En défendant Hadja Lahbib, Alexander De Croo a-t-il voulu éviter que son rôle dans les négociations ne soit découvert?

Tout comprendre sur l’affaire Hadja Lahbib: les coulisses d’un jeu dangereux et farfelu (analyse)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

La ministre MR des Affaires étrangères Hadja Lahbib s’est défaussée sur Pascal Smet dans l’affaire des visas aux Iraniens. Et s’est abritée d’Alexander De Croo.

Le 15 juillet 2022, elle était encore « capitaine de son âme », « ni de gauche ni de droite », éprise d’une liberté aussi ampoulée que fictive, mais à l’époque, elle pouvait. Elle était dotée de cette auréole enviée des stars de la télévision qui vont se faire voir ailleurs, et à qui personne n’ose se risquer à dire que ce qu’elle racontait là n’était que de la langue de bois, fût-elle plantée de fleurs jolies. Hadja Lahbib est arrivée en politique en faisant croire qu’elle n’en faisait pas.

Mais là, entre deux coups de fil, l’ancienne journaliste favorable aux quotas ethniques – « Je crois que dans l’état actuel de notre société, c’est tout à fait nécessaire » –, disait-elle à Moustique en 2018, puis missionnée par un gouvernement régional rouge-vert, s’est transformée en missionnaire de son parti bleu, chargée d’une offensive contre ce même gouvernement régional. Et donc, inévitablement, en cible.

Le premier des coups de fil est venu de Georges-Louis Bouchez, en juillet 2022. Ce jour-là, le président réformateur propose à Hadja Lahbib de devenir ministre des Affaires étrangères en remplacement de Sophie Wilmès, démissionnaire. Elle accepte et, pour cela, quitte le mandat de chargée de mission pour préparer la candidature de Bruxelles au titre de capitale européenne de la Culture 2030. C’était le gouvernement Vervoort qui l’y avait désignée en février 2021. Un gouvernement régional bruxellois dont le socialiste flamand Pascal Smet est le secrétaire d’Etat aux Relations internationales.

Membre du plus petit parti de la coalition bruxelloise, Pascal Smet en est, protocolairement et politiquement, le dernier ministre. C’est ce dernier ministre qui passera à Hadja Lahbib le deuxième coup de fil le plus important de sa carrière politique. Le 10 mai, en effet, alors que la ministre des Affaires étrangères est en déplacement en Tunisie, Pascal Smet l’appelle. Ils se parlent paraît-il quatre minutes, et, lorsqu’ils raccrochent, ils ont, se disent-ils apparemment, réglé une question qui les perturbait depuis quelques semaines.

La Région de Bruxelles-Capitale organise en effet, en juin, un sommet mondial des villes, et c’est Pascal Smet qui s’en occupe. Des représentants de six cents communes participeront aux quatre jours d’activités, auxquelles la commission européenne, le fédéral – via son agence de développement Enabel –, d’autres villes flamandes (les séminaristes seront invités à visiter Louvain, Gand et Anvers notamment), l’OCDE et Metropolis sont associés. Metropolis est un réseau mondial de grandes villes dont le siège est à Barcelone et qui profitait de l’Urban Summit bruxellois pour y tenir son congrès annuel.

(Photo by VIRGINIE LEFOUR/BELGA MAG/AFP via Getty Images)

Problème : la vice-présidence de cette association multilatérale est exercée par le bourgmestre de Téhéran, Alireza Zakani. Celui-ci ne représente pas simplement un régime paria, avec lequel la Belgique tente à l’époque de négocier la libération d’Olivier Vandecasteele. Il en est aussi un des plus agressifs faucons, dirigeant d’une sanglante organisation révolutionnaire iranienne. C’est pourquoi les services des Affaires étrangères avaient, le 20 mars, déconseillé à Pascal Smet d’inviter « ces quatre personnes de la Ville de Téhéran », ce que le Bruxellois et son cabinet avaient d’abord accepté.

C’est sous la pression de Metropolis que le dernier ministre avait alors, le 10 mai, composé le numéro d’Hadja Lahbib.

Le capitaine et le petit soldat

Ce coup de fil qui, près d’un mois plus tard, le 8 juin, mena à l’attribution par l’ambassade de Belgique à Téhéran de treize visas à une délégation iranienne qui ne devait au départ en compter que sept, conduira, en fait, Pascal Smet à la démission. Et c’est Hadja Lahbib qui l’y précipitera.

La capitaine de son âme se sera transformée en petit soldat de son parti.

Alertée par la N-VA, révoltée par le tapis rouge déroulé à Bruxelles devant une figure de la Terreur moyen-orientale, la formation de la ministre des Affaires étrangères sera offensive jusqu’à l’agressivité, dès le début de l’affaire. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, osera même une comparaison entre Emir Kir, exclu du PS pour avoir invité plusieurs maires d’extrême droite, et Philippe Close, qui a pris la parole au sommet bruxellois, mais qui a veillé à n’avoir aucun contact avec son homologue de Téhéran. En plénière de la Chambre, le 15 juin, Hadja Lahbib considérait que la présence d’Alireza Zakani avait sali Bruxelles, mais que Pascal Smet avait tant insisté qu’elle avait bien dû l’autoriser à entrer sur le territoire belge.

Le député MR Michel De Maegd cassa lui aussi son auréole de star de la télévision qui se fait voir ailleurs. Son interpellation, censée défendre sa ministre, et fort appréciée dans les rangs réformateurs, contribua à ramasser les problèmes que la position d’Hadja Lahbib allait provoquer. De sa chaude voix télévisuelle, il attendait des « concernés » une position aussi forte que pour Emir Kir. « Madame la ministre, cette invitation de la part des autorités bruxelloises est, pour mon parti, indigne. Je pèse mes mots », ajouta-t-il.

Jeté sous un bus

Sur le moment, cela avait peut-être échappé à Michel De Maegd, à son président de parti, à la ministre des Affaires étrangères et à une partie de leurs camarades. Mais cette invitation indigne pour son parti qui a, selon Hadja Lahbib, sali Bruxelles, pourtant, c’est bien Hadja Lahbib qui l’a acceptée. La chose est si énorme qu’elle mérite d’être écrite toute nue : Hadja Lahbib a délivré des visas et puis a reproché à Pascal Smet d’avoir reçu des visas.

Elle aurait pu, Hadja Lahbib, se ranger derrière une conception du multilatéralisme qui, à New York pour l’ONU, à Genève pour l’OIT ou l’OMS, à Lausanne pour le CIO, à Vienne pour l’OSCE, oblige parfois des pays fort fréquentables à héberger des personnalités redoutables. Elle aurait pu, aussi, évoquer la séquence périlleuse des négociations pour la libération d’Olivier Vandecasteele. L’Iran, alors, était en position de force, et la vie d’un Belge innocent valait bien l’autorisation pour un Iranien coupable de passer quelques jours à Bruxelles, quand bien même Olivier Vandecasteele était libre depuis dix jours lorsque l’ambassade de Belgique à Téhéran délivra les treize visas. Elle aurait dû, en un mot, assumer sa responsabilité, incontestable ici. Elle a préféré livrer une interprétation politiquement dangereuse et constitutionnellement farfelue.

Constitutionnellement farfelue, d’abord, parce que l’accès au territoire est une compétence exclusivement fédérale, et que tous les coups de fil de Pascal Smet du monde n’auraient rien pu y changer.

Politiquement dangereuse, ensuite, parce qu’il n’est jamais fort habile de raconter des histoires constitutionnellement farfelues en séance plénière de la Chambre. Et parce qu’en répercutant la colère de son parti, en l’amplifiant même, et en se défaussant sur Pascal Smet, elle a donné aux formations adverses des raisons et des moyens de lui nuire. Le lendemain de la plénière fédérale, Pascal Smet s’expliquait difficilement devant le parlement bruxellois, puis deux jours plus tard, présentait sa démission, ajoutant avoir été « jeté sous un bus » par sa collègue des Affaires étrangères. Il faut dire que son cabinet avait pris en charge le gîte et le couvert des Iraniens controversés, aussi…

Pascal Smet, ainsi, pouvait montrer qu’il prenait ses responsabilités. « J’avais un problème moral. Ça existe encore chez les gens. En tout cas chez moi », disait-il, et tout le monde, alors, comprenait que le dernier ministre bruxellois pensait à Hadja Lahbib. C’était son but et celui de son parti. Depuis la démission de Pascal Smet, plus personne, dans l’opposition fédérale, ne réclamait d’Hadja Lahbib autre chose qu’une démission. Et dans la majorité fédérale, les socialistes flamands y étaient, évidemment, eux aussi favorables. Mais ils n’étaient pas les seuls. Les verts avaient estimé que le MR avait singulièrement manqué de confraternité au moment des tourments puis de la chute de Sarah Schlitz (Ecolo). Et le PS n’allait pas oublier que les libéraux voulaient faire exclure, quelques jours plus tôt, son vice-président et bourgmestre de Bruxelles. Il ne restait plus à Hadja Lahbib, ancienne capitaine de son âme devenue petit soldat de son parti, que le soutien d’Alexander De Croo.

Dernier sali, Premier mouillé

Attaquée par le dernier ministre, elle était défendue par le Premier, qui, le 19 juin, s’énervait. « Il faut mettre les responsabilités politiques là où elles sont. Malgré un avis négatif, Bruxelles a quand même choisi de les inviter et même de payer leur séjour. La responsabilité se trouve à ce niveau », racontait-il à VTM.

Il voulait sauver sa ministre des Affaires étrangères, sans doute.

Il désirait éviter que son éventuel rôle dans les négociations ne soit découvert, plus sûrement. On sait qu’il a directement négocié la libération d’Olivier Vandecasteele avec les plus hauts dignitaires iraniens, ceux-ci lui ont peut-être glissé un mot d’un des leurs, maire de Téhéran.

Et Hadja Lahbib a fait savoir à la presse, le 20 juin, qu’Alexander De Croo avait validé ses initiatives dans cette affaire. Pour tenter de se sauver en salissant le dernier ministre d’abord, et en mouillant le Premier, ensuite.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire