Quand la guerre devient un jeu : « Le wargame peut entraîner un grand nombre d’erreurs »
Simplification de la réalité, déconsidération de la diplomatie, influence intéressée des sponsors: le wargaming est-il dangereux? Eléménts de réponse avec la chercheuse Cindy Regnier.
Guerre en Ukraine, conflit entre Israël et le Hamas, risque de conflagration entre la Chine et les Etats-Unis autour de la souveraineté de Taïwan… Le retour de la «guerre intensive» au cœur de la décision politique a redonné une nouvelle jeunesse au wargame, héritier du Kriegsspiel prussien. Titulaire d’un doctorat en relations internationales de l’ULiège dans le domaine des études de sécurité, Cindy Regnier a mené, pour le Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), une étude intitulée Jeux dangereux: l’utilisation des wargames dans les décisions politiques (1). Elle en décrypte les enjeux.
Le recours aux wargames est-il de plus en plus présent dans la prise de décision politique?
Les décideurs politiques ou militaires ont toujours utilisé les simulations de conflit. On observe cependant une résurgence du recours aux wargames depuis une dizaine d’années. En 2015 aux Etats-Unis, le Pentagone a sorti un mémo pour renforcer leur utilisation dans le secteur de la Défense. Des groupes de recherche comme la Rand Corporation ou le MIT (Massachusetts Institute of Technology) ont relancé leur programme dans ce domaine. En Europe, c’est un peu moins documenté. Mais il semblerait qu’on observe des tendances similaires.
Quels sont les principaux risques des wargames?
D’abord, la simplification de la réalité qui peut entraîner un grand nombre d’erreurs dans les prévisions de ces jeux. Elle implique que certains éléments ne sont pas pris en considération ou pas assez, les problèmes logistiques par exemple (fournir la nourriture aux troupes, amener de l’essence pour les tanks…). Cela peut créer des biais quand on souhaite en tirer des conséquences pour le réel. Il y a aussi un problème relatif à l’information. A propos de la Russie ou de la Chine, conflits souvent traités par le wargaming, les concepteurs ne disposent pas toujours des informations complètes sur leurs contingents armés, sur le type et la quantité d’armes dont ils disposent, sur les dernières technologies qu’ils pourront déployer… Les wargames se basent sur des estimations, ce qui peut entraîner de grosses erreurs de calcul. Ensuite, des biais peuvent être induits par les sponsors. Comme ce sont des jeux parfois très coûteux, il arrive que les sponsors qui les conçoivent aient des attentes spécifiques. Aux Etats-Unis, par exemple, on sait qu’une série de jeux organisés par la Navy a été biaisée dans l’objectif d’acquérir des porte-avions ou encore de valider les stratégies déjà mises en place. Enfin, dernier problème, les wargames peuvent donner l’impression de revêtir la même solidité qu’une étude scientifique, notamment en soulignant leur reproductibilité ou la transparence des résultats. Or, évoquer une étude au lieu d’un wargame peut avoir un effet d’autorité sur le public, parfois sur les décideurs, et ainsi assigner à ses résultats une portée excessive.
Leur utilisation a-t-elle des avantages?
Ils donnent l’occasion de brainstormer et de développer de nouvelles idées. Ils permettent aussi de connecter les joueurs, de les organiser, de les préparer, d’anticiper leurs réactions face à certaines situations. Historiquement, certains wargames sont réputés avoir aidé lors de batailles réelles, par exemple le jeu prussien du Kriegsspiel censé avoir aidé les Prussiens à gagner contre les Autrichiens en 1866, le plan Schlieffen qui a préparé l’attaque de la France via la Belgique lors de la Première Guerre mondiale, ou encore l’opération Tempête du désert en Irak, en 1991. En recherche, les wargames sont principalement utilisés comme forme d’expérience dans l’objectif d’étudier les comportements des joueurs.
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La diplomatie est-elle toujours perdante en cas d’utilisation de wargames?
Certains wargames essaient de prendre en considération les options diplomatiques ou paradiplomatiques. Mais en général, elles ne sont pas présentes dans la plupart des jeux. Les raisons sont aussi dues à la difficulté de transformer la diplomatie en variable dans un jeu. C’est un concept assez difficilement quantifiable, là où le nombre de troupes l’est beaucoup plus.
Quels biais l’utilisation des wargames peut-elle favoriser chez leurs utilisateurs?
Il y a d’abord un biais d’illusion positive. On pense que nos attaques ont plus de chances de réussir qu’en réalité. Cela entraîne, dans le jeu, des actions plus agressives. L’absence de pertes réelles peut également avoir une influence sur les décisions des joueurs, les risques étant bien entendu bien moins graves que dans le monde réel. Ensuite, certains auteurs ont souligné que les wargames militarisaient leurs joueurs, en les immergeant dans des réalités où l’objectif premier était de maintenir leur sécurité et de servir des objectifs qui, le plus souvent, sont du registre du militaire.
Le contexte géopolitique actuel est-il de nature à intensifier plutôt qu’à réduire le recours à ces jeux?
Comme nous sommes confrontés à des menaces que l’on peut considérer comme plus conventionnelles, les wargames permettent de les simuler facilement. C’est plus compliqué avec des menaces de type terroriste, même s’il y a aussi des jeux qui tentent de les modéliser. Les wargames ont donc plutôt un bel avenir devant eux. Aussi parce que les décideurs, à travers eux, peuvent avancer une justification presque scientifique de leurs décisions.
Quelle recommandation formuleriez-vous à l’égard des responsables politiques?
Le wargame ne devrait pas du tout participer à la prise de décision politique. Il revêt un intérêt pour améliorer l’entraînement des troupes, pour élaborer la stratégie des militaires et, dans le chef des académiques, pour étudier le comportement des participants. Mais je ne pense pas qu’il ait sa place dans le monde de la décision politique.
(1) Jeux dangereux: l’utilisation des wargames dans les décisions politiques, par Cindy Regnier, Grip, 17 novembre 2023.
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