La signature d’accords de coopération policière avec le Maroc interpelle dans la chronologie des événements. © BELGA

Qatargate: qui veut la peau du chef de l’anticorruption Hugues Tasiaux?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Une plainte contre X déposée par Marie Arena pour violation du secret de l’instruction dans le dossier du Qatargate. Hugues Tasiaux perquisitionné. Et bientôt remplacé. L’ombre du Maroc plane.

Stupeur et émoi dans les rangs de la police fédérale le 6 février dernier. Le chef de l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC), Hugues Tasiaux, a vu débarquer chez lui, en fin de matinée, une voiture de l’Inspection générale de la police (AIG), gyrophares allumés, pour une «perqui» en bonne et due forme. Avant d’être privé de liberté pour être auditionné, et finalement relâché sans inculpation à la clé (jusqu’ici).

En cause: une plainte pour violation du secret de l’instruction déposée par l’ex-mandataire PS Marie Arena, inculpée pour «organisation criminelle» dans le dossier du Qatargate. Ce genre de plainte, assez classique dans ce type de dossier médiatique, n’est jamais jugée prioritaire par les juges d’instruction et se conclut quasi systématiquement par un non-lieu. Alors pourquoi, cette fois, sortir le bazooka contre le chef Tasiaux?

«On n’a jamais vu la direction de la DJSOC s’intéresser à l’amélioration de la qualité des PV.»

Une mauvaise intrigue

Cette affaire rappelle les attaques sibyllines essuyées par la cellule de Jumet douze ans plus tôt (lire encadré). Le scénario, ici, est du même acabit. Des dossiers qui dérangent, des pressions politiques, la hiérarchie de la police judiciaire qui tente de saborder le service, un dossier ouvert à charge…

Philippe Hupez, un enquêteur de l’OCRC aujourd’hui à la retraite, choqué par ce qui arrive à son ancien patron, s’en émeut dans une lettre ouverte envoyée au Vif (publiée in extenso sur levif.be). Car en ciblant le chef des flics anticorruption, c’est tout le service qui est visé. La toile de fond de cette mauvaise intrigue, ce sont les relations belgo-marocaines et l’implication probable de dignitaires chérifiens dans le Qatargate, ce dossier de corruption d’élus européens dans lequel le parquet fédéral a déjà subi de fortes pressions politiques.

En décembre 2023, l’émission #Investigation de La Une (RTBF) diffusait de nouvelles révélations impliquant des mandataires belges. Suite à cela, un inspecteur de l’OCRC a rédigé un PV initial circonstancié qu’il a directement transmis au parquet de Bruxelles. Celui-ci ouvrira une notice confiée à un substitut, ce qui, lorsque le journal Le Soir le révélera, aura le don d’énerver les autorités marocaines qui devaient recevoir, quelques semaines plus tard, une délégation du gouvernement De Croo, avec les ministres de la Justice et de l’Intérieur, à laquelle ont justement participé de très hauts gradés de la police fédérale.

Adresser un PV initial au Parquet est une procédure usuelle, déjà éprouvée, suite à des scoops de la presse, dans bien d’autres gros dossiers comme le Kazakhgate, par exemple. Mais le directeur de la DJSOC (lutte contre la criminalité organisée), qui chapeaute les offices centralisés (OCRC, OCDEFO, FCCU…), ne l’entend plus de cette oreille et a diffusé, en septembre 2024, une note imposant désormais de passer par lui avant de transmettre un PV auprès des autorités judiciaires ou administratives. Interrogé par la RTBF à ce sujet, il a justifié a posteriori son initiative par «une rationalisation, une uniformisation et une amélioration de la qualité des procès-verbaux».

Comme l’indique Philippe Hupez dans sa lettre ouverte, difficile de voir en quoi imposer un tel filtre contribuera à tout cela: «On n’a jamais vu la direction de la DJSOC s’intéresser à l’amélioration de la qualité des PV; elle n’en a d’ailleurs pas les moyens en matière de compétences. Et si c’était le cas, pourquoi se limiter aux PV initiaux et pourquoi aujourd’hui, alors que le contrôle était du ressort jusque-là des chefs des sections?» Questions intéressantes, d’autant que la note de la DJSOC évoque une directive ministérielle (MFO-3) de 2002, mais qui ne concerne, selon l’inspecteur pensionné, «que la collecte et le traitement des informations policières à travers les banques de données de la Police, […] dans le respect des règles relatives à la protection de la vie privée». Rien d’autre.

Une atteinte à l’intégrité?

A la RTBF, le directeur de la DJSOC, qui dément tout lien avec le PV consécutif à l’enquête marocaine d’#Investigation, a aussi dit avoir constaté au sein de la chaîne hiérarchique des différences de fonctionnement et un estompement de la norme quant au respect de l’application des directives. Mais alors pourquoi n’y a-t-il pas eu préalablement à cette note, comme l’écrit Philippe Hupez, «des rappels à l’ordre, voire des sanctions disciplinaires et surtout un rappel précis des normes en vigueur»?

Suite à la note, Hugues Tasiaux a vivement interpellé ses chefs. En vain. Il s’est dès lors tourné vers le Comité P de contrôle des services de police (dépendant de la Chambre) pour signaler une «atteinte à l’intégrité». Dans sa plainte, il dit s’inquiéter du souhait de la direction d’avoir la mainmise sur la transmission des PV au Parquet ou de certains PV initiaux sensibles concernant des PEPs (personnalités politiquement exposées). Et il rappelle que, conformément à l’article 29 du Code d’instruction criminelle qu’on enseigne à l’école de police, tout agent ou officier qui constate une infraction –y compris via les médias– est tenu de la dénoncer «directement et immédiatement» au procureur du roi. Sans filtre, donc. Il signale, en outre, une atteinte à l’intégrité de ses enquêteurs, constatant un manque total de soutien de la part de la hiérarchie face aux diverses menaces dirigées contre ces enquêteurs dans le cadre de leur travail. Une inquiétude d’ailleurs partagée par l’un des deux magistrats de contrôle de l’OCRC.

«Et le chef de l’OCRC est a priori le seul suspect?»

Peu de temps après son altercation avec sa hiérarchie, premier coup de bâton: le poste de chef de l’OCRC est mis en compétition et un nouveau commissaire, Jurgen Van den Eynde, est nommé. Il entrera en fonction le 1er avril prochain. Pour la petite histoire, Hugues Tasiaux a assumé le poste depuis juillet 2017 sans interruption, alors qu’il n’était pas commissaire divisionnaire, le grade officiellement requis pour la fonction, et alors que la police regorge de commissaires divisionnaires. Depuis presque huit ans, un appel à candidats a été lancé tous les six mois pour attribuer définitivement la fonction, mais, en l’absence d’aspirant valable, le commissaire Tasiaux fut, à chaque fois, commissionné dans la fonction de commissaire divisionnaire pour rester chef de service. «Les rares candidats ont été découragés, soit devant la commission de sélection, soit même avant celle-ci, note Philippe Hupez. C’est dire si l’on voulait garder l’intérimaire en poste et prolonger son intérim au-delà de tout délai raisonnable.»

Plus maintenant visiblement, la police arguant vouloir se conformer aux règles administratives, après les avoir contournées, pendant près de huit ans! Et voilà que, suite à la plainte de Maire Arena, Hugues Tasiaux voit son bureau et son domicile perquisitionnés. Il aura fallu peu de temps entre le dépôt de plainte et la descente spectaculaire de l’inspection générale. «Ces perquisitions visent le seul commissaire Tasiaux pour violation du secret d’une instruction bien précise, soulève aussi Philippe Hupez. Or, plusieurs policiers ont travaillé dans ces dossiers. De nombreux policiers et assistants civils dans la chaîne administrative de la police ont eu accès aux procès-verbaux en raison de leur fonction, de même au Parquet et chez les juges d’instruction qui se sont succédé dans des conditions pour le moins curieuses. Et le chef de l’OCRC est a priori le seul suspect?»

Finalement, la suite chronologique des différents événements interpelle pour le moins. D’abord, l’OCRC transmet un PV initial au Parquet suite à l’émission de La Une, qui donnera lieu à l’ouverture d’un dossier judiciaire qui fâchera le Maroc. Peu de temps après, une délégation officielle belge se rend à Rabat, notamment pour signer des accords de coopération policière. En font partie le ministre de la Justice Paul Van Tigchelt (Open VLD), la ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden (CD&V) et des fonctionnaires de police du plus haut niveau. Quatre mois plus tard, la direction de la DJSOC envoie à ses enquêteurs une note leur interdisant d’encore transmettre directement tout PV aux autorités judiciaires et administratives. Le chef de l’OCRC est remplacé dans ses fonctions et fait l’objet de perquisitions pour violation du secret professionnel en rapport avec le Qatargate, auquel est relié le dossier marocain.

La cellule de Jumet attaquée elle aussi il y a douze ans

Cette perquisition et l’écartement du big boss de l’OCRC déstabilise tout un service, pilier de la police judiciaire fédérale. Une affaire qui en rappelle une autre: la déstabilisation de la cellule de Jumet, il y a douze ans, alors que ses limiers, détachés de l’OCRC de Bruxelles, avaient mis à jour les affaires liées au PS de l’époque. Suspectés par leur hiérarchie d’avoir gonflé leurs notes de frais, les hommes de cette cellule spécialement constituée pour enquêter sur les dossiers carolos délicats (Van Cau, Carolorégienne, Edmée De Groeve…), et dont Hugues Tasiaux était le chef, ont in fine été totalement blanchis. Mais le mal était fait: dégoûtés, un grand nombre d’inspecteurs avaient déserté la cellule qui a dû être dissoute.

 

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