Une salade César entre Laaouej et Leisterh n’a pas suffi: pourquoi la Région bruxelloise est toujours bloquée
Les négociations patinent en Région bruxellloise. Le blocage est complet côté néerlandophone, mais les partis francophones de la future majorité, PS et MR surtout, mettent la pression sur les écologistes flamands.
Dans les pays normaux, la Région-capitale est celle de tous les possibles, le lieu où sont permis, paraît-il, tous les rêves de réussite. Chez nous, Bruxelles est devenue depuis les élections du 9 juin dernier un grand jeu d’échecs politiques où tout semble impossible. Il y a deux rois, David Leisterh (MR) surtout, et Ahmed Laaouej (PS) un peu moins; il y a une reine, Elke Van den Brandt (Groen); on trouve des tours et des pions, des pratiques cavalières et quelques fous galopant sur la diagonale de l’échiquier. Les trois partis francophones appelés à s’associer dans le prochain gouvernement –MR, PS et Les Engagés– ont ensemble décidé de reporter la mise en œuvre d’une nouvelle phase de la zone de basses émissions (LEZ). Ils s’étaient mis d’accord discrètement à la fin juillet, quand ils ont officialisé ce qui était inévitable, à savoir qu’ils seraient les trois partis francophones de la majorité bruxelloise.
Ils n’ont averti Elke Van den Brandt, ministre de la Mobilité en affaires courantes, éclatante reine flamande du scrutin régional (23% des voix dans le groupe linguistique flamand, 8.300 voix de préférence) que quelques jours avant de lancer au parlement l’initiative d’un report par l’adoption d’une ordonnance, couplée à une autre qui garantirait le paiement jusqu’à la fin de l’année des primes Renolution, si courues des propriétaires bruxellois que les budgets prévus pour 2024 ont été récemment épuisés.
La reine verte des urnes flamandes y a vu, non sans raison, une provocation, ourdie par les monarques, socialiste et libéral, du moment.
Elle se trouve coincée comme une reine sans armée devant deux rois surarmés.
Soigner l’ouverture
Ces deux-là, un vainqueur incontestable du 9 juin, David Leisterh (20 sièges, 21 désormais avec le transfert de l’éphémère DéFI Ludivine de Magnanville, et 20.000 voix de préférence) et un vaincu honorable de ce jour-là, Ahmed Laaouej (seize sièges, 25.000 voix de préférence), y ont mis le temps, mais ça y est, ils s’entendent. Il paraît qu’ils se téléphonent tous les jours, ils se voient plusieurs fois par semaine, pas seulement au parlement où ils siègent, et pas uniquement aux séances hebdomadaires de leurs bureaux respectifs, d’où ils décident. Ils mangent même ensemble, de plus en plus souvent. On les a vus au Frederiksborg, à l’ombre de la basilique de Koekelberg, sur le territoire de Ganshoren –Elke Van den Brandt habite tout près– pour une salade César assez studieuse. Le 10 septembre au matin, le socialiste était à la radio, chez Bel RTL, et le libéral était à De Ochtend sur la VRT, pour mettre chacun la pression, à leur manière, dure en français, douce en néerlandais, sur la ministre Groen et formatrice flamande, et, ensemble, ils avaient même convenu d’employer certains termes, comme cette idée de ne pas «mettre le parlement en chômage temporaire».
Ils sont des alliés de circonstance condamnés à s’entendre et voués à régner sur Bruxelles ces cinq prochaines années, alors, ils ont coincé Elke Van den Brandt, qui n’avait pas besoin d’eux pour déjà avoir du mal. La reine du 9 juin flamand n’avait pas encore pu réunir une majorité des 17 députés néerlandophones du parlement bruxellois. Groen (quatre sièges), l’Open VLD (deux sièges) et Vooruit (deux sièges également) sont d’accord pour y aller ensemble. Mais le CD&V a récemment refusé d’offrir son indispensable siège à une coalition qui reste donc minoritaire, et Elke Van den Brandt, c’est officiel, patauge. Or, il faut deux majorités, une dans le groupe flamand, encore inexistante, et une dans le groupe francophone, établie, pour valablement installer un gouvernement bruxellois. Mais il est possible de voter des textes au parlement sans que la double majorité soit requise, sur les matières qui ne sont pas bicommunautaires.
Alors, voyant approcher des communales qui leur seront vitales, David Leisterh et Ahmed Laaouej ont soigné leur rentrée, leur ouverture, dirait-on s’ils étaient joueurs d’échecs, contre la LEZ, et ils ont accentué la pression sur Elke Van den Brandt. Ils ont encore sous la main quelques-uns de ces pions, pour lesquels ensemble MR, PS et Les Engagés disposent d’une majorité sur les 89 sièges (72 francophones et 17 flamands), qui composent des offensives auxquelles d’autres partis pourraient s’associer. Sur le report de la LEZ, le PTB (quinze sièges francophones et un néerlandophone), la Team Fouad Ahidar (trois sièges), l’Open VLD, la N-VA (deux sièges) et le Belang (deux sièges) voteront, à coup sûr, l’initiative tripartite, et on n’exclut pas que d’autres députés d’autres formations le fassent, et c’est donc une très faible minorité à la Région bruxelloise, menée par la reine Groen, qui s’y opposera. Mais les francophones se disent déjà prêts à faire passer ainsi, depuis le parlement et spécialement son bureau, qui deviendrait alors un embryon d’exécutif, les ordonnances budgétaires, acte politique suprême, que le gouvernement en affaires courantes serait alors forcé de mettre en œuvre.
Les trois partis francophones sont prêts, et elle pas.
Une reine sans armée
Un autre grand épouvantail menace Elke Van den Brandt, celui du plan Good Move, qui sonne désormais comme un repoussoir à électeurs, et que le MR a promis d’abattre «dans les 100 jours» de la constitution d’un exécutif dont il ferait partie, que le PTB a démoli pendant des mois, qu’Ahmed Laaouej a maintes fois dénoncé, et que tous font mine de vouloir effacer avant les communales. Elke Van den Brandt sait qu’elle pourrait à la fois rester ministre, dans un gouvernement en affaires courantes permanentes, tout en voyant se détricoter tout son travail ministériel à la Mobilité, récompensé dans les urnes. Elle a donc intérêt, ses électeurs aussi, à rapidement nouer un accord avec des partis flamands, mais surtout avec les trois partis francophones, et particulièrement avec David Leisterh et Ahmed Laaouej, soit avec ceux qui ont promis de détricoter son travail ministériel, pour empêcher un détricotage complet. Elle se trouve ainsi coincée comme une reine sans armée devant deux rois surarmés.
Sur le report de la LEZ, elle a crié à la bombe communautaire, pensant gagner une salvatrice amplitude, mais dans le groupe néerlandophone, une majorité y était favorable. Fouad Ahidar, exclu de Vooruit puis auteur de comparaisons antisémites, mais aussi vainqueur surprise des élections dans le collège flamand (trois sièges pour sa «Team» et 7.600 voix de préférence pour lui-même), avait même déposé au printemps une proposition d’ordonnance qui réclamait un délai. Très expérimenté et professionnel, ce parlementaire depuis 20 ans, ancien vice-président du parlement, a demandé, en bureau, que sa proposition soit réintroduite quand le MR, le PS et Les Engagés ont annoncé la leur. Il a appris à cette occasion qu’en fin de législature, une proposition de texte était frappée de caducité. Mais enfin il est d’accord sur le fond, comme une majorité du groupe néerlandophone au parlement bruxellois, ce qui frappe aussi de caducité la protestation communautaire – dans d’autres circonstances le politiquement correct aurait usé du terme de communautariste– d’Elke Van den Brandt.
Celle-ci doit donc, pour qu’existe un gouvernement bruxellois de plein exercice, se composer une coalition avec des partis flamands qui ne veulent pas vraiment de son programme, et ensuite négocier un programme de gouvernement avec trois partis francophones qui ne veulent pas de certains partis néerlandophones (le MR ne veut pas de la Team Fouad Ahidar, avec laquelle le PS est mal à l’aise, mais peut-être moins qu’avec la N-VA) et qui ne veulent vraiment pas de son programme. Bref, les trois partis francophones, et spécialement ceux de David Leisterh et Ahmed Laaouej, sont prêts, et elle pas. Elle n’a pas encore de note de base, eux oui. Ils ont déjà (un peu) une idée d’où ils feront des économies, elle pas. Ils vont chercher des manières de financer leur métro nord, ils ont même pensé à une espèce d’emprunt d’Etat régional, elle pas. Elle trouve la confiance rompue, et elle a raison, et eux s’amusent de ne pas devoir officialiser cet axe politique MR-PS avant les communales.
Ils profitent aussi d’une trêve estivale inédite dans le débat public francophone de ces dernières années. Alors que les questions identitaires liées à l’Islam avaient divisé l’échiquier bruxellois, peignant chaque parti, MR et PS, de pur blanc et de noir diabolique, l’éternelle guerre culturelle, source de tant de victoires de la droite, n’a, depuis le 9 juin dernier, connu aucun épisode. Pas de voile dans l’espace ou dans la sphère publique, pas de burkini dans une piscine, pas de nourriture halal à tous les rayons.
Le PS bruxellois, concurrencé par la liste Fouad Ahidar et le PTB, n’y a pas intérêt. Le MR bruxellois a perdu dans cette bataille culturelle d’importantes cohortes d’électeurs effrayés par un discours présenté comme hostile aux musulmans, ce qui lui a coûté un triomphe aussi marquant que son pendant wallon, et le MR national, donc, n’a volontairement pas insisté sur ces sujets cet été: il n’a rien à y gagner pour le moment. Et le MR n’a rien exigé sur l’interdiction du voile dans les Déclarations de politique régionale wallonne et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il n’a rien fait mettre dans aucune des notes de Bart De Wever au fédéral. On sait donc déjà que le MR n’exigera rien à Bruxelles à cet égard. C’est une des conditions nécessaires pour installer de la confiance pour quelques années. Y compris avec les adversaires que le MR a mis en échec.
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