Zakia Khattabi: «Quand je serai ministre, je ne veux pas du tout ressembler à ça»
Comment se fabrique un engagement? Un livre peut-il changer une vision du monde? Une rencontre peut-elle faire bifurquer un chemin politique? Une chanson peut-elle donner du sens à un combat? Chaque mois, entre parcours intime et questions de doctrine, le podcast «Le sens de sa vue» dissèque ce qui a construit l’idéal politique d’un invité.
Zakia Khattabi, ministre fédérale du Climat et de l’Environnement, est l’une des figures les plus populaires d’Ecolo. La Bruxelloise, née en 1976, à Saint-Josse-ten-Noode, a coprésidé le parti écologiste de 2014 à 2019. De ces belles années, son bureau de ministre, avenue du Jardin Botanique, a gardé quelques souvenirs: sur un mur, plusieurs photos d’elle et de Patrick Dupriez, son binôme wallon d’alors. L’air conditionné qui cingle toute la Tour des Finances affaiblit sa voix – «et on ne peut même pas ouvrir une fenêtre, c’est impossible», soupire-t-elle. Mais elle ne voulait pas manquer le rendez-vous. «De là d’où je viens, des classes populaires, on ne se rend pas bien compte du fait que beaucoup de ce qu’on vit est issu de décisions politiques… et les décideurs se rendent encore moins compte que leurs décisions ont de telles conséquences sur ce que vivent les classes populaires», assure-t-elle.
Le ton est donné: l’écologiste est venue à l’engagement politique par une prise de conscience sociale plus qu’environnementale. «Je ne suis pas environnementaliste, je suis une écologiste», répétera-t-elle plusieurs fois. «La rencontre avec la politique partisane est venue très très tard. On n’a jamais eu le sentiment, de là d’où je viens, de pouvoir changer les choses. On les subissait.» Et Le sens de sa vue lui permet de le raconter.
Son livre de référence
Ce classique de la sociologie, paru en 1966 en version originale, «a été une vraie révélation, une libération», raconte Zakia Khattabi, qui l’a découvert pendant ses études à l’ULB, lors d’un cours donné par Claude Javeau. «Luckmann et Berger analysent le quotidien pour savoir comment naissent les règles et montrent que le réel est une construction qui se transmet en se répétant», résume-t-elle. Et de métaboliser une constatation scientifique en un principe d’action politique: «Si tout n’est que construction, alors on peut déconstruire, pour reconstruire ensuite. Ce livre m’a donné des clés de compréhension et de lecture du monde, là où dans mon monde, celui d’où je viens, on subit les choses», ajoute-t-elle encore. L’ouvrage ne traite donc pas de changement climatique, de catastrophes naturelles ou de pollution. «Bien sûr, on trouve André Gorz dans ma bibliothèque», cite-t-elle en référence à l’un des pères de l’écologie politique, «mais avant de découvrir la doctrine écologiste, il m’a fallu un cadre».
Sa pièce marquante : « Qui a tué mon père », Edouard Louis, 2018.
La ministre s’émeut à l’évocation de ce court roman français, adapté au théâtre, dans lequel l’auteur s’adresse à son père, usé par une vie de travail manuel dans une région désindustrialisée du nord de la France. «C’est un concentré de réalité. Pour moi, le quotidien est bouleversant», confie-t-elle, avant de se mettre à lire, la voix nouée, mais plus seulement par l’air conditionné, un passage dans lequel Edouard Louis explique combien la politique n’est pour les dominants qu’une question esthétique, alors qu’elle est «une question de vie ou de mort» pour les plus précaires. «Je fais partie des dominants, je participe à des jeux politiques dont on pourrait penser qu’ils ne sont qu’esthétiques, pose-t-elle ensuite. La différence, c’est que ce qui m’anime, dans chaque action posée, est la dignité des plus faibles: il n’y a jamais rien d’esthétique là-dedans. Mes adversaires sont ceux qui les oublient ou s’en servent.»
Ce qui l’énerve: les attentions dont profitent parlementaires et ministres
Zakia Khattabi devient députée fédérale en mai 2009, quelques années à peine après être entrée chez Ecolo. Les débuts dans la politique professionnelle la stupéfient. «Je m’étais toujours dit “quand je serai ministre, je ne veux pas du tout ressembler à ça”», se rappelle-t-elle, ayant vu passer des ministres régionaux entourés de collaborateurs «jusqu’à ce qu’on leur porte des dossiers ou qu’on les serve à table». «Ces attentions me sont insupportables! Il y a plein de choses qu’on ferait tout aussi bien en enlevant toutes sortes d’artifices», s’énerve-t-elle, rappelant l’étonnement d’une collègue parlementaire de l’opposition fédérale, Sophie Rohonyi (DéFI), de la voir arriver seule en commission, ses dossiers sous le bras. «J’ai toujours eu un rapport horizontal à l’autorité, quelle que soit la position que j’occupe», conclut-elle.
Sa chanson préférée
Le tube de Jean-Jacques Goldman qui évoque, d’une certaine manière, le concept de «banalité du mal» d’Hannah Arendt, recoupe «une question que je me pose tous les jours: je ne me mets pas en danger, là, mais si je suis un jour confrontée à un vrai danger physique, pourrais-je assumer cette militance qui est la mienne? On peut tous faire le bien potentiellement et le mal en pratique», assure-t-elle, si bien qu’elle remonte aux sources mêmes de son action. «Parfois, je m’interroge: est-ce mieux de ne pas en être, de ne pas agir, de ne pas participer au pouvoir, pour rester, en principe, du côté du bien, du pur?»
Celui qu’elle voudra entendre à sa place: Bart De Wever, bourgmestre d’Anvers (N-VA)
Qui Zakia Khattabi voudrait-elle entendre soumis au même exercice? Ses adversaires «les plus lointains», bien sûr: ceux de la N-VA. «Je me suis demandée qui était le plus éloigné de moi, entre Bart De Wever et Theo Francken. A certains moments, je n’ai plus gardé Theo Francken dans le camp démocrate, pour des positions qu’il a prises et qui m’ont profondément choquée: notamment, quand il a dit qu’il ne voyait pas la plus-value de l’immigration marocaine», se rappelle- t-elle. «Edouard Louis disait de son père que l’histoire de son corps accusait l’histoire politique. Vous voulez voir la plus-value de l’immigration marocaine? Regardez les mains de mon père! Il était ouvrier. Il a construit Bruxelles! Il y avait là une limite que Theo Francken a franchie et qui n’est pas acceptable.» C’est pourquoi elle aimerait savoir «quelles blessures» fondent les positions de Bart De Wever.
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