Liège: fête, nuisances et sécurité, le casse-tête du Carré
Le Covid, la crise et l’insécurité ont joué les trouble-fête dans le Carré ces dernières années, et causé un vrai casse-tête.
Beaucoup le disent: Liège doit sa réputation de «ville festive» en grande partie à l’existence du Carré. Le périmètre est comme l’incarnation par excellence de l’esprit liégeois et, malgré le Covid et ses ravages, plusieurs dizaines de cafés et bars sont encore debout et les festivités ne faiblissent pas. La vie nocturne du quartier a pourtant évolué, avec des enseignes qui ont succombé à la crise, d’autres qui ont changé de propriétaire ou qui ont rouvert après des années de fermeture – comme Le Notger ou L’Aquarelle.
Un phénomène qui n’a rien de nouveau, selon Frédéric Rinné, figure emblématique du quartier. Président du Conseil de la nuit de Liège – il rassemble l’ensemble des acteurs de la vie nocturne: Horeca, plan de prévention, police, échevinat de la Propreté et bourgmestre – et de l’asbl HoreCarré, qui fédère une trentaine de cafés du quartier, il est aussi responsable de la discothèque The Factory, dans le Carré: «Il y a toujours eu un certain turn-over ici. Mais ces dernières années, on voit resurgir un phénomène qu’on n’avait plus connu depuis longtemps: au lieu d’avoir une trentaine de cafés et autant de propriétaires, ces derniers sont désormais une vingtaine pour le même nombre d’établissements car certains patrons se sont unis ou ont repris d’autres cafés grâce à leur succès. C’est notamment dû au fait que l’administration et la gestion sont complexes dans notre métier.»
Comme la surveillance policière coûte cher, les autorités préfèrent régler le problème en fermant les cafés ici.
Fidèles étudiants
A cette complexité se sont ajoutées les fermetures imposées par la pandémie, puis la hausse importante des prix des fournitures et celle des factures d’énergie. Sans oublier les travaux du tram, qui contribuent au fait que «le commerce liégeois a pris un gros coup sur la cafetière», selon Frédéric Rinné. Ce dernier ne cache pas que plusieurs établissements sont en difficulté, mais estime le Carré et ses cafés mieux lotis que d’autres, notamment parce qu’ils sont moins exposés aux pertes en cas de faible fréquentation: «Comparé à un restaurant, nos besoins en personnel sont plus limités et nos stocks périment lentement.»
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Les cafés du Carré peuvent aussi compter sur une clientèle fidèle, du moins du côté des étudiants: environ 80% de sa population nocturne est composée de 18-25 ans et, selon le patron d’HoreCarré, les jours de fêtes estudiantines ont significativement augmenté au fil des ans. Depuis le Covid, le quartier a par contre du mal à faire revenir les fêtards plus âgés, qui organisent davantage de soirées à domicile ou chez des amis. Sans compter que, pour beaucoup, le budget loisirs est désormais grevé par l’inflation et la crise énergétique.
Stop à 5 heures du mat?
Ce contexte compliqué apparaît toutefois moins menaçant que l’épée de Damoclès qui pèse depuis plusieurs années sur la vie nocturne du Carré: l’instauration d’un couvre-feu, pour contenir des problématiques comme le bruit, les conduites à risque liées à l’alcool ou le développement de la criminalité. «Il y a neuf ans, les autorités liégeoises avaient évoqué 2 heures du matin, ce qui signifiait une mort annoncée pour le Carré, se souvient Frédéric Rinné. Notre profession s’est révoltée et un dialogue a été mis en place avec la Ville.» L’initiative a notamment débouché, en 2014, sur la Charte pour un Carré qui tourne rond. Le Conseil de la nuit a été instauré quatre ans plus tard, en tant qu’organe consultatif, «ce qui prouve que Liège a la volonté de maintenir une vie nocturne en parallèle des activités diurnes».
Le Carré a donc désormais un cadre, mais l’idée d’un couvre-feu reste évoquée. On a parlé de 3 heures, juste après l’époque des confinements. «Pas réaliste, selon Jean-Marc Demelenne, chef de corps de la Zone de police de Liège depuis novembre dernier. On ne veut pas que la population qui souhaite prolonger la nuit se déplace en d’autres endroits. On n’aurait rien gagné. A titre personnel, je suis favorable à une heure raisonnable, raisonnée et concertée. La grande capacité policière injectée sur ce petit territoire pourrait alors être utilisée à meilleur escient, dans la sécurisation de la population et le service au public. Ça permettrait aussi aux services de propreté d’entrer en action en toute sécurité. Et pour les tenanciers, à partir d’une certaine heure, de toute façon, le ratio problèmes/bénéfice est complètement inversé. La réflexion est en cours au sein du Conseil de la nuit, forum de discussion idéal.»
Quelle heure, concrètement? «On envisage plutôt une fermeture progressive: arrêt de la musique à telle heure, de la vente de boissons une demi-heure plus tard et fermeture des établissements vers 5 heures. Ça doit se discuter. Et puis, c’est lié aussi aux possibilités de transports en commun. On travaille d’ailleurs sur des points d’embarquement sécurisés, lorsque le chantier du tram sera terminé.» L’avis du boss de The Factory: «5 heures nous semble une heure plutôt raisonnable mais les gérants d’établissements se battront toujours pour plus de libertés et pour que la « soif de fête » soit étanchée.»
Nuits chaudes
Le Carré «demande un gros investissement policier, qui correspond à l’importance que tous les Liégeois lui accordent», reconnaît Jean-Marc Demelenne. Au point qu’ont été établis, rappelle Anne Onclin, commissaire de la police de Liège-Centre, «un Plan d’action Carré, en 2006, avec, depuis, les adaptations aux phénomènes émergents et, en 2012, un comité de pilotage avec la Ville, le parquet et la police, d’où sont sortis notamment le règlement général de police pour le Carré et la Charte pour un Carré qui tourne rond, signée par plusieurs exploitants Horeca».
Ce sont désormais les nuits (dès 22 heures) du vendredi et du samedi qui exigent le plus d’efforts: «Le vendredi, seize inspecteurs et un gradé ; le samedi, quatorze et un gradé, détaille la commissaire. De 6 à 9 heures, c’est la relève, très importante parce qu’on a encore pas mal de gens dans la rue, parfois dans un état de conscience un peu altéré. On s’articule évidemment en fonction des événements, estudiantins notamment.» Mais la journée, précise Jean-Marc Demelenne, «le quartier, ancré dans l’hypercentre de Liège, fait aussi l’objet d’une attention particulière, dans le cadre du plan plus global contre les incivilités et la toxicomanie. L’hypercentre connaît les problèmes de toutes les grandes villes: extrême pauvreté, mendicité, toxicomanie…» Ceux qui sont propres au Carré, rebondit Anne Onclin, sont «liés à l’environnement, au public et aux lieux: immondices, consommation d’alcool excessive, consommation et vente de stupéfiants, séjours illégaux, faits de mœurs, vols, coups et blessures, présence de mineurs, nuisances sonores et environnementales».
Le quartier demande un gros investissement policier, qui correspond à l’importance que les Liégeois lui accordent.
Les statistiques, elles, montrent que les vols avec violence et les coups et blessures augmentent sensiblement (jusqu’à huit fois plus) les nuits du vendredi au samedi et du samedi au dimanche, avec un pic entre 2 et 4 heures. Des chiffres qui ont bon dos, estime Frédéric Rinné : «Si on ferme plus tôt, les personnes qui ont encore envie de faire la fête poursuivront leur nuit ailleurs. Ce qui ne fera que déplacer et disperser les problèmes qui peuvent être contenus dans le Carré. En somme, comme la surveillance policière coûte cher, les autorités préfèrent régler le problème en fermant les cafés ici.»
On en discutera encore beaucoup, au Conseil de la nuit.
Un équilibre fragile avec les riverains
Les résidents qui emménagent dans le Carré connaissent sa réputation festive. Pour autant, la cohabitation avec les fêtards n’est pas toujours facile… Ces dernières années, plusieurs riverains se plaignent d’une «extension abusive» du Carré festif au-delà de ses contours, notamment en raison de l’installation ou de la modification d’établissements dans les rues périmétriques du quartier. Un riverain de la rue de la Casquette y déplore ainsi le développement d’activités nocturnes bruyantes, comme au cœur du Carré, et ce, alors que, «lors de l’inauguration du piétonnier en 2014, le bourgmestre avait promis qu’il n’autoriserait pas l’installation d’établissements susceptibles de troubler la tranquillité de notre rue». L’homme pointe notamment les terrasses de certains restaurants et cafés, qui n’étaient pas prévues mais ont été tolérées pour soutenir l’Horeca après le Covid. C’est également le développement d’une terrasse qui pose problème à des riverains du boulevard de la Sauvenière, dont l’arrière des habitations donne directement sur cet extérieur festif «qui a beaucoup évolué depuis 2020 tout en méprisant les règles urbanistiques», souligne un autre habitant. Les nuisances auraient déjà poussé des citoyens à déménager, et plusieurs propriétaires craignent une dépréciation de la valeur de leur bien. Surtout, certains habitants se sentent délaissés par les autorités liégeoises qui, à leurs yeux, privilégient davantage l’Horeca aux intérêts des riverains.
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