Typhanie Afschrift : « Pourquoi je suis libertarienne »
L’avocate fiscaliste Typhanie Afschrift est la figue la plus emblématique des libertariens de Belgique. Si elle prône un Etat et des impôts minimum, elle se dit aussi très attachée aux libertés individuelles (immigration, avortement, drogues…). Interview.
Depuis quand êtes-vous libertarienne ?
Cela date ma jeunesse. Quand j’avais 20 ans, je ne savais pas que cela existait, mais j’avais déjà des idées à ce sujet. Pour devenir libertarienne, il a fallu que je lise des auteurs américains comme Ayn Rand, dont les romans philosophiques comme La Grève sont des points de repères pour beaucoup de libertariens, et aussi Robert Nozick, qui enseignait la philsophie à Harvard et dont la lecture était beaucoup plus difficile. Ce sont, pour moi, les deux penseurs les plus importants d’un courant libertarien que je qualifierais de raisonnable, c’est-à-dire qui sont partisans d’un Etat minimum. D’autres auteurs comme Murray Rothbard prônent la suppression totale de l’Etat, ce qui n’est pas mon cas.
Pourquoi êtes-vous libertarienne ?
Parce que c’est une pensée qui a le mérite d’être libérale dans tous les domaines. On reproche souvent aux libéraux d’être seulement attachés aux libertés économiques et d’oublier tout le reste. On est alors juste de droite et conservateur. Or je ne suis pas conservatrice du tout sur les questions de société en général. Ma conception du libertarisme est à gauche : concernant l’accès des étrangers au territoire, je suis hostile aux frontières, sur les questions de justice, je suis pour une justice plus douce, plus compréhensive avec les gens… La liberté n’est pas uniquement celle de gagner de l’argent. C’est aussi être libre dans une société moins répressive.
Sur le rôle de l’Etat, vous prônez un Etat minimum. C’est-à-dire ?
Un Etat minimum correspond en gros à ce qui était prévu par la constitution américaine de 1787, c’est-à-dire un Etat qui s’occupe de la défense nationale, du maintien de l’ordre pour assurer le respect de lois qui seraient restreintes au stricte minimum. On sait que la Constitution américaine, sans être modifiée, a fini par être appliquée de manière très différente : aujourd’hui, il y a quasi autant d’interventionnisme de l’Etat américain et des Etats fédérés qu’en Europe.
En réalité, la vraie solidarité est libre et elle doit se faire librement
Sur la fiscalité et la redistribution des richesses, quelle est votre position ?
Je conteste le mot de redistribution, comme je l’ai expliqué dans le livre La Tyrannie de la redistribution. Il y a des gens qui utilisent leur capacité à gagner de l’argent dans le respect des lois. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire qu’un Etat s’arroge le droit de prélever des richesses chez les uns pour les redistribuer aux autres. C’est une forme de solidarité contrainte. En réalité, la vraie solidarité est libre et elle doit se faire librement.
Mais nous vivons dans un monde très individualiste, voire égoïste. Difficile de croire à une solidarité spontanée, non ?
Individualiste, oui. Egoïste, je ne crois pas. Ce sont deux choses différentes. On peut être individualiste en se préoccupant des autres. Mais on peut choisir qui on va aider, sans être soumis aux choix faits par l’Etat et qui ne sont pas des choix objectifs puisqu’il est réalisé par les partis politiques qui sont au pouvoir. Le choix politique n’est pas plus légitime que celui qui serait fait librement par les personnes. Il n’y a pas que des libertariens qui tiennent ce discours selon lequel on doit cesser d’intervenir pour aider tout le monde pour tout. Je comprendrais mieux l’existence de la sécurité sociale si c’était un filet sécurité pour les gens qui sont en grande difficulté et qui, dans le système actuel sont peu aidés. Si ça fonctionnait, il n’y aurait pas autant de SDF dans nos rues.
La fiscalité est un point important chez les libertariens. Chez vous, ça l’est certainement, vous en faits même votre « business »…
Ce n’est pas parce que je suis avocate fiscaliste que je suis libertarienne. D’ailleurs, si demain les théories libertariennes en matière d’impôts étaient appliquées, je n’aurais plus de travail. Mes opinions ne servent pas mon travail. Cela dit, je me rends compte que libertarisme est un idéal qui est très loin d’être atteint en Europe. Pour moi, le libertarisme et le libéralisme sont même en recul en Europe. Il suffit de voir comment le taux de prélèvement fiscal ne cesse d’augmenter et à quel point on réglemente toutes les activités. Que peut-on encore faire sans être soumis à un règlement ?
Ne pensez-vous pas que la philosophie libertarienne a plutôt le vent en poupe ces dernières années, notamment avec le Covid et les restrictions de liberté durant la crise sanitaire ?
Oui et non. Effectivement, les excès de réglementation commis par les gouvernements durant le Covid ont été très loin dans les entraves aux libertés. Cela a sans doute amené certaines personnes à se manifester et à manifester tout court contre ces mesures liberticides. Mais ce qui est dangereux pour le mouvement libertarien, c’est que, parmi ces contestataires, il y avait, à côté des libertariens, des gens de l’extrême droite. On a un peu tout mélangé. Or l’extrême droite, c’est l’ennemi juré des libertariens. Les complotistes ont fait beaucoup de tort aussi en remettant en cause les vaccins, ce qui était absurde. Convaincre de ne pas se faire vacciner revenait à nuire à la santé d’autrui. Pour moi, il aurait fallu laisser la vaccination tout à fait libre, mais l’encourager, comme je l’ai d’ailleurs fait personnellement.
N’avez-vous pas l’impression que, de manière générale, la contestation à l’égard de la régulation par l’autorité publique ne se répand pas davantage dans la population, y compris chez certains politiques comme Georges-Louis Bouchez ? C’est une victoire de la pensée libertarienne ?
La régulation publique a atteint un niveau tellement excessif que cela suscite des réactions, mais cela reste minoritaire partout en Europe. Les mouvements contestataires sont soit à l’extrême droite, soit à l’extrême gauche, mais pas libertariens. En Belgique, c’est le Vlaams Belang d’un côté et le PTB de l’autre. Georges-Louis Bouchez exprime, en effet, souvent des idées qui sont proches des libertariens, mais ce n’est pas sa pensée de base. Dans les thèmes non fiscaux et non économiques, il n’est pas du tout libertarien. Notamment en matière d’immigration, il développe des idées de droite, avec lesquelles je suis en profond désaccord. Par contre, il a réhabilité le mot « libéral » que son prédécesseur n’osait plus prononcer. Désormais, selon leur slogan, les libéraux sont fiers d’être libéraux et ils ont bien raison, tout comme les socialistes ont raison d’être fiers d’être socialistes.
Pourquoi les partis libertariens ne percent pas politiquement, selon vous, même aux Etats-Unis ?
Aux Etats-Unis, les sondages estiment que les idées libertariennes sont partagées par un bon 20 % d’Américains, ce qui est tout de même significatif. Il est arrivé qu’un libertarien au sein du parti républicain et même aussi parfois au sein du parti démocrate parvienne à se faire élire dans un Etat ou l’autre. Des libertariens réussissent donc à se faire élire en faisant de l’entrisme dans les partis existants. Maintenant, le système bipartiste ne permet pas au parti libertarien d’espérer arriver au pouvoir. Dans le reste du monde, les libertariens percent encore moins. Il peut y avoir des explications liées aux règles électorales : en Belgique, par exemple, il est impossible pour une petite formation d’avoir accès au financement des partis, sans avoir un appui important dans des associations existantes. Pour le reste, le mouvement ne parvient pas à faire valoir ses valeurs, tout simplement. Le célèbre livre La Grève de Ayn Rand, publié en 1957, qui a inspiré bien des libertariens, est le livre le plus vendu après la Bible aux Etats-Unis. Il n’a été traduit en français qu’il y a une dizaine d’années seulement et cela n’a pas été un best-seller.
Un authentique libertarien ne peut se marquer ni à droite ni à gauche. Les gens ne le comprennent pas. Ils sont trop habitués à l’axe gauche-droite
Les libertariens sont-ils trop difficiles à situer sur l’échiquier politique ?
Je pense, en effet, qu’un authentique libertarien ne peut se marquer ni à droite ni à gauche. Les gens ne le comprennent pas. Ils sont trop habitués à l’axe gauche-droite. Ceci dit, on classe vite les libertariens à droite à cause de leurs positions économiques et fiscales. Il y a une grande difficulté à se positionner en tout cas dans les pays francophones où les doctrines sociales-démocrates restent très majoritaires dans la population. Cela pousse d’ailleurs les libéraux, dans des pays comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, à montrer un visage très social-démocrate aussi. Le libertarianisme est une pensée qui n’est pas dans le mainstream politique, en Europe.
Vous faites parti du Parti libertarien de Belgique ?
Non, je ne suis pas membre. Je connais ceux qui l’ont créé et j’ai beaucoup de sympathie pour plusieurs d’entre eux. Je n’en fais pas partie parce que je ne pense qu’un parti libertarien ait des chances d’avoir le moindre élu. Je n’ai donc pas envie de faire de la politique active. Je préfère diffuser des idées, comme je le fais dans mes écrits ou lors de conférences, comme récemment à Anvers à l’invitation de l’association Liberaal. Il faut attendre que les idées percent davantage et que l’excès d’étatisme, qu’il soit dû à la gauche ou à la droite, fasse réfléchir l’opinion et qu’un jour peut-être on comprenne que les idées libertariennes ont de la valeur. Il y a peu de représentants des libertariens, parfois des politiques de partis classiques qui défendent certaines idées libertariennes, comme Bouchez chez nous ou José Maria Aznar en Espagne. Alain Madelin aussi en France.
Il y a beaucoup de tensions ou d’opposition au sein des libertariens ?
On retrouve souvent cette opposition entre libertariens de gauche et libertariens de droite. Parmi les libertariens eux-mêmes, on me traite de gauchiste quand je parle d’un sujet non fiscal. Beaucoup de libertariens choisissent entre les différentes libertés, ce qui n’est pas conséquent au niveau de l’idéologie libertarienne. Mais bon, beaucoup de personnes n’échappent pas à la dualité gauche-droite qu’un libertarien ne devrait normalement pas connaître.
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