
Les salons de manucure vietnamiens pullulent à Bruxelles: derrière les ongles à 25 euros, un complexe réseau de traite des êtres humains (enquête)
Depuis 2018, les salons de manucure se multiplient à Bruxelles, tenus par des Vietnamiens. Les prix imbattables qui y sont pratiqués ont fini par attirer l’attention des autorités: derrière les vitrines se cachent un complexe réseau de traite des êtres humains, mêlant immigration, religion et loi du silence. Enquête.
Deux ou trois coups sur la vitre, quelques mots approximatifs, un sourire toujours accueillant: moins d’une minute suffit pour être abordé dans les boutiques de la Galerie du Centre, à deux pas de la Grand-Place. Une vingtaine de salons de manucure s’y succèdent. Derrière les vitrines, les employés qui scrutent les couloirs à l’affût du moindre client sont tous d’origine vietnamienne.
Prix imbattables, service à la chaîne, hygiène relative… Depuis 2018, les salons de manucure vietnamiens se multiplient dans plusieurs endroits de Bruxelles: galeries d’Ixelles, galerie Matonge, Galerie Agora… Depuis sept ans, cette prolifération soudaine interroge les autorités, à tel point qu’un réseau de collaboration inédit a vu le jour, réunissant la Police judiciaire fédérale (PJF) et sa deuxième division de recherche (DR2), l’Office national de sécurité sociale (ONSS), l’auditorat du travail, la magistrature et plusieurs associations de lutte contre la traite des êtres humains. Observations, contrôles, perquisitions et arrestations ont permis, peu à peu, d’assembler les pièces de ce puzzle de visages, de noms et d’adresses. Un schéma relationnel complexe.
Le vrai coût d’une manucure à petit prix
Bruno Devillé, l’un des inspecteurs chargés de la lutte contre la traite des êtres humains, a supervisé de nombreuses inspections dans les salons de la Galerie du Centre. Les premiers coups de sonde ont révélé que les membres du personnel étaient des travailleurs clandestins, en séjour illégal en Belgique. Au fil du temps, les autorités ont assimilé leur manière de procéder. Mais, pour les services d’inspection, «il ne faut pas stigmatiser toute la communauté. Certains décident de faire le boulot de manière plus ou moins légale.»
Cette organisation bien rodée repose en grande partie sur une façade commerciale efficace: des prix dérisoires pour attirer un maximum de clients. L’argent rentre, le commerce tourne, les gains servent à payer le loyer et à rémunérer les travailleurs, bien que certains ne possèdent pas de contrat de travail. Un autre arrangement leur est alors proposé: un partage des bénéfices à parts égales (rarement respecté) ou leur offrir le gîte et le couvert en guise de rémunération. «Dans certaines ongleries où la manucure est à 25 euros, le travailleur percevra peut-être un ou deux euros», précise Bruno Devillé. A ces conditions précaires s’ajoute un service après-vente à la charge des employés: la réparation gratuite d’un ongle cassé, permettant au gérant de se targuer d’une offre qualitative pour fidéliser sa clientèle.
Une partie de ces Vietnamiens vivent à proximité immédiate de leur lieu de travail: des appartements situés au-dessus de la Galerie du Centre. Un «tout-en-un» qui peut aussi servir de base de repli en cas de contrôle de l’inspection. Ces logements privés, protégés par leur statut de domicile, limitent l’accès aux autorités. Plusieurs autres adresses à Bruxelles ont été identifiées et leur sont maintenant connues. Ces «safe houses» sont habitées par une majorité de résidents sans papiers, sous la supervision de Vietnamiens en règle.
S’adapter pour mieux continuer
Plusieurs fermetures ont été ordonnées, la première en février 2023. Des spectateurs du cinéma Aventure, situé dans la galerie, se sont plaints de fortes odeurs de produits chimiques, causant des irritations oculaires et des difficultés respiratoires. Les inspections ont alors révélé l’absence de ventilation, un stockage excessif et non autorisé de solvants, ainsi que l’absence de contrat pour l’élimination de déchets spécifiques. La Ville a été conscientisée au problème, la santé publique étant souvent l’un des seuls arguments pour décider d’une fermeture. Charles-Eric Clesse, directeur adjoint de l’Institut de formation judiciaire (IFJ) et expert pour le Conseil de l’Europe en matière de traite des êtres humains, explique: «Le législateur réagit souvent par rapport à ce qui se passe dans la rue. Là, il ne s’y passe rien. Comme ça ne rapporte rien à l’Etat et que ça ne touche pas gravement à l’ordre public, peu de personnes vont se pencher sur le sujet.»
«Comme ça ne rapporte rien à l’Etat et que ça ne touche pas gravement à l’ordre public, peu de personnes vont se pencher sur le sujet.»
Charles-Eric Clesse
Directeur adjoint de l’Institut de formation judiciaire (IFJ).
Août 2024. Six ongleries sont contraintes de fermer leurs portes pour six mois sur décision de la Ville de Bruxelles. Manuel Fasoli, copropriétaire de la galerie, sait que «des personnes ont été arrêtées», mais affirme qu’il «n’a aucune preuve de faits de traite d’êtres humains.» Placardés sur les vitrines, les arrêtés du bourgmestre indiquent pourtant que les perquisitions révèlent «plusieurs indicateurs de l’existence d’une situation de traite d’êtres humain»: des salaires avoisinant les 400 euros par mois –remis en espèces– ou encore des heures de travail prestées non couvertes par un contrat. Mais Manuel Fasoli insiste: il ne cautionnerait jamais de tels faits. Selon lui, «tout est fait pour salir l’image de la Galerie du Centre et celle des Vietnamiens».
Février 2025, nouvel avis placardé sur les vitrines de deux salons. Mêmes motifs, même sanction. Une perte sèche pour les exploitants, qui adaptent leurs pratiques pour mieux continuer, souvent avec un coup d’avance. «On est passé d’une situation où le personnel n’avait aucun document, à une adaptation des gérants», constate la PJF. Verser une caution, déclarer le personnel, ou encore changer le nom du bailleur: ce jeu de dupes permet de rouvrir les commerces sous un nouveau jour… jusqu’au prochain contrôle.
Difficulté de collaborer
Dans leur lutte contre ces réseaux, les autorités rencontrent une difficulté majeure: l’absence de collaboration. Par peur, par ignorance ou par loyauté envers leur communauté, les Vietnamiens parlent peu. Toutes nos tentatives d’approche avec ces travailleurs ont échoué. Leur récit reste pourtant primordial, les signes d’exploitation dans ces ongleries étant rarement visibles. La législation belge se révèle néanmoins plus sévère au moment de la qualification d’un cas de traite par un magistrat. «Il suffit d’avoir recruté, hébergé, transporté quelqu’un à des fins d’exploitation», précise Charles-Eric Clesse.
«Des travailleurs clandestins, victimes lors des premières inspections, sont ensuite devenus patrons.»
Pour obtenir un statut de protection, la victime doit répondre à deux conditions: signaler sa situation d’exploitation et rompre tout lien avec le réseau. Mais beaucoup de victimes vietnamiennes ne se considèrent pas comme telles, percevant cette situation comme une opportunité. D’ailleurs, la frontière entre exploité et exploitant est fine. Les contrôles de l’ONSS ont révélé un phénomène troublant: des travailleurs clandestins, victimes lors des premières inspections, sont ensuite devenus patrons. Comme si elles avaient gravi les échelons. Un «double statut» reconnu dans ces ongleries.
La barrière linguistique creuse un fossé encore plus grand entre autorités et Vietnamiens. Les services de police, l’ONSS et l’association PAG-ASA –active dans la lutte contre la traite des êtres humains à Bruxelles– collaborent donc avec des interprètes de confiance. «Il s’agit de personnes formées spécialement pour travailler avec des organisations sociales. Ainsi, nous évitons tout danger de lien avec les victimes, au vu de la proximité au sein de la communauté», assure Sarah De Hovre, directrice de l’association PAG-ASA.
Une communauté soudée
Cette proximité s’explique par leurs origines communes. La majorité des employés des salons de la galerie sont originaires de deux provinces nichées au nord du Vietnam: Nghe An et Hà Tinh, points centraux d’un vaste réseau de migration irrégulière. Ce sont des régions pauvres, où beaucoup de jeunes, majoritairement des hommes célibataires et ayant un faible niveau d’éducation, sont démunis face à un manque de perspectives professionnelles.
Un autre facteur les lie d’autant plus fort, accentuant le contrôle social: la religion catholique, pratiquée par une minorité du peuple vietnamien. A Bruxelles, près de 300 fidèles se réunissent lors de la messe au Couvent des Pères Carmes. Ici, tout se déroule en vietnamien et tous semblent se connaître. «L’église, c’est un peu une bourse du travail. Patrons et demandeurs d’emploi s’y retrouvent», expose Bruno Devillé. Sarah De Hovre raconte que les Vietnamiens «fonctionnent par la confiance, en se serrant la main et en se mettant d’accord oralement sur un bail ou un emploi». Ils méconnaissent souvent l’importance du contrat écrit en Belgique, un élément essentiel à la protection de leurs droits. Ils ne sollicitent pas non plus les services d’aide, faute d’information ou par crainte des autorités. Au-delà de l’église, ils partagent d’autres lieux dans la capitale: l’un à Ixelles, l’autre près de la Bourse.
«Toutes les ongleries ne sont pas mêlées à du trafic. Elles sont là pour offrir du travail à des migrants et leur permettre de se refaire un petit pécule pour continuer la route ou s’installer ici.»
Bruno Devillé
Inspecteur à l’ONSS
Des exploitants préparés
Empruntant une route migratoire, tantôt légale, tantôt illégale, ces Vietnamiens ont un objectif: rejoindre le Royaume-Uni, en quête d’un avenir meilleur, où la vie en séjour illégal serait plus aisée. La Belgique est dès lors l’une des dernières étapes. «Ils savent que c’est un point d’accroche et que des gens pourront les aider. Toutes les ongleries ne sont pas mêlées à du trafic. Elles sont là pour offrir du travail à des migrants et leur permettre de se refaire un petit pécule pour continuer la route ou s’installer ici», note Bruno Devillé.
Les exploitants, parfois aussi bien gérants que locataires, n’accueillent évidemment pas les services d’inspection à bras ouverts. «Moi, je suis le sale cochon et mon collègue, c’est le sale petit rat. C’est comme ça qu’ils nous appellent en vietnamien», raconte Bruno Devillé. Des guetteurs sont postés aux alentours de la galerie et donnent l’alerte en cas d’arrivée non désirée. Les gérants nient souvent tout en bloc. Une dame affirme ne pas connaître les autres employeurs et employés. «Entre patrons, on ne se parle jamais», prétend-elle. Xavier (nom d’emprunt), inspecteur de police au sein de la deuxième division de recherche de la PJF, n’en croit rien: «Ils se connaissent et se fréquentent tous. Quand on regarde les devantures, il est mentionné que l’employé travaille toujours, mais dans le salon d’à côté», ajoute-t-il. Des numéros de téléphone sont placardés sur les vitrines pour pouvoir contacter les travailleurs. Cette dame, l’ONSS la connaît bien aussi. «Elle vous suit pour voir où vous allez, raconte Bruno Devillé. Pour faire passer un discours qui va plaire, pour que vous n’alliez pas fouiller plus loin.»
Ce phénomène s’étend au-delà de la capitale: Namur, Liège, Anvers, Charleroi, Vilvorde ou encore Gand. Il se propage aussi en ligne, sur le réseau social TikTok, où 36 vidéos cumulent plus de deux millions de vues. Bruno Devillé souligne l’importance de sensibiliser les clients: «Une manucure à 25 euros, un employé ne parlant pas français, restant douze heures à limer les ongles… Il faut se poser les bonnes questions.» Des réseaux grandissants et une lutte sans fin. Manque de temps, de moyens, peut-être de volonté? Pour l’inspecteur de l’ONSS, «si on ne va pas chercher plus loin, on peut dire que c’est de la bête fraude sociale, du travail au noir. C’est en prenant en compte tous les aspects –trafic, passage, produits et développement– que l’on réalise qu’on est vraiment dans le cadre d’une criminalité crasse.»
Michelle Defoing, Louise de Vuyst, Quentin Ferrière, Caroline Pluymers, Océane Vermeiren
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