Pourquoi les cinq partis de l’Arizona ne sont pas si incompatibles que ça
Cinq partis sont appelés à monter dans le prochain gouvernement fédéral de Bart De Wever. Tous sont de traditions idéologiques différentes. Pourtant, ça va marcher. Voici pourquoi.
La mission de formateur de Bart De Wever va bon train cet été. Le président de la N-VA souhaite aboutir à la formation d’un gouvernement fédéral dit Arizona, aux couleurs des cinq partis qui le composeront (N-VA, MR, Vooruit, CD&V, Les Engagés) avant les élections communales d’octobre prochain. Les discussions sont parfois rudes, dans les quinze groupes de travail, et en plénière, autour des notes de bases rédigées par le formateur. Mais personne ne doute que les cinq partis arriveront à un compromis. Comment autant de traditions idéologiques si éloignées peuvent-elles être aussi certaines de s’entendre? Voici pourquoi elles peuvent être compatibles.
L’engagisme est-il compatible avec la démocratie-chrétienne?
La refondation du CdH, par Maxime Prévot, et la victoire des Engagés le 9 juin dernier sont un événement presque inédit dans l’histoire politique contemporaine, pas seulement francophone, pas seulement belge, presque européenne. Le Namurois a en effet ressuscité une démocratie chrétienne en déclin structurel à peu près partout, sauf désormais en Wallonie, et le parti-frère flamand en est un contre-exemple parfait. Les Engagés de Maxime Prévot ont abandonné encore plus franchement que leur prédécesseur du CdH la référence au christianisme et au personnalisme chrétien, et ils ont gagné les élections. Le CD&V de Sammy Mahdi a conservé les références et a perdu les élections.
On a déjà dit plusieurs fois combien le mantra engagé, «le courage de changer», n’avait, dans la doctrine, qu’impliqué de confortables renoncements à propos de sujets sur lesquels le CdH n’était pas majoritaire dans l’opinion (la liberté de vote sur l’avortement, la fin des droits de succession, le nucléaire, etc.). Mais enfin, changements il y eut. Quant à lui, le CD&V, conservateur de son étiquette chrétienne, a maintenu son conséquent conservatisme sur les questions dites de société. Pourtant, Sammy Mahdi et Maxime Prévot ont fait renouer leurs partis avant les élections.
Ils ont présenté une liste commune à Bruxelles. Et ils ont scellé leur destin gouvernemental conjoint dans les minutes qui suivirent le scrutin. Ils forment même, dans certains des quinze groupes de travail lancés par le formateur Bart De Wever, des équipes réunies. C’est donc incontestablement que l’engagisme n’est pas seulement compatible avec la démocratie-chrétienne, c’est que celui-ci est aussi soluble dans celle-ci, et vice-versa.
Cela tient à un rapport idéologique à l’Etat que partagent encore, malgré les refondations et les conservations, Engagés francophones et chrétiens-démocrates flamands. Depuis toujours, chez les uns comme chez les autres, l’Etat est subsidiaire, en ce sens qu’il ne doit s’occuper qu’en dernier ressort de satisfaire les besoins de la société, quels qu’ils soient. Mais il est aussi subsidiant, en ce sens qu’il doit financer les associations, les entreprises, ou les niveaux de pouvoir les plus à même de se charger de ces besoins sociaux. Les catholiques belges ont inventé la liberté subsidiée au XIXe siècle. Ce régime est toujours l’univers mental de leurs héritiers centristes du XXIe siècle, et ce rapport est à l’origine de l’infinie compatibilité des centristes entre eux, d’abord, mais aussi des centristes avec tous les autres, qui trouvent toujours leur compte au guichet de cette liberté subsidiée, les socialistes parce que des organisations des travailleurs s’y retrouvent, les libéraux parce que des entreprises s’y retrouvent, les nationalistes parce que leur nation peut s’y retrouver.
Le libéralisme est-il compatible avec le nationalisme?
Un autre axe fort de cette négociation arizona unit le MR de Georges-Louis Bouchez et la N-VA de Bart De Wever. C’est une évidence de court et de long terme que libéralisme et nationalisme s’associent, mais pas de moyen. Les libéraux et les nationalistes comptent en effet parmi les fondateurs théoriques et matériels de l’Etat-nation moderne, avec ses frontières intérieures et extérieures, sa séparation des pouvoirs et ses libertés civiles, contre les anciens régimes prénationaux. Mais le XXe siècle a plutôt éloigné ces deux traditions jumelles. Cet éloignement philosophique fut même brandi par Charles Michel lui-même jusqu’à 2014, lorsque le libéral wallon devait trouver des prétextes pour ne pas s’associer aux nationalistes flamands. «Un point tout à fait clair, je rejette le nationalisme, je le dis bien souvent et j’ai été le premier, à l’intérieur du MR, il y a de nombreux mois déjà, à indiquer clairement que des majorités politiques étaient possibles sans la N-VA. Le nationalisme pour moi est imbuvable parce que c’est la stigmatisation et c’est la victimisation en permanence», avait-il ainsi dit à la RTBF en 2011, et les exemples sont innombrables jusqu’à ce jour de juillet 2014 lors duquel son parti et lui décidèrent de faire cause commune avec le parti de Bart De Wever, et donc d’insister sur ce qui était buvable plutôt que ce qui ne l’était pas, soit sur une économie libérale plutôt que sur une culture nationale.
La parenthèse du moyen terme s’est depuis refermée. En phase avec une droitisation du monde à laquelle ils ont contribué, le nationalisme dit «ouvert» de Bart De Wever et le libéralisme dit «tout court» de Georges-Louis Bouchez convergent aujourd’hui vers un conservatisme partagé et sur un patriotisme des plus assumés. Quand ils ne se disputent pas sur le niveau, belge ou flamand, auquel ce patriotisme doit s’appliquer, ils sont d’accord sur tout le reste, sur l’économie qu’il faut libérer de la gauche, surtout francophone, sur la culture qu’il faut préserver de la gauche, surtout francophone, sur la mobilité qu’il faut protéger de la gauche, surtout francophone, et sur le pouvoir en général, dont il faut expulser la gauche, surtout francophone.
Le nationalisme est-il compatible avec le socialisme?
Les socialistes ont plus ou moins formellement rompu avec leur internationalisme en 1914. Ils ont forgé, dans leurs cadres nationaux respectifs, des Etats sociaux issus d’un «compromis social-démocrate» dont ils furent les promoteurs. Ils sont, dans la plupart des états plurinationaux européens (au Royaume-Uni ou en Espagne par exemple), les moins hostiles aux nationalismes périphériques. D’où vient cette impression, alors, que socialistes belges et nationalistes flamands n’auraient rien à partager, pas plus en théorie qu’en pratique? D’un fait établi: le nationalisme flamand, beaucoup plus que ses homologues, disons, catalan, basque ou écossais, se range, dans toutes ses nuances, à droite. Mais beaucoup d’indépendantistes reprochent à l’Etat social belge d’être belge plutôt que d’être social, et un argument nationaliste flamand professe même qu’un Etat social flamand serait plus social que le belge, une fois libéré de la gauche surtout francophone. Et les socialistes flamands n’ont pas manqué, dans leur histoire, de figures flamingantes. Ils se sont, dès avant la scission d’avec leurs camarades francophones en 1978, montrés plus à droite dans tous les domaines, social, économique, culturel, migratoire, que ces derniers. Leur choix, dans les années 1990, d’une ligne dite flinks, contraction de flink (dur) et de links (gauche), sous Louis Tobback, prétendument sévère sur le sécuritaire et généreuse sur le social, l’illustre. Et, tout en tenant ce cap, ils ont même effacé toute référence au socialisme de leur marque, en devenant Vooruit en 2021, sous Conner Rousseau, dont on entend, surtout tard le soir dans les cafés de sa commune, toutes les inclinations flink sans trop de links. Le voorzitter et candidat bourgmestre de Saint-Nicolas porte avec lui un crédo, qui veut que tout le monde, en Flandre, est socialiste, mais sans le savoir. Ça tombe bien, puisque Conner Rousseau veut tellement peu faire savoir qu’il est socialiste que son parti l’est de moins en moins. Son alliance stratégique avec Bart De Wever l’indique encore plus que ses saillies de binge-drinker du Pays de Waes.
Le socialisme est-il compatible avec le libéralisme?
Puisque le sévère socialisme de Conner Rousseau semble pouvoir convoler avec le nationalisme conservateur de Bart De Wever, il n’y a pas de raison qu’il ne puisse pas s’associer avec le libéralisme conservateur de Georges-Louis Bouchez. Les deux jeunes présidents voisinent par la génération et par la méthode, qui consiste à répéter sans cesse quelques revendications d’allure concrète (la relance du nucléaire ou la «Deborah premie» pour les bas salaires) qu’ils savent populaires plutôt que de tracer de grands plans théoriques sur la société de demain. Le socialisme de l’un est discret, le libéralisme de l’autre est bravache, mais les deux ont l’expression bruyante, et n’ont pour repère doctrinal que l’opportunité du moment. Sur les questions identitaires, les deux penchent du côté de ce que pense la majorité. Sur les questions socio-économiques, ils sont itou à ce diapason: c’est ainsi que Conner Rousseau est favorable à la limitation des allocations de chômage dans le temps, et que Georges-Louis Bouchez ne sera pas hostile longtemps à l’augmentation de certaines impositions sur le capital. Ils pourront se rejoindre, dans le haut ciel des idées, en se rappelant que le libéralisme social s’est peut-être éteint en Belgique, surtout francophone, mais qu’un socialisme libéral a bel et bien existé partout. Qu’ils s’en référent, s’ils en doutent, à un petit ouvrage qu’avait rédigé naguère un penseur tous-terrains, un idéologue de leurs copains, sur une philosophe américaine d’origine lituanienne, ça s’appelait «Judith Shklar ou le libéralisme des opprimés», c’était aux éditions du Bien commun, et son auteur c’était Paul Magnette. Rien de tel qu’une lecture commune pour broder sur une compatibilité d’esprit.
Les deux jeunes présidents voisinent par la génération et par la méthode.
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