Le Bruxelles bourgeois pousserait-il le Bruxelles populaire hors de la ville? (analyse)
La Région bruxelloise se découpe en trois zones: un centre historique et deux couronnes, l’une entre nord et ouest, l’autre entre sud et est. Quelles sont leurs caractéristiques, leur histoire, leur population, leur réalité, leur évolution, leurs perspectives? Radioscopie en forme de «match». Amical, bien sûr.
Comment scinder Bruxelles, ses 19 communes et 145 quartiers, dont 118 sont habités, en différentes zones correspondant à un découpage historiquement construit et qui traduisent les grandes lignes de la division sociale de son espace? Pour Mathieu Van Criekingen, chargé de cours en géographie et études urbaines à l’ULB, le plus pertinent est de distinguer «l’hypercentre – à savoir la ville historique issue du Moyen Age – d’une première couronne entre nord et ouest, avec des quartiers plus populaires, et d’une deuxième, entre sud et est, composée de quartiers plus bourgeois».
C’est dans l’hypercentre que furent érigés, à partir du Xe siècle, les piliers de Bruxelles, rappelle Gérald Ledent, enseignant à la faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale et d’urbanisme à l’UCLouvain: «Le premier château sur l’île Saint-Géry, l’église qui deviendra la cathédrale des saints Michel et Gudule, le port, le Nedermerkt qui deviendra la Grand-Place, le Coudenberg qui deviendra le Mont des Arts, la place Royale, le Parlement, le palais de justice, autour desquels se sont greffés au fil de l’histoire les grands hôtels, les grandes banques, les musées royaux, la grande synagogue, le conservatoire… » Dit autrement, les hauteurs de la capitale se sont imposées comme le siège des pouvoirs religieux, judiciaire et politique, laissant le peuple et les marchands en contrebas, en bord de Senne. Cette structure à deux étages a traversé les époques, entourée d’abord par les murs d’enceinte, puis par la petite ceinture routière, formant ce qu’on appelle «le Pentagone»: les quartiers du centre, royal, du Sablon, des Marolles, du Midi, Dansaert et des quais (ou Sainte-Catherine).
Dans l’hypercentre: bureaux, tourisme et contraste sociaux
L’une des particularités du Pentagone, reprend Mathieu Van Criekingen, ce sont ses fonctions devenues essentiellement «de bureau et touristiques, même s’il reste un espace habité, avec des quartiers denses, comme les Marolles ou Anneessens, qui sont plutôt à rattacher à la première couronne ouest, c’est-à-dire des quartiers populaires qui s’étendent vers Anderlecht, Cureghem, la partie historique de Molenbeek, Laeken et une partie de Saint-Josse et Schaerbeek. D’ailleurs, le quartier au revenu imposable médian par habitant le plus bas en Région bruxelloise n’est autre que les Marolles (NDLR: sous les 13.500 euros, après impôts, chiffres 2019, alors que Saint-Josse est la commune belge au revenu moyen le plus faible par habitant – 11.082 euros, soit 45,6 % de moins que la moyenne nationale). Ce quartier est exemplatif du chevauchement entre le Bruxelles historiquement populaire et le Bruxelles bourgeois. Ils se côtoient sur un même espace avec, d’une rue à l’autre, des antiquaires et des magasins de seconde main. Reste que les structures urbaines, en matière de division sociale de l’espace, sont des dynamiques de long terme: les quartiers bourgeois restent bourgeois et les quartiers populaires restent populaires, pendant des décennies. Déjà parce que le bâti ne change pas du jour au lendemain.»
Un bâti dont la singularité dans le Pentagone n’aide pas à la mixité des fonctions, relevait, fin avril, lors d’un atelier-conférence organisé par l’asbl For Urban Passion, Marie Demanet, coordinatrice au Centre d’études et recherches urbaines (ERU): «La majorité des immeubles n’y mesurent que quatre mètres à quatre mètres et demi de large. Or, pour aménager un rez-de-chaussée commercial avec une porte d’entrée séparée permettant de monter à des étages de logement ou de bureau, la largeur de la façade doit compter au moins six mètres.» C’est l’une des explications à la difficulté de l’hypercentre, depuis des années, de mixer logements, bureaux et commerces. Or, c’est «une nécessité pour (re)vivifier les noyaux urbains, soutient Sophie Guillet, directrice de l’Union des classes moyennes (UCM) à Bruxelles. Ça vaut pour l’ensemble du territoire bruxellois mais, surtout, pour le centre-ville, où on assiste, comme partout après un chantier de rénovation de grande ampleur, à un boom des grandes enseignes, au détriment de l’artisan et du petit entrepreneur, sachant qu’il y a par ailleurs un essor de petits zonings économiques, particulièrement dans le nord».
«Les quartiers bourgeois restent bourgeois, les populaires, populaires, pendant des décennies. Le bâti ne change pas du jour au lendemain.»
L’exfiltration des commerces de Bruxelles
Concrètement, «Bruxelles a vu s’en aller 818 entreprises en dix ans, soit seulement 0,6% du secteur, détaille Sophie Guillet, essentiellement pour s’installer dans les deux Brabant. Elles ont été remplacées par des starters bruxellois. Mais le taux de création d’entreprises se situe aujourd’hui à 7%, alors qu’il s’élevait à 14% dans les deux autres Régions.» Le rapport Quel type de commerces?, rédigé par perspective.brussels (le centre d’expertise pour le développement régional et territorial bruxellois), atrium.brussels (l’agence régionale du commerce) et l’ULB, précise: si la Région est passée «de plus de 42.000 commerces en 1950 à près de 21.000 en 2017», ce chiffre reste plus ou moins identique aujourd’hui, les boutiques qui ferment étant remplacées par de nouvelles et le taux de décroissance s’approchant d’une phase de stabilisation. Mais, c’est vrai, «l’offre a fortement diminué dans le Pentagone et la première couronne». Au profit de rues commerçantes ou de centres commerciaux au nord, nord-ouest, sud et sud-est comme à Berchem, Ganshoren, Anderlecht, Laeken, Jette, Woluwe-Saint-Lambert, Auderghem, Saint-Gilles, Ixelles, Uccle, Woluwe-Saint-Pierre, Saint-Josse et Evere.
Malgré tout, plusieurs quartiers du centre sont passés de chancre à the place to be. Saint-Géry, «pourri il y a 25 ans, avec juste un bar, L’Acrobate, est maintenant rempli d’établissements Horeca, d’artisans et de commerçants», résume Valentin Dadic, manager chez hub.brussels, l’Agence bruxelloise pour l’entrepreneuriat. Ou le périmètre des quais, qu’on appelait «le petit Chicago», devenu havre branché. «La dynamique commerciale et résidentielle était déjà en place depuis les années 1990 dans toute cette zone: Antoine Dansaert, place Sainte-Catherine, Saint-Géry, tout le nord-ouest du Pentagone, en direction de Tour & Taxis, décode Mathieu Van Criekingen. Avec des accélérations au cours des dernières années et de grands projets immobiliers qui prouvent qu’on a passé un cap dans la gentrification: on n’est plus dans celle de nouveaux habitants qui, individuellement, rénovent des maisons ou ouvrent des commerces; on est dans celle d’opérateurs immobiliers, parmi les plus grands en Belgique, qui produisent des ensembles de plusieurs dizaines de logements haut de gamme. Avec, à la clé, l’arrivée de populations d’un niveau social bien supérieur à celle historiquement en place, qui donc soit n’y a pas accès, soit doit s’en aller.»
Bruxelles: qui monte au nord, qui reste au sud
S’en aller où? «Plusieurs destinations sont possibles, souligne le géographe de l’ULB. D’abord les autres quartiers populaires centraux, vers Molenbeek, Anderlecht ou le bas de Saint-Gilles, quitte à accepter des conditions de logement dégradées. Ensuite vers la continuation de l’axe du canal, par exemple Vilvorde, au nord, ou Leeuw-Saint-Pierre, au sud. Enfin vers des villes dont la population est déjà paupérisée, comme dans le Hainaut.» Dans le même temps, des communes ou secteurs comme Berchem, Ganshoren, Evere, Koekelberg ou Laeken ont vu arriver «des populations qui ont quitté les quartiers populaires centraux dans des trajectoires de petite ascension sociale. Elles ont remplacé une démographie vieillissante. Mais Laeken, Molenbeek ou Anderlecht servent aussi de porte d’entrée dans la ville pour toute une série de personnes aux revenus faibles: immigration étrangère, étudiants, contrats de travail précaires…»
«Le sud et l’est sont des quartiers qui consolident leurs caractéristiques bourgeoises, qui font qu’ils restent inaccessibles.»
Le sud et l’est, eux, sont «des quartiers qui consolident leurs caractéristiques bourgeoises et qui font qu’ils restent inaccessibles. Sachant que les fonctions internationales de Bruxelles pèsent évidemment sur la dynamique immobilière en cours, comme à Ixelles, où des investisseurs se disent qu’ils pourront valoriser des biens à des prix plus proches de ceux de Paris que de Bruxelles, ce qui a entraîné un changement de public et de population, plus aisés. Mais même si dans les communes riches, comme Uccle, il existe des ensembles de logements sociaux construits dans les décennies antérieures et qui fixent une population aux revenus bien plus faibles, celles et ceux qui y habitent sont majoritairement beaucoup plus aisés; il y a donc très peu de mouvements de population. En fait, le centre-ville est un espace qui, depuis très longtemps, concentre les fonctions de pouvoir, politique, économique, symbolique, culturel, avec l’opéra, le Parlement, etc. par conséquent, les classes supérieures y travaillent et s’y divertissent mais elles n’y habitent pas. Elles ont privilégié comme espace résidentiel des zones plus périphériques, dans la couronne sud et est, avec prolongement vers le Brabant flamand, et des lieux comme Rhode-Saint-Genèse ou Tervuren, ensuite vers toutes les communes du Brabant wallon.»
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