harcèlement sexuel
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Harcèlement sexuel à la Ville de Liège : un jugement implacable, frappé d’appel

David Leloup Journaliste

L’ex-chef de cabinet de l’échevin de la Culture, ainsi que la Ville de Liège, viennent de se faire condamner pour harcèlement sexuel par le tribunal du travail. Après avoir dénoncé les faits pour trouver une solution amiable, la plaignante s’est fait licencier abusivement, estiment les juges. Le directeur général de la Ville, qui a demandé son renvoi, est en outre soupçonné d’avoir tenu des propos sexistes, ce qu’il nie.

C’est une affaire très sensible qui embarrasse la majorité PS-MR à la Ville de Liège. Elle n’a été abordée, lundi soir au conseil communal de Liège, que du bout des lèvres par le bourgmestre Willy Demeyer (PS) et le directeur général de la Ville, Philippe Rousselle, interpellés par le PTB. Un employé de la Ville, T.B., qui fut jusqu’en décembre 2019 le chef de cabinet de l’échevin de la Culture Jean-Pierre Hupkens (PS), vient de se faire condamner, solidairement avec la Ville, pour harcèlement sexuel par le tribunal du travail de Liège.

Mais ce n’est pas tout. La Ville s’est, de surcroît, fait condamner pour licenciement abusif et discriminatoire. Après avoir été mutée dans un premier temps vers un autre service, la plaignante s’est fait licencier après un entretien controversé avec le directeur général de la Ville de Liège. Autant dire que ce jugement crée un profond malaise alors même que la Ville vient de lancer App-elles, une application pour lutter contre le… harcèlement sexuel. Tant T.B. que la Ville contestent vivement les faits qui leur sont reprochés et ont annoncé, via leurs avocats, qu’ils allaient interjeter appel.

Le jugement de la 9e chambre, longuement motivé – il fait 44 pages –, a pourtant l’air implacable. Le tribunal condamne T.B. (56 ans) et la Ville de Liège à payer solidairement une indemnité (29.100 euros) à la plaignante, E.D. (49 ans), pour des faits de « harcèlement sexuel » qui ont duré six ans, de début 2012 à début 2018. Le tribunal du travail condamne également la Ville de Liège à indemniser la plaignante pour « manquement à ses obligations contractuelles en tant qu’employeur » (2.500 euros), pour « licenciement manifestement déraisonnable » (11.200 euros), « abusif » (1 euro) et « discriminatoire » (14.500 euros), ainsi que pour des arriérés de rémunération pour des heures supplémentaires (20.000 euros).

Une ardoise de 87.300 euros

Les frais de justice incombent aussi aux condamnés (3.000 euros pour T.B. et 7.000 euros pour la Ville). L’ardoise totale se chiffre donc à 87.300 euros, auxquels il convient d’ajouter les intérêts… L’Institut fédéral pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH), qui s’était joint à la plainte d’E.D., a également eu gain de cause : le tribunal a condamné la Ville de Liège à lui verser un euro symbolique.

Il n’y a que deux requêtes que la plaignante sollicitait et n’a pas obtenues : faire condamner T.B. et la Ville pour harcèlement moral, et obtenir du tribunal la publication du jugement aux valves de la Ville de Liège. « Il y a, certes, quelques maladresses de gestion du personnel (…) tout comme un manque d’égards (…) mais le tribunal n’y voit rien d’intentionnel au sens de la loi du 4 août 1996 » relative au bien-être des travailleurs. « Des manquements, aussi, existent dans la prévention des risques psychosociaux », notamment des mesures qui n’ont pas été prises en cas de retour au travail après une absence de longue durée et après dénonciation de harcèlement. Mais ces « fautes » ne constituent pas du harcèlement moral au sens de la loi.

Quant à la requête de publicité du jugement, le tribunal considère « que cette possibilité qui lui est réservée par la législation de clouer au pilori certaines parties doit être exercée avec énormément de mesure et de retenue. » Pour rendre le jugement public, les juges font valoir que l’IEFH dispose d’un site web, et a accès à des revues dédiées à l’étude du droit du travail ou de l’égalité des sexes, voire même à la presse…

Une relation « perverse et toxique »

Tout démarre en 2009. Et plutôt bien. La plaignante E.D. milite alors pour l’association « Liège 2015 ». T.B., lui, travaille déjà pour la Ville de Liège. Ils nouent des liens d’amitié et, ensemble, participent à la rédaction de la candidature de la Ville de Liège pour devenir capitale européenne de la culture en 2015. Début 2012, E.D. est embauchée, par l’intermédiaire de T.B., comme attachée de cabinet à l’échevinat de la Culture. Après les élections communales d’octobre, T.B. est nommé chef de cabinet et devient alors le supérieur hiérarchique direct d’E.D. dans les faits. Selon la plaignante, dès 2012, il a eu des comportements déplacés alors qu’elle n’avait aucune envie d’aller avec lui au-delà d’une relation professionnelle et conviviale.

Or c’est « une véritable succession de comportements à caractère sexuel que le tribunal constate » dans le chef de T.B., et ce dans le cadre d’une « asymétrie dans la relation », vu le rapport hiérarchique entre E.D. et T.B. S’il se dégage « quelques accents de sympathie et de complicité entre Madame D. et Monsieur B. », cela n’autorise pas ce dernier « à imposer des comportements écrits, verbaux et non verbaux non désirés ». Et ce, même si « ses communications sont celles d’un érudit qui manie le langage avec aisance et avec un vocabulaire fleuri » et qu’elles « n’ont rien de graveleux ». Dans ses messages, il l’appelait « ma petite lune » ou « la plus enchanteresse des Amazones ». Il l’imaginait « dans un bain de pétales de roses » avec la promesse qu’« un jour nous le ferons… ». Tout est « dans l’équivoque, l’ambiguïté, la nuance. Ceci rend les faits plus difficiles à établir mais n’enlève rien, néanmoins, à la perversité et la toxicité de la relation. »

L’échevin de la Culture Hupkens n’a été informé par la plaignante des faits de harcèlement sexuel qu’en février 2018. E.D. venait alors d’atteindre le « point de non-retour ». Quelques semaines plus tôt, mi-décembre 2017, après une réunion de soutien politique à Jean-Pierre Hupkens relativement arrosée, T.B. l’avait embrassée avant qu’elle ne le reconduise à son domicile. Pour T.B., il s’agissait d’une soirée agréable entre amis, et de baisers consentis.

Risque psychosocial

Ce n’est pas la version d’E.D. : « Pendant toute la soirée, il m’a tenu un discours du genre qu’il me protégeait, que j’étais sa créature, que tu ne voulais plus vraiment travailler avec moi, que tant qu’il était là, cela allait, mais que s’il n’était pas là, il faudrait que je fasse autre chose », explique-t-elle à Jean-Pierre Hupkens. « A la fin de la soirée il m’a embrassée. J’étais sous le choc. Mais il y avait quelque chose en moi qui m’empêchait d’être trop radicale, car c’est mon chef et il venait de me dire, en quelque sorte, que mon poste dépendait de lui. Il m’a demandé ce qu’on faisait après, et je lui ai dit qu’il n’y aurait pas d’après. Malgré cela, il m’a proposé de se voir à diverses reprises après cela. Je n’ai pas accepté mais ses avances se sont intensifiées, il va de plus en plus loin. »

Choquée, donc, E.D. entame un travail thérapeutique dans les semaines qui suivent ce traumatisme. C’est dans ce cadre qu’elle va réellement prendre conscience de l’anormalité de la situation qu’elle subit depuis de nombreuses années. D’autant qu’après les vacances de Noël, en janvier 2018, les comportements déplacés reprennent selon elle. « Au retour de vacances, il m’a empêchée de sortir d’une réunion pour essayer de m’embrasser. Quand j’ai dit non, il m’a dit “alors sur la joue”. J’ai dit non fermement et suis sortie. Il m’a suivie (…) Je suis rentrée dans mon bureau. Cinq minutes après, il téléphonait pour me demander si j’étais libre le soir pour aller prendre l’apéro. »

Au bout du rouleau, E.D. contacte alors la médecine du travail qui décide d’un arrêt de travail dès le 1er février 2018. En cause : « stress professionnel et risque psychosocial », c’est-à-dire un risque pour la santé mentale, physique et sociale engendré par les conditions d’emploi. E.D. consulte alors, sur recommandation du médecin du travail, un psychiatre qui diagnostiquera une « décompensation dans le cadre d’un harcèlement sur le lieu de travail ». Le 6 février 2018, elle introduit une demande d’intervention psychosociale informelle. Il s’agit d’un type d’intervention qui vise à trouver une solution « de manière informelle au moyen d’entretiens, d’interventions auprès d’une autre personne de l’entreprise ou de tentatives de conciliation », précise le SPF Emploi, Travail et Concertation sociale.

Seule avec lui à l’hôtel

Le conseiller en prévention va alors prendre contact avec l’échevin Hupkens pour un entretien à trois qui a lieu le 22 février. Et c’est pour préparer cet entretien qu’E.D. rédige une longue note récapitulative de son vécu depuis qu’elle côtoie T.B. sur son lieu de travail. D’emblée elle résume sa situation : « Je suis de plus en plus réduite au statut d’objet de convoitise et je reçois de plus en plus d’avances non désirées, au détriment de mon travail et de ma personne. Ceci s’accompagne d’un phénomène d’isolement par rapport à mes collègues et toi. (…) Depuis longtemps déjà, [T.B.] a un comportement ambigu avec moi. À tel point que les collègues font souvent des blagues au sujet de son attitude avec moi. En 2015, déjà, je n’ai pas osé aller à Perpignan en déplacement professionnel avec lui, car j’avais peur de me retrouver seule avec lui à l’hôtel. »

À cette époque, en 2015 donc, E.D. parle déjà de son profond malaise à des proches ainsi qu’à quelques collègues, dont la propre sœur de T.B. qui travaille elle aussi à l’échevinat. Mais elle n’évoque pas son mal-être à Jean-Pierre Hupkens, de peur de perdre son travail : « J’ai finalement décidé de ne pas t’en parler, je n’avais pas envie de donner un coup de pied dans la ruche, je n’avais pas envie de vous mettre, [T.B.] ou toi, à mal, et je n’avais pas envie de perdre mon boulot ou d’en changer. (…) Je ne sais pas si quelqu’un lui en a parlé, en tout cas, cela s’est un peu calmé (…) Puis cela a repris de plus belle, j’avais droit régulièrement à des commentaires du genre, “si tu restes après 18h, tu devras coucher avec moi”. Un jour où je suis restée après 18h, il est rentré dans mon bureau, m’a pris la tête dans ses mains et a essayé de m’embrasser. J’ai dit non et je l’ai repoussé. »

Mais le harcèlement continue, selon E.D. : « J’ai constamment droit à des commentaires sur ma façon de m’habiller, ma couleur de cheveux, ma façon de manger, comment mes vêtements de sport mettent en valeur mes formes, etc. » Jusque-là, elle voulait croire que c’était « de l’amitié ou des blagues » mais ce n’est pas le cas : « II essaie clairement d’avoir une relation avec moi, de façon plutôt insistante, alors que j’ai déjà dit non plusieurs fois, que je suis dans une relation de subordination et qu’il est marié. » Et les avances du « boss » envers son employée ont donc continué, selon cette dernière, jusqu’au fameux point de non-retour fin 2017 et début 2018.

Mutée dans un vestiaire masculin

Au terme de l’intervention psychosociale informelle, il n’est pas question, au sein de l’échevinat, d’écarter le chef de cabinet. On propose alors à E.D. de rejoindre le service des relations internationales, ce qu’elle accepte, la mort dans l’âme, si c’est le prix à payer pour ne plus croiser T.B. Le 2 mai 2018, quand elle se rend dans ce service pour prester son premier jour, son responsable ne se présente pas au rendez-vous qu’il lui avait fixé. Il lui téléphonera pour lui demander de se rendre chez la responsable du protocole, laquelle partage son bureau avec… le frère de T.B. ! « Elle décrit un accueil déplorable, un bureau non aménagé qu’elle doit quitter à peine deux jours plus tard, et retombe en incapacité de travail dès le 7 mai 2018 », note le tribunal. Qui décrit son nouveau « bureau » comme étant « une salle équipée d’une table et d’une chaise et servant, pour le surplus, de remise dont elle sera vite chassée puisque la pièce aura vocation à devenir le vestiaire masculin. » Tout un symbole…

Il faudra attendre juillet 2018 et une rencontre informelle entre le père de la plaignante et Jean-Pierre Hupkens pour que ce dernier annonce enfin à son équipe la véritable raison de la mutation d’E.D. Se sentant stigmatisé dans un rôle de « violeur », T.B. prend alors à son tour contact avec la médecine du travail. Par la voix de son avocate Me Alice Leboutte (Liénart & associés), il conteste aujourd’hui formellement tous les faits de harcèlement qui lui sont reprochés : « Il s’agit d’une présomption du tribunal que mon client n’est pas parvenu à renverser, mais nous espérons bien y arriver en appel. » Explications : s’agissant de faits de harcèlement moral ou sexuel, dont la preuve peut être difficile à rapporter, la loi du 4 août 1996 sur le bien-être des travailleurs inverse la charge de la preuve. Autrement dit, quand une personne établit des faits qui suggèrent l’existence de harcèlement, c’est au harceleur présumé de démontrer qu’il n’y a pas eu de harcèlement. Et « force est de constater que le dossier de Monsieur B. est bien maigre », note le tribunal.

Le 5 octobre 2018, une étrange réunion est organisée par le premier avocat de la plaignante, Me Jean-Louis Gilissen, avec le directeur général de la Ville de Liège, Philippe Rousselle. Etrange, car il s’agit d’une « audition » de la plaignante, hors procédures habituelles. Elle devra en outre attendre six mois avant d’en obtenir le procès-verbal, qu’elle conteste sur le fond et la forme… Dans un courriel de décembre 2019, Me Philippe Culot, le second avocat de la plaignante, s’en étonnera auprès du directeur général. Il se dira « surpris » de la procédure suivie dans la gestion de cette plainte « au vu des obligations légales et des acteurs professionnels à impliquer ». D’autant que, poursuit Me Culot, « l’échevin Hupkens a confirmé en présence de témoins les attouchements également réalisés sur Mesdames L. et K. par Monsieur B. Nous avons donc du mal à comprendre qu’à la suite d’une simple audition réalisée par vos soins ce dernier ait été purement et simplement lavé de tout soupçon. »

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Sous les jupes des filles

Trois jours plus tard, le directeur général Philippe Rousselle répond à Me Culot qu’il va proposer au collège communal le licenciement de sa cliente. Le tribunal du travail déplore que la Ville de Liège ait réagi de façon « épidermique » au courrier de l’avocat « lorsque celui-ci a, peut-être un peu maladroitement, mis dans la bouche du directeur général Rousselle des mots qu’il nie ». Quels sont ces mots ? Le tribunal fait référence à l’affirmation selon laquelle Philippe Rousselle aurait déclaré lors de la réunion du 5 octobre 2018, ce qu’il conteste vivement, qu’« il y a des “non” qui ne sont pas des “non” » et que « c’est normal pour les hommes de vouloir voir sous les jupes des filles ». Des propos sexistes qui auraient mis la plaignante K.O.

Le jugement précise, dans une note de bas de page : « Il n’est pas établi que le directeur général Rousselle ait tenu ces propos, encore une fois la Ville le conteste formellement, mais le tribunal relève, néanmoins, que la requérante, dans un e-mail du 8 octobre 2018 à son conseil d’alors, Me Jean-Louis Gilissen, qui a assisté la requérante lors de cet entretien, confirme les termes qui auraient été tenus. » Quoiqu’il en soit, le tribunal relève que la réaction épidermique « d’une grande institution publique » comme la Ville de Liège est « surprenante » d’autant que la lettre de licenciement est « motivée de façon peu adéquate ».

Le licenciement n’est pas celui auquel se serait livré « un employeur normalement prudent et diligent », poursuit le jugement. Conclusion : « On aurait voulu se débarrasser d’une collaboratrice devenue subitement encombrante par ses revendications de paiement d’heures complémentaires/supplémentaires et par sa dénonciation des faits de harcèlement sexuel dont elle était la victime que l’on ne se serait pas comporté autrement. »

Des juges « éblouis » ?

Par ailleurs, la Ville de Liège s’est opposée – et a obtenu gain de cause – à ce qu’une attestation, rédigée par la fille du directeur général en faveur de la plaignante, soit versée au dossier. Ce qui a néanmoins fait tiquer les juges : « Le tribunal relève un certain acharnement à vouloir gommer le nom de Rousselle – soit celui du directeur général de la Ville – des pièces des requérants. »

Contacté par Le Vif, Me Jacques De Boeck (Dexius), avocat de la Ville de Liège, a le sentiment que les juges ont été « emportés dans leur élan » et « éblouis par les 100 pages de conclusions et les 265 pièces » produites par les avocats bruxellois de la plaignante. « Lors de la procédure administrative réalisée par la Ville en 2018, aucune pièce n’a été produite par la plaignante. Tout reposait sur son seul témoignage. Il est donc un peu facile, a posteriori, de critiquer et condamner son employeur qui ne disposait pas à l’époque d’éléments pour trancher entre la parole de la plaignante et celle de Monsieur B. Le débat est devenu un peu passionnel, et c’est pour cela que je pense qu’on a de bonnes chances en degré d’appel pour la Ville de Liège », conclut Me De Boeck. Ni Me Loïc Timmermans (Liedekerke), avocat de la plaignante, ni l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH), ne souhaitent réagir à ce stade de la procédure. Des requêtes d’appel seront déposées « dans la semaine du 9 janvier » par le conseil de la Ville de Liège en concertation avec l’avocate de son employé T.B. Le délai avant une audience en appel est généralement d’un an.

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