Raoul Hedebouw, rédacteur en chef d’un jour: «Il faut s’intéresser aux super riches»
Quels sujets Raoul Hedebouw, le président du PTB, mettrait-il au sommaire du Vif s’il en était le rédacteur en chef? Les «super riches», la syndicaliste française Sophie Binet, le sabotage des gazoducs Nord Stream ou encore la toute-puissance des géants de l’agroalimentaire mériteraient qu’on se penche sur leur cas, selon lui.
Dans les colonnes des présidents de parti: Raoul Hedebouw
Le compte à rebours sera bientôt enclenché. Les élections régionales, fédérales et européennes se tiendront dans un peu plus d’un an.
A cette occasion, Le Vif a demandé aux présidents des six grands partis francophones d’endosser le costume de rédacteur en chef d’un jour. Chacun à leur tour et six semaines durant, ils exposeront les choix qu’ils effectueraient s’ils étaient à la tête de la rédaction. Eux qui s’appuient sur les médias pour défendre leur projet aiment aussi, de temps à autre, à critiquer le travail des journalistes. Les voilà libres de jouer le jeu, fictivement bien entendu.
Nous leur avons demandé de rédiger un éditorial, dans lequel ils s’adressent aux abstentionnistes, aux citoyens qui éprouvent de la désaffection envers la politique, pour les convaincre de se rendre dans l’isoloir.
Les présidents de parti proposeront également un sujet dont ils regrettent qu’il soit tabou et estiment qu’il mériterait pourtant de faire la couverture de notre magazine. Il leur a été demandé de suggérer un reportage international, une personnalité à rencontrer pour un grand entretien et, enfin, de mettre en lumière un chiffre qui compte à leurs yeux. Cinq éléments qui seront décryptés, décodés, analysés par la rédaction du Vif.
L’édito de Raoul Hedebouw: «Avec le PTB, envoyons des travailleurs au Parlement!»
«On ne sait pas ce que c’est de travailler jusqu’à 67 ans lorsqu’on n’a jamais exercé un métier pénible, pas plus que de payer des factures d’énergie élevées quand on gagne 6 000 euros à 10 000 euros par mois… Les mêmes partis, qui décident d’imposer ces régressions sociales à la population, s’octroient des privilèges. Ces conditions de vie privilégiées qui se rapprochent de celles des plus riches sont liées à la politique libérale au service des puissants qu’ils défendent. Après les crises du Covid-19, de l’énergie et de l’inflation, les travailleurs devront choisir leurs députés en 2024. Elles ont révélé les limites d’un système économique à bout de souffle. Les services publics ont prouvé leur importance et la nécessité d’être refinancés à rebours de la logique néolibérale. Une fierté de classe s’est réveillée par la mise sous le feu des projecteurs des travailleurs essentiels.
Les hausses de prix de l’énergie ont frappé les familles et les indépendants. Le marché libéralisé n’a pas tenu sa promesse de prix bas mais il a garanti des bénéfices records aux géants de l’énergie.
Le PTB a décidé de rompre avec cette culture politique et les vieilles recettes libérales. Nous faisons élire des députés ouvriers. Ils continuent à vivre avec un salaire de travailleur et restent connectés à la population pour mettre en avant des solutions qui répondent à leurs besoins.
Nous défendons une autre politique, anticapitaliste, qui reprend la main sur des secteurs stratégiques comme l’énergie pour faire baisser les prix et assurer la transition. Une politique où nous faisons passer les gens d’abord, pas le profit.»
Sa «cover taboue»: débusquer les puissants derrière les très grandes fortunes
Pour le président du PTB, la presse devrait davantage s’intéresser aux «super riches» et à leur manière de peser sur les orientations politiques en Belgique.
Raoul Hedebouw, quel sujet, trop tabou à vos yeux, mériterait de faire la couverture du Vif?
Le titre serait «Le train de vie des plus fortunés: ils vivent au-dessus de nos moyens, d’un point de vue écologique et social». Je trouve vraiment que ce sujet reste tabou en Belgique.
Pour quelle raison?
Je ne me l’explique pas. En France, c’est moins le cas, alors qu’en Belgique, le principe est «pour vivre heureux, vivons cachés». Pourtant, des questions se posent. Comment vivent les grandes fortunes belges? Qui sont-elles? Quelles décisions prennent-elles? Quelles sont leurs conséquences politiques? Ce tabou a une répercussion sur le débat de société, sur la question de savoir qui paie les pots cassés de la crise. En France, on peut citer le travail de sociologues comme Monique Pinçon-Charlot, de l’économiste Thomas Piketty, etc. En Belgique, il faut tout de même souligner le travail du journaliste Ludwig Verduyn, qui publie le classement des deux cents Belges les plus riches. Il fait ce travail de fourmi après ses heures, de façon extraordinaire. Mais je pense que le sujet mériterait plus de publicité.
Etablir un tel cadastre n’est pas si évident…
Le travail de Verduyn existe déjà, c’est une bonne source. La Vivaldi, elle, a choisi sa taxe sur les comptes-titres qui concerne sans doute la haute classe moyenne, mais pas les plus grosses fortunes. Cependant, les vrais riches, les milliardaires, ne sont pas touchés, ils possèdent des actions nominatives ou passent par des fondations. Je vous parle des de Spoelberch derrière AB Inbev, des familles Colruyt, Frère, des carrières Collinet, etc. Il y en a plein, tout cet argent a un visage. Le débat est fiscal et budgétaire: soit on va chercher l’argent chez eux, soit ce sera dans nos poches. La Vivaldi, elle, a décidé de taxer les travailleurs en suivant la fameuse maxime de Colbert, le ministre de Louis XIV: «Sire, taxons les pauvres, ils sont plus nombreux.» Si les médias font de grands dossiers sur le sujet, cela fera avancer le débat. On verra d’où vient l’argent. On découvrira évidemment que la réponse, c’est l’exploitation des travailleurs des entreprises que possèdent ces grandes fortunes qui a créé leur capital.
S’il y a un tabou, n’est-ce pas justement le fait de «désigner les coupables», en quelque sorte?
Oui, mais je l’assume. Dans ma vision de classes, les super riches ont un pouvoir politique qui dépasse largement leur fortune. Ils décident économiquement, mais aussi politiquement par leur puissance financière. Derrière la famille Delhaize, qui a vendu le groupe à Ahold, il y a des actionnaires.
En France, dites-vous, le sujet fait l’objet de davantage de couverture?
Grâce au travail de sociologues et d’économistes, sans doute. La presse a plus de moyens, peut-être. Attention, ce n’est pas lié à l’Etat français, où la connivence entre élites politiques et économiques est encore plus poussée. En Belgique, ce serait une plus-value que la presse fasse plus de recherches, car derrière chaque super riche, il y a de l’exploitation. C’est l’ABC de l’économie.
Comment réaliseriez-vous un dossier journalistique?
Je considère qu’en Belgique, on a une presse indépendante. Par contre, la culture du «vivons cachés» est réelle, il faut pouvoir en sortir. Des mécanismes indirects d’autocensure existent peut-être: «Vais-je prendre le risque de m’attaquer à ce sujet?» La question des moyens des journalistes se pose inévitablement. La précarisation du métier fait qu’il y a moins de moyens pour titiller les puissants. C’est un dossier complexe, toute information doit être recoupée au maximum, d’autant plus que l’information n’est pas accessible facilement, les grosses fortunes communiquent très peu.
Son reportage international: «Qui a fait exploser les gazoducs Nord Stream?»
Les faits sont survenus en septembre 2022, on se souvient du tourbillon visible à la surface de la mer Baltique, après les explosions survenues sur les gazoducs Nord Stream 1 et 2. «Qui sont les coupables?», s’interroge Raoul Hedebouw, qui dit rester sur sa faim quant à la couverture médiatique du sujet.
Les spéculations vont bon train, sans qu’une thèse, à ce jour, n’émerge réellement.«Au début de la séquence, c’était apparemment très clair: les Russes étaient à la manœuvre. Puis un journaliste américain a avancé que c’étaient les Etats-Unis», rappelle le président du PTB. En mars dernier, le New York Times et des médias allemands privilégiaient une piste ukrainienne. «Mais je doute que les seuls Ukrainiens aient les moyens de faire péter un pipeline. Je n’ai pas la réponse, mais j’aimerais l’avoir. On parle d’un événement très grave, destiné à couper l’approvisionnement énergétique de deux cents millions d’Européens. C’est un tournant de la guerre et celui qui a fait cela a un agenda incroyable, d’un point de vue géostratégique.»
L’enjeu consiste bien à enquêter à charge et à décharge, sans verser dans le complotisme, tout en osant s’affranchir d’une grille d’analyse occidentale qui aurait eu vite fait de désigner les Russes, insiste Raoul Hedebouw. Ce qui, reconnaît-il, requiert des moyens journalistiques d’envergure et une collaboration entre rédactions à l’échelon international.
Son chiffre: 53,5 milliards de dollars
Le chiffre a été publié par Greenpeace fin février. Il s’agit, selon l’ONG, du montant qu’ont rapporté à leurs actionnaires les vingt plus grandes entreprises agroalimentaires du monde en 2020 et 2021. En parallèle, les Nations unies estiment que 51,5 milliards de dollars permettraient de sortir de la précarité les 230 millions de personnes les plus vulnérables au monde. «Ça, ce n’est pas du chiffre. C’est de la colère», estime le président du PTB, qui dénonce «une concentration du pouvoir dans les mains de quelques multinationales, dangereuse démocratiquement», dans l’agroalimentaire comme dans d’autres domaines.
Son grand entretien: Sophie Binet, une femme en lutte
Alors que la France connaît une importante contestation sociale autour de la réforme des retraites, Sophie Binet vient d’accéder au poste de secrétaire générale de la CGT (Confédération générale du travail). Voilà, pour Raoul Hedebouw, une personnalité qui mériterait qu’on lui consacre notre rubrique Le grand entretien, parce qu’elle mène un combat «emblématique pour toute l’Europe: la question des fins de carrière et celle de savoir qui doit payer». Mais aussi, sous un autre angle, «parce qu’il est génial qu’une femme prenne la direction d’un syndicat important en Europe».
«L’action des femmes dans le mouvement social et dans le parti est un réel défi», y compris au sein du PTB, qui observe un plafond de verre entravant l’accession des femmes aux fonctions supérieures, reconnaît Raoul Hedebouw. «On essaie d’analyser les mécanismes à l’œuvre, il est évident qu’on ne veut pas de cette réalité quand on est militant de gauche. Le vrai combat féministe passera aussi par une représentation féminine et du monde du travail dans les assemblées, 50% des travailleurs étant des travailleuses. Des mécanismes de sélection de classe et de sélection de genre subsistent dans notre société.»
Décryptage | A travers les lunettes de Raoul
Le président du PTB, sauf énorme surprise, lèvera victorieusement les bras au soir des élections 2024. Bien qu’il faille jauger leurs prévisions avec prudence, il n’est pas un sondage qui prédit le contraire. Lors du scrutin de 2019, alors qu’il n’était «que» porte-parole du parti, Raoul Hedebouw s’affichait déjà dans le Top 10 des personnalités les plus populaires du pays, enregistrant le deuxième score dans la circonscription de Liège. Son parti envoyait douze députés à la Chambre, dix au parlement de Wallonie, onze au parlement bruxellois (député PVDA inclus) et quatre au parlement flamand, tous disposés à mener une opposition combative.
Rien n’indique qu’ils seront moins nombreux au lendemain du prochain scrutin. Les autres, les partis du «système», participent à l’édification de ce boulevard à mesure que sont dévoilés les errements des mandataires politiques. Le PTB saisit chaque balle au bond, voire prend une part active aux dénonciations, comme ce fut le cas récemment à propos des pensions des députés. Raoul Hedebouw, le tribun en chef, capitalise, si l’on ose dire.
A côté de la rhétorique antisystème, le PTB est, dans le paysage politique belge, celui qui s’affiche comme le plus unitariste. Mais ce n’est pas sur cet axe que se positionne Raoul Hedebouw, lorsqu’il lui est demandé de camper le rôle de rédacteur en chef.
Ce n’est pas une surprise, mais voir le monde à travers le prisme de Raoul Hedebouw consiste à adopter une vision de lutte des classes qui lui est chère. De même que quelques-unes des marottes de son parti, l’opposition à l’impérialisme américain, par exemple. Jusque dans les choix journalistiques, il faut s’efforcer de sortir du «paradigme», s’extirper du cadre de pensée dominant, considère-t-il. Un cadre tracé par les puissants, les possédants, les super riches, les grands patrons, les Américains, les multinationales, au service desquels œuvrent les politiques. Et les médias, indirectement. Voilà pour le petit précis de marxisme à la façon du PTB. Les journalistes, en principe, chercheront à s’en tenir aux faits, mais il leur faudra, pour le rédacteur en chef Hedebouw, porter de nouvelles lunettes pour les appréhender. Les siennes, si possible.
C’est ainsi qu’à l’échelle internationale, s’il devait opter pour un travail journalistique d’envergure, Raoul Hedebouw chercherait à tirer au clair l’affaire du sabotage des gazoducs Nord Stream. L’impact géostratégique de l’événement est colossal et les Etats-Unis en ont bien profité, affirme-t-il. «Nous avons acheté des millions de mètres cubes de gaz aux Américains. Chaque tanker qui arrive ici, ce sont des millions de bénéfices qui sont dégagés.» C’est assurément un objet d’investigation très pertinent. Le président du PTB le dit: il convient d’enquêter à charge et à décharge, tout en s’intéressant à des points de vue différents, adoptés à d’autres endroits du globe. Plusieurs médias, y compris en Europe et aux Etats-Unis, ont depuis lors évoqué une possible responsabilité de puissances occidentales. Il n’y a pas forcément de tabou sur le sujet mais, de prime abord, de nombreuses incertitudes et une grande complexité.
A travers les dividendes reversés à leurs actionnaires, les multinationales de l’agroalimentaire sont également dans le collimateur. Elles ont tiré les marrons du feu, elles aussi, tout comme ces «super riches» de Belgique autour desquels Raoul Hedebouw aimerait faire davantage de publicité. C’est précisément sur la thématique «Tax the rich» que se déclineront les actions du PTB lors du 1er Mai à venir. Comme quoi, même s’il s’agit de penser en journaliste, le rédacteur en chef Hedebouw reste bien le président de son parti.
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