoine dont on risquait de perdre le souvenir, qu’ils soient totalement oubliés.»
On sonne. Un colis, des livres, encore. Marc Danval se lève, la marche lente. Diriez-vous que vieillir est angoissant? «Mon corps est fatigué, mais mes envies sont intactes. Ça, ce n’est pas un truc de vieux.»
Dates clés
– 1948 «J’entends du jazz pour la première fois de ma vie et c’est comme si je n’avais jamais entendu!»
– 1954 «Je rencontre Sacha Guitry. J’ai 17 ans.»
– 1961 «Mes débuts à Radio Luxembourg.»
– 1964 «Je deviens père de ma fille unique, Nathalie.»
– 2019 «Je fête mes 60 ans de radio à l’Archiduc, à Bruxelles.»
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